JEUDI 27 FEVRIER 2014 à 20 H ▶ Le sommeil d’or, de Davy Chou
Le sommeil d’or,
de Davy Chou
France/Cambodge – 2012 – 1h45′
Le cinéma cambodgien, né en 1960, a vu son irrésistible ascension stoppée brutalement en 1975 par l’arrivée au pouvoir des Khmers Rouges. La plupart des films ont disparu, les acteurs été tués et les salles de cinéma été transformées en restaurants ou karaokés. Le sommeil d’or filme la parole de quelques survivants et tente de réveiller l’esprit de ce cinéma oublié.
« A l’image de la première séquence, Le Sommeil d’or fait un travelling arrière sur le passé. Un travelling saccadé, langoureux et élégant sur l’histoire d’un peuple, les Cambodgiens, et de leur cinématographie disparue – ou plutôt tragiquement effacée par la dictature khmère. A ce stade, vous avez la sensation que ce documentaire est triste, vous croyez qu’il s’agit d’un énième film sur les ravages du régime des khmers rouges, mais que nenni. Le Sommeil d’or transpire d’une joie rare et délicieuse : celle du ressouvenir. Les différents intervenants du film (acteurs, réalisateurs et techniciens de l’âge d’or du cinéma cambodgien) ne se racontent pas, ils se retrouvent ; certains, comme le cinéaste Li Bun Yim (Ô combien saisissant), vont jusqu’à se remettre en scène, jusqu’à réinvestir ce qu’il reste des lieux de leur gloire passée.
En cela, Le Sommeil d’or est bien plus un film sur l’humanité en l’homme que sur le cinéma cambodgien. C’est cette humanité que le réalisateur, Davy Chou, part trouver, en interrogeant au Cambodge aujourd’hui, ceux qui ont participé de près ou de loin à cette industrie éteinte, mais aussi les cinéphiles qui comme lui cherchent à en collecter les traces, à la réinventer. Le réalisateur est presque ici un archéologue : il n’hésite pas à creuser au plus profond des êtres et des lieux pour trouver quelque trace enfouie, quelque signe, quelque soupir. » (…) Dorothée Lachaud – Le Blog documentaire
Dossier de presse
L’ORIGINE DU PROJET
Enfant, on m’avait dit que mon grand-père, que je n’ai jamais connu, était producteur de cinéma au Cambodge. Je n’avais pas cherché à en savoir plus et tout cela est longtemps resté très vague pour moi. Ce n’est qu’après avoir moi-même commencé à faire des films que j’ai un jour demandé à ma tante (qu’on voit au début du film) de me raconter l’histoire de ce grand-père. J’ai alors appris qu’il avait été l’un des principaux acteurs d’une histoire dont je n’avais jamais entendu parler : la naissance tardive puis l’explosion du cinéma cambodgien dans les années 60 et la première moitié des années 70. Près de 400 films produits avec un enthousiasme extraordinaire par des cinéastes et acteurs qui faisaient leurs premiers pas, inventant un cinéma de légendes et de romances, et rencontrant un gigantesque succès populaire. J’ai immédiatement eu l’idée de faire un film racontant cette histoire inconnue, avec l’excitation de celui qui vient de découvrir un monde secret, merveilleux et englouti. Il y avait aussi une espèce d’urgence : cette histoire est vieille de quarante ans, et ceux qui peuvent en témoigner ont aujourd’hui près de soixante-dix ans. Comme rien n’avait été fait, écrit ou dit à ce sujet, il fallait faire ce film avant qu’il ne soit « trop tard », que les souvenirs s’évanouissent et que les personnes disparaissent.
LES RECHERCHES
L’histoire de cette cinématographie circule un peu entre les différentes générations cambodgiennes. Cela fait partie d’un folklore car ces films appartiennent à l’imaginaire collectif khmer et aux références culturelles de nos parents. Certaines personnes de ma génération, issues elles-mêmes de l’émigration cambodgienne des années 1970-1980, connaissaient donc l’existence de cette cinématographie, sans jamais en avoir vu les films. Personnellement je n’ai pas été élevé dans ce folklore. Mon premier travail a donc été de rattraper ce retard. N’ayant à l’époque jamais mis les pieds au Cambodge, j’ai commencé depuis Paris à chercher de la documentation et surtout des films : en vain. Lors de mon premier voyage au Cambodge, en 2008, je n’ai pas trouvé de films non plus, que ce soit aux archives nationales ou sur les marchés. Juste quelques pages dans un livre sur l’art au Cambodge dans les années 60. Puis, j’ai découvert qu’une poignée de passionnés, pour beaucoup des Cambodgiens exilés à l’étranger qui avaient été adolescents dans les années 70, s’échangeaient sur Internet des photos et mini posters retrouvés ainsi que des chansons de films. L’un de ces passionnés avait notamment lancé un blog où il recensait tous les films khmers, par titre, année, casting…C’est sur ce blog que j’ai découvert l’existence d’une trentaine de films rescapés, numérisés à partir de VHS en très mauvais état. En 2009, je me suis installé à Phnom Penh au Cambodge. Je ne parlais pas khmer, ne connaissais pas la culture. Je m’y suis mis, et un an plus tard, nous tournions le film.
L’IMPORTANCE DU CINÉMA À L’ÉPOQUE
Même si la plupart des films ont disparu, leur souvenir reste très fort dans la mémoire des anciens spectateurs. Et pour cause : le Cambodge respirait le cinéma dans ces années-là. Phnom Penh seule comptait 30 cinémas, c’était la naissance des premières stars locales, les gens s’émerveillaient de voir des effets spéciaux pas très éloignés de ce que faisait George Méliès au début du siècle… De 1970 à 1975, une guerre civile oppose les soldats du Général Lon Nol, soutenu par les Américains, et les révolutionnaires Khmers Rouges, qui s’approchent progressivement de Phnom Penh en gagnant une à une les provinces du pays. Les routes étant coupées et les bombardements quotidiens, la seule source de distraction et d’évasion pour les habitants de Phnom Penh était le cinéma. On voit bien d’ailleurs que la productivité double en 1973 et 1974. Ce rapport très fort, presque salvateur, avec le cinéma explique sans doute que l’un des cinéphiles puisse affirmer qu’il a oublié le visage de ses parents mais pas celui des acteurs. De fait, en détruisant ce cinéma et ceux qui l’ont créé, les Khmers Rouges ont volé à leur peuple leurs rêves d’enfants les plus précieux. Ce que les gens ont perdu, c’est la matière même de leurs souvenirs de jeunesse.
HISTOIRE ET CINÉMA
La tentation de l’historien existe forcément avec ce type de sujet. Mais ce n’était pas la bonne direction à prendre, premièrement parce que ce n’est pas possible, et deuxièmement parce que ce n’est pas mon métier. Mais évidemment quand on s’intéresse à une histoire qui a perdu ses preuves matérielles, qui n’a pas de documentation ambitieuse, on se sent presque investi d’un devoir d’exhaustivité, d’exactitude par rapport au respect de la mémoire. Sauf que cette exhaustivité ne peut pas être l’objet d’un film : je ne crois pas qu’une oeuvre ait vocation à supplanter des recherches historiques. Je voulais plutôt atteindre une vérité qui serait de l’ordre du sentiment, du ressenti de ce qu’a pu être le cinéma cambodgien et de ce qu’il a représenté pour les personnes que j’interroge. Après, cette approche sentimentale et antihistorique ne veut pas dire que le film peut tout se permettre, y compris être déconnecté de la réalité.
RACONTER UN CINÉMA SANS IMAGE
De manière générale, la jeune génération cambodgienne ne sait pas à quoi ressemble un film cambodgien des années 60. J’ai compris alors que ce qu’il reste de cette histoire était moins dans les images, quelle que soit leur nature (photos, extraits d’oeuvres), que dans la mémoire de leurs spectateurs et des artistes qui avaient contribué à leur création. Il fallait donc faire parler cette mémoire en la mettant en scène. Le défi formel au départ était le suivant : comment raconter l’histoire d’un cinéma dont les films ont disparu ? Sous-entendu : quoi filmer ? Mais très vite, la question s’est déplacée en ces termes : ces films disparus survivent-ils dans le présent, et si oui, sous quelle forme ? C’est alors que j’ai découvert que ce cinéma, tel un fantôme, irrigue toujours toutes les strates de la société, de la mémoire des Anciens à la culture populaire contemporaine. La mise en scène, et notamment le travail de l’image et du son, devait donc répondre à un seul impératif : comment faire voir ces films, au delà de leur absence physique ? Dans chaque séquence, nous avons essayé de déployer une nouvelle stratégie d’approche de ce centre absent : par le récit oral, la bande sonore d’une annonce radio retrouvée, l’utilisation de bouts de posters, l’exploration d’une ancienne salle de cinéma, la reproduction d’un effet spécial… Je n’ai pas souhaité montrer des extraits de films rescapés, à l’exception de la scène finale, pour au moins deux raisons : d’abord par fidélité à la situation réelle du Cambodge quand j’y suis arrivé, soit l’absence totale de films, que les Anciens n’avaient pas revus depuis 40 ans et dont les plus jeunes avaient vaguement entendu parler. Ces 30 films ne circulaient qu’au sein d’une petite communauté de fans sur Internet, et par ailleurs, j’avais le sentiment que dans un environnement où l’image est devenueun dû, accessible en un coup de clic,montrer trop vite un extrait de film cambodgien à quelqu’un qui n’en a jamais entendu parler ne serait que lui donner une image de plus au milieu de la multitude qu’il consomme chaque jour. Alors que notre projet est opposé : comment redonner de la valeur à une image disparue et oubliée ?
LE TRAVAIL AVEC LES SURVIVANTS
Je les ai rencontrés assez rapidement après mon arrivée au Cambodge. Ils connaissaient tous très bien mon grand-père et cela nous a vite rapprochés. Les convaincre de faire le film ne fut pas facile. Normal, ils me voyaient comme un jeune français qui n’avait jamais vu un seul film khmer, ce en quoi ils n’avaient pas tort ! Et puis certains d’entre eux ne comprenaient pas bien pourquoi je voulais tant déterrer cette histoire ancienne. On s’est beaucoup vus pendant un an, ils ont fini par me faire confiance… L’idée d’entretiens filmés de la plus simple des façons m’est apparue à la lecture d’une interview de Jia Zhangke, à l’époque de « 24 City ». Il disait avoir fait le tour de l’errance mutique post-antonionienne, et se demandait si la modernité ne se trouvait pas aujourd’hui dans le retour à cette forme jugée pourtant académique : le recueil de la parole dans des entretiens filmés frontalement. Ça me semblait terriblement pertinent et en harmonie avec le défi qui se présentait à moi : faire advenir une parole longtemps tue, parfois délivrée pour la première fois (c’est le cas pour le cinéaste Ly You Sreang). De plus j’aime ce ton « je vais vous raconter une histoire » qu’ils prennent au début du film, ça colle avec le désir de récits qui parcourt le cinéma de cette période. Il fallait donc leur laisser de l’espace. L’enjeu était de ne surtout pas en faire de simples porte-voix mais de créer de vrais personnages, qu’on apprend à aimer. D’où l’importance accordée à leurs séquences d’introduction, où ils sont presque traités comme des personnages de fiction. Je voulais les magnifier, pas pour grossir le trait, mais parce que c’est comme ça que je les vois : des personnages magnifiques et des héros de leur temps.
LA RECRÉATION D’UNE MÉMOIRE COLLECTIVE
Ce qui m’a passionné est la circulation de la mémoire, sa capacité extraordinaire à persister. Comment par exemple un jeune qui n’a jamais vu de film de l’époque porte pourtant en lui le souvenir de ces films, par le récit que lui en faisait sa mère quand il était enfant. Ou la mémoire des lieux. Avec ces signes fantastiques dont il est dur de croire qu’il ne s’agisse que d’une coïncidence, comme ces rayons de lumière qui transpercent le cinéma Hemakcheat devenu squat géant, comme 40 ans auparavant la lumière du projecteur transperçait la même obscurité. Chaque jour nous nous posions la même question : qu’est-ce qui, dans ce que nous voyons aujourd’hui, pourrait faire signe d’une irradiation du passé ? Et cettemémoire qui circule, elle se reconstruit également de façon collective : les discussions entre anciens spectateurs, qui hésitent, se trompent, s’entraident à retrouver une scène, montrent bien que la mémoire est un processus collectif et une forme vivante. Peut-être suis-je idéaliste,mais cette vitalité inaliénable est à mes yeux une victoire, qui vient contredire la volonté de destruction des Khmers Rouges. Et affirmer du même coup que la culture populaire est un élément essentiel de l’histoire collective d’une nation.
LA MUSIQUE
Si presque tous les films ont disparu, il reste beaucoup de chansons tirées des films, car à l’époque elles étaient déjà commercialisées en vinyles, au contraire des films, pour lesquels il n’existait qu’une copie unique. Et ces musiques de films, qui racontent une partie de l’intrigue, sont connues par la nouvelle génération, soit parce que leurs parents les écoutent toujours, soit parce que l’industrie musicale contemporaine ne se prive pas pour les piller et en faire des remakes qui deviennent les nouveaux tubes à la mode. Je trouve ça incroyable, parce que même si souvent la généalogie des chansons est inconnue pour celui qui l’écoute en 2012, ça reste une réminiscence de ces films, une façon pour eux de survivre, sous une autre forme, et de continuer à irriguer l’inconscient de la jeunesse du pays. Il était donc indispensable que la musique joue un rôle important dans le film. Mais plutôt que d’accumuler les morceaux, nous avons préféré en choisir quelques uns et de prendre davantage le temps de voyager avec eux, afin de faire résonner à nouveau les lieux de cinéma aujourd’hui transfigurés.
LA JEUNESSE
La jeunesse cambodgienne est très présente – même si ça reste une présence impressionniste – car je ne voulais surtout pas que le film ne soit que nostalgique, ni complaisant avec la poétique du monde disparu. Encore une fois, l’idée est de faire renaître les films à partir du présent, de se demander de quelle manière ils font toujours partie de notre quotidien. Les jeunes que nous voyons refaire la scène du film perdu « L’Etang Sacré » font partie d’un groupe d’artistes et d’étudiants qui s’est créé après un atelier vidéo que j’ai mené à mon arrivée au Cambodge. Je leur ai demandé de retourner cette scène sur la base du récit de son réalisateur, Ly You Sreang. Il ne s’agissait pas tant de montrer qu’une relève existe, que de proposer une mise en situation, où l’enjeu serait l’observation des écarts et des rapprochements entre les gestes du passé et leur reproduction aujourd’hui. Comment une parole se transforme en acte et comment cet acte vient soulever notre imaginaire. Et puis c’est une façon de réactiver le présent. L’horizon du film est finalement là : il y a eu quelque chose de brisé d’une génération à l’autre, une transmission qui ne s’est pas opérée. Il s’agit donc d’essayer de reconstruire un pont ; de faire renaître un raccord qui n’aurait jamais dû disparaître.
Les projections en entrée libre – dans la limite des places disponibles – se déroulent à Paris, dans le 2e arrondissement, près de la rue Montorgueil :
Salle Jean Dame, Centre sportif Jean Dame17 rue Léopold BellanMetro : Sentier (L3) ou Les Halles