VENDREDI 13 DECEMBRE 2013 à 20 H ▶ Entrée du personnel, de Manuela Frésil
Entrée du personnel,
de Manuela Frésil
France – 2011 – 59 minutes
L’abattoir est loin de tout, tout au bout de la zone industrielle.
« Au début, on pense qu’on ne va pas rester.
Mais on change seulement de poste, de service.
On veut une vie normale.
Une maison a été achetée, des enfants sont nés.
On s’obstine, on s’arc-boute.
On a mal le jour, on a mal la nuit, on a mal tout le temps.
On tient quand même, jusqu’au jour où l’on ne tient plus.
C’est les articulations qui lâchent. Les nerfs qui lâchent.
Alors l’usine vous licencie.
A moins qu’entre temps on ne soit passé chef, et que l’on impose maintenant aux autres ce que l’on ne supportait plus soi-même. Mais on peut aussi choisir de refuser cela. »
Ce film a été réalisé à partir de récits de vie de salariés et de scènes tournées dans de grands abattoirs industriels, sous la surveillance des patrons.
« Bravo la viande ! » Au fronton d’un abattoir breton, le slogan tient de la provocation quotidienne pour les centaines d’employés qui, chaque jour, y travaillent. Eux que le désossage des carcasses, la manipulation des chairs ou la mise en barquettes finissent par user jusqu’à l’os. C’est la violence des images qui, d’abord, saute aux yeux : les cadavres sanguinolents au bout des crocs, les chairs roses tressautant sur les chaînes, ces humains indifférenciés sous la blancheur clinique des blouses. Puis, c’est la parole de ces hommes et femmes de tous âges, lucide et forte, qui frappe. Recueillis anonymement (peur des représailles), lus en voix off par des comédien(ne)s, leurs témoignages rendent compte d’une totale aliénation. « La retraite, oui, on aimerait bien en profiter au moins deux ans », disent-ils.
Des entrailles de cette usine à viande, qui broient les travailleurs aussi sûrement que les bêtes, on ressort éreintés. Pourtant, ça ne dure que cinquante-neuf minutes, mais la réalisatrice nous fait ressentir, jusque dans nos muscles, les ravages du travail à la chaîne. En demandant aux volontaires de mimer le geste qu’ils doivent accomplir à leur poste, huit heures durant, elle démontre la métamorphose de l’humain en automate.
Cadences démentes, cynisme d’un management qui se fiche d’épuiser sa main-d’œuvre tant que la crise lui fournit son comptant de « chair fraîche »… Ce brûlot dénonce l’une des pires aberrations de notre temps : les progrès de la mécanisation, loin d’aider les ouvriers, les ont maintenus en enfer. — Mathilde Blottière – Télérama
Extrait du dossier de presse
Note d’intention
À l’origine de ce projet, il y a l’expérience sidérante de la visite d’un abattoir industriel, le plus grand de Bretagne. Je voulais voir l’outil, les procédures par lesquelles l’industrie agro-alimentaire qui nous nourrit, transforme les bêtes en viande. Le choc a été rude, et dans un premier temps, je n’ai vu que les bêtes. Sept heures du matin, des centaines de cochons sont serrés là, les uns contre les autres. Ils attendent sous des brumisateurs, pour être détendus. Par groupe de quinze ou vingt, ils avancent vers la machine à tuer, passant successivement de parcs en parcs, à chaque fois plus étroits. Ils arrivent trois par trois dans le couloir de contention, puis deux par deux, un par un. Au bout du parcours, une porte se lève, comme une guillotine. Le rendement est de 800 à l’heure, un toutes les quatre secondes et demi, 7 000 par jour, 1 500 000 par an. D’un coup de couteau, le saigneur tranche les carotides. Il répète ce geste 3 500 fois au cours de sa journée de travail. Les cochons devenus porcs continuent d’être agités de soubresauts nerveux et impressionnants. Le tapis avance. Plus loin, un autre ouvrier accroche chaque carcasse par la patte arrière droite à la chaîne. Les voilà entraînées dans l’usine. Plus loin, il y a les désosseurs qui retirent les os de la viande, et des ouvriers qui retirent les tendons et les dernières traces de gras, et tout au bout il y a la mise en barquettes. A chaque fois, des gestes répétés plusieurs centaines de fois par heure. Les hommes et femmes indifférenciés, recouverts des pieds à la tête d’une tenue identique, blanche, comme une armée de clones vouée au travail à la chaîne. Car un abattoir, c’est d’abord une usine. Longtemps cette évidence est restée pour moi une étrangeté. L’abattage de masse sidère, le fonctionnement de la chaîne sidère ; tout concourt à ne plus pouvoir rien penser de ce que l’on voit.
La rumeur dit que travailler là-bas, « c’est terrible ». Terrible… bien sûr, cela ne peut pas rien faire de tuer tant de bêtes. Ce « terrible » je l’attribuais au fait de donner tant de fois la mort dans la journée. Je voulais parler de ça avec ceux qui y travaillent. Mais au cours de mes visites j’étais accompagnée d’un « cadre ». Les « opérateurs » – qu’en d’autres temps, on appelait les ouvriers – rivés aux machines, ne me regardaient pas et ne semblaient même pas me voir. Alors pour pouvoir leur parler, j’ai proposé une réunion dans le local du syndicat. J’ai été étonnée : ils sont venus nombreux de plusieurs usines de la région. Des usines qui tuent des porcs, des usines qui tuent des vaches, des abattoirs de volailles. J’avais en tête mes questions de morale, mais ils m’ont répondu en me racontant leur vie au travail. Ils m’ont raconté comment le geste de tuer, dépecer, couper, désosser, répété et répété, use leur propre corps. J’étais particulièrement frappée et émue quand ils m’expliquaient les gestes qu’ils faisaient sur la chaîne de découpe, et qu’ils se prenaient comme exemple. Ils me disaient « Il faut couper le tendon là, entre ces os là… » en me montrant leur épaule, leur bras, leur dos. Ce n’était pas de la mort des bêtes dont ils me parlaient, ni de leur propre dégoût, ni de la viande. Mais de choses plus concrètes, plus précises et plus douloureuses encore : le cauchemar de leur vie à l’usine. Le travail à la chaîne rend malade. Ce n’est certes pas une spécificité de l’industrie agro-alimentaire. Mais à l’abattoir, c’est un fait avéré, les ouvriers tombent malade plus souvent et plus rapidement. Les corps des animaux sont démembrés par la chaîne de production ; celui des hommes aussi. Les ouvriers souffrent de là où l’on coupe les bêtes. Et c’est pour parler de cette violence qu’ils étaient venus me rencontrer. Une femme n’arrêtait pas de pleurer. Elle parlait de la bosse de « calcaire » qui s’était formée sur son épaule et de sa main qu’elle ne pouvait plus serrer. Elle parlait de son licenciement et de son invalidité. Elle parlait de son désespoir, elle disait : « je sais que je ne peux plus travailler mais je n’arrive pas à accepter que je ne pourrai plus jamais travailler, alors qu’il me manque encore 20 ans à travailler ». Elle avait 40 ans et en paraissait 60.
Assis en face de Rozenn, il y avait Yves. Il regardait Rozenn pleurer. Il disait : « l’abattoir maintenant c’est le bout. C’est là où on va lorsqu’on ne peut plus travailler ailleurs. On ne peut pas imaginer comment travailler, ça pourrait être pire… » Les ouvriers avaient accepté que je les enregistre, mais exigé que leurs témoignages restent anonymes, par peur des représailles. Le récit de leur vie au travail était bouleversant, troublant, insoupçonné. Souvent ils me disaient que la mort des bêtes ne leur faisait plus rien, qu’ils s’y étaient habitués. Mais je les entendais aussi parler de leurs cauchemars, des images qui revenaient après le travail, pendant leur sommeil, comme si la mort des bêtes les rattrapait… Mais au-delà des histoires et des situations individuelles se dessinait une issue tragique, un destin commun : tous ces ouvriers étaient, ou finiraient, usés. Usés jusqu’à l’os. Je suis allée dans d’autres usines où j’ai fait d’autres entretiens. À chaque fois, j’ai été touchée par la précision des mots, des phrases, des expressions que les gens employaient : leur corps était aliéné par la chaîne, par la répétition des gestes, mais leur parole exprimait la conscience de cette aliénation. Ils pensaient leur condition et dans la brutalité de la situation qu’ils décrivaient, il n’y avait plus rien d’humain que cette parole-là, seul signe tangible de leur résistance… Au-delà du vertige que produit le lieu de l’abattoir, l’enjeu central de ce fi lm, est bien la question du travail. Pour en rendre compte il faut mettre en rapport la chaîne, ce qu’on en voit, ce qu’on peut en fi lmer, avec cette parole des ouvriers. Le fi lm se construit autour de ces deux pôles. D’un côté, la rationalité et la modernité de l’usine à viande, le trouble produit par ce mode de transformation du vivant en matière inerte et consommable ; et de l’autre, le récit par les ouvriers de ce travail qui les détruit.
Les projections en entrée libre – dans la limite des places disponibles – se déroulent à Paris, dans le 2e arrondissement, près de la rue Montorgueil :
Salle Jean Dame, Centre sportif Jean Dame17 rue Léopold BellanMetro : Sentier (L3) ou Les Halles