MARDI 3 MARS 2015 à 20 h ▶ Eux et moi, de Stéphane Breton
Eux et moi
de Stéphane Breton
France – 2001- 63 minutes
Pendant 7 ans, Stéphane Breton, ethnologue, a partagé, trois mois par an, la vie de la tribu Wodani des hautes terres d’Irian Jaya, en Nouvelle-Guinée. Il parle la langue de ces gens qui se promènent nus avec leur arc, qui vivent en disputant à coups de hache des jardins à la forêt, et qui ont la tête près du bonnet comme des paysans de chez nous. Il les connaît bien mais une certaine gêne subsiste entre eux. Ils semblent n’être intéressés que par sa brosse à dents, ils le prennent trop souvent pour un tiroir-caisse. Il finit par comprendre en filmant les rapports d’argent et de négociation qu’il a avec eux, que tout cela, qu’il ne voulait pas voir et dont il avait honte, est en fait ce qui les a liés à lui. Il aura fallu faire le détour par l’impureté et l’intérêt pour arriver à s’entendre.
On découvre des gens qui ne sont pas plus sauvages que nos voisins de palier. On finit par oublier qu’ils vivent si loin. On regarde avec un sourire en coin l’ethnologue et ces gens qui ne l’ont pas sifflé mettre les mains dans le cambouis d’une amitié difficile à construire.
Interview du réalisateur Stéphane Breton par Stéphane Breton
Lire cet interview est tout à fait recommandé pour votre bonne santé mentale ! En plus, il met de bonne humeur…
lui : Vous avez passé plusieurs années en Nouvelle-Guinée, dans la partie ouest de l’île qu’on appelle l’Irian Jaya, et qui est malheureusement devenue, depuis son invasion il y a une quarantaine d’années, une province indonésienne.
moi : Oui.
lui : Vous êtes parti là-bas pour faire votre métier d’ethnologue, et vous êtes revenu avec un film qui raconte vos relations avec les gens de la vallée de montagne où vous avez vécu.
moi : Oui.
lui : Ces gens ne s’attendaient pas à votre arrivée, ils ne vous connaissaient pas. Ils ont été surpris de vous voir ? Comment vous ont-ils accueilli ? Pourriez-vous nous en dire plus ?
moi : Oui.
lui : Tout à l’heure, devant la machine à café, vous m’avez dit qu’ils ont d’abord refusé que vous vous installiez chez eux. Vous avez dû les soudoyer pour qu’ils acceptent que vous montiez votre tente, et puis que vous construisiez votre maison,mais à l’écart du village, car vous faisiez peur aux femmes.
moi : Oui.
lui : Qu’est-ce que vous leur avez donné pour les amollir ? Des haches, je crois, non ?
moi : Oui.
lui : Ce face-à-face a duré plusieurs mois ? Il vous a fallu du temps pour faire partie du paysage, pour qu’on accepte de vous traiter comme un individu normal ?
moi : Oui.
lui : Le travail de l’ethnologue, ça consiste en quoi ? Vous vous installez quelque part, vous essayez d’avoir de bons rapports avec les gens, puis vous leur posez des questions, vous observez ce qui se passe ? Mais pour ça, il faut qu’on vous mette dans la confidence, qu’on n’aie pas envie de vous cacher quoi que ce soit ?
moi : Oui.
lui : Obtenir leur confiance,c’est donc la chose la plus importante ?
moi : Oui.
lui : Et puis vous ne connaissiez pas non plus leur langue, qui je crois n’est parlée que par trois ou quatre mille personnes. Comment l’avez-vous apprise ? Cela a-t-il été difficile ?
moi : Oui.
lui : Vous m’avez raconté dans le couloir que vous l’aviez apprise avec les enfants, car les adultes s’ennuyaient terriblement à vous voir baragouiner comme ça, et qu’il n’y avait ni dictionnaire ni interprète, puisqu’ils ne connaissent que leur propre langue.
moi : Oui.
lui : Vous avez donc attrapé cette langue au vol, comme un enfant. Vous avez d’abord appris à dire bonjour et merci, qui sont un seul et même mot, et puis de fil en aiguille, le reste est venu.
moi : Oui.
lui : Oui.
moi : Oui.
lui : Dans votre film, on voit des gens d’une grande pauvreté, mais on ne voit pas de misère, des gens qui vivent une vie simplifiée à l’extrême, mais qui semblent content de leur sort, et surtout, bien qu’il n’y ait pas grand chose que l’on puisse posséder, qui font preuve d’une extraordinaire cupidité.
moi : Oui.
lui : Ils ont une monnaie de coquillage, qui aussi est leur sujet de conversation principal. Ils ont une économie monétaire très sophistiquée, mais il n’y a rien à acheter dans les rayons des magasins, car il n’y a pas de magasins. Il n’y a guère quela forêt où l’on puisse se servir.
moi : Oui.
lui : Ils utilisent donc ces coquillages pour payer les fiancées et les cochons. Pour se marier il faut payer, on ne peut pas y couper ?
moi : Oui.
lui : Mais vous, là-dedans ?
moi : Oui ?
lui : Vous vouliez aider votre fils adoptif à acheter sa fiancée ? C’est lui qui vous avait appris cette langue ? Vous vous êtes efforcé de partager leurs
dettes et leurs crédits, c’était votre façon d’entrer dans leur intimité ?
moi : Oui.
lui : Votre film, pour l’essentiel, montre vos relations monétaires avec ces gens, vos négociations, vos échanges de monnaies de coquillage. Vous leur vendez de l’huile, des sabres d’abattis. Vous êtes devenu épicier pour gagner leur confiance ?
moi : Oui.
lui : On voit que vous l’êtes devenu malgré vous, que vous aviez horreur de ça, mais que vous vous êtes aperçu que vous n’aviez pas le choix, que c’était le seul moyen d’établir un contact : par le biais de l’intérêt, de la curiosité, de la richesse, de l’échange.
moi : Oui.
lui : Votre film raconte comment vous avez fabriqué la colle qui vous a permis de vivre en paix avec eux.
moi : Oui.
lui : Toute cette petite cuisine, les ethnologues n’en parlent jamais. Ils veulent nous faire croire qu’on les a appréciés pour leurs qualités personnelles, qu’ils n’ont pas eu de mal à s’intégrer dans leur village, et que tout le monde y était fort gentil. C’est ça, non ?
moi : Oui.
lui : Il y a une chose que je ne comprends pas bien : dans le film, il est dit que telle monnaie de coquillage peut payer la mâchoire d’une fiancée, telle autre son cœur. On paye la jeune fille par morceaux ? C’est ça ? Ce n’est pas très clair dans mon esprit.
moi : Non.
lui : Je regrette un peu que dans le film vous ne donniez pas plus d’explications au spectateur. Vous n’avez pas peur de le perdre ? Il ne comprend rien, il se lève et s’en va fumer une cigarette.
moi : Oui.
lui : Mes questions vous ennuient ?
moi : Oui.
lui : Pourquoi ?
moi : Parce que ce film se passe en Nouvelle-Guinée, c’est-à-dire nulle part ; nulle part, c’est-à-dire n’importe où.
lui : Oui ?
moi : Je me suis donné du mal pour effacer l’exotisme,pour ne pas montrer le décor pour faire oublier que ces gens vivent nus dans un coin perdu, et qu’il paraît impossible de les comprendre.
lui : Oui.
moi : Lorsque je suis arrivé là-bas, je ne savais rien d’eux. Pourquoi ne voulez-vous pas vous mettre dans la même situation ? Est-ce qu’il faut vraiment faire comme à la télé,où on crache le morceau tout de suite ?
lui : Oui.
moi : Ces gens-là sont vos voisins de palier. Ne vous fiez pas à leur costume sombre. Ils s’appellent Robert ou Marcel, Jeanne ou Marie. Vous entendez parfaitement ce qu’ils vous disent, il suffit de bien les regarder. Ils ont des yeux et une bouche, comme vous. Vous avez avec eux des relations normales : ils trouvent que vous posez trop de questions, et ils n’aiment pas que vous oubliiez votre poubelle devant votre porte, c’est tout. Pour le reste, ils ne vous ont pas sifflé. Ça vous dit quelque chose ?
lui : Oui.
moi : Ce sont des paysans. Le reste n’a pas d’importance. La télé veut vous faire croire qu’il existe des sauvages, des gens qui se mettent des plumes sur la tête pour des raisons incompréhensibles, mais moi, je n’ai jamais vu de sauvages. Les sauvages, ça n’existe pas. Ces gens-là fument du tabac vert, voilà tout, ce n’est pas plus compliqué que ça.
lui : Oui.
moi : Donc vous emménagez à Bourg-la-Reine, et vous avez du mal à vous entendre avec vos nouveaux voisins.
lui : Oui.
moi : Voilà.
lui : Oui.
moi : Ils ne vous saluent pas quand vous les croisez dans l’ escalier.
lui : Oui.
moi : Leurs mômes sont toujours en train de vous piquer des cigare t t e s .
lui : C’est vrai.
moi : Ils font la gueule, vous faites la gueule.
lui : Oui.
moi : Un beau jour, vous vous apercevez que la nature même de ces relations défaillantes est un drôle d’objet à regarder, un objet qu’on ne regarde jamais, car on préfère les choses propres et nettes, les choses qui marchent.
lui : Oui.moi : Alors vous décidez de prendre une petite caméra et de filmer ces relations conflictuelles. Vous vous mettez à regarder les choses qui vous déplaisent, les choses que vous évitiez de voir, comme la manière dont vous donnez deux billets de cent plus une pièce de dix, ou bien l’étincelle d’intérêt dans l’œil d’un ami, ou bien des pieds dans la boue, ou bien rien.
lui : Oui.
moi : Vous regardez ce qui vous faisait honte : votre façon de donner trop ou pas assez, votre manière d’acheter la paix sociale avec de l’argent, votre attitude parfois paternaliste , votre compréhension à contre – temps de la règle du jeu et de la valeur des choses.
lui : Oui.
moi : Vous vous apercevez que ce que vous filmez, ce sont des gens normaux. Et vous, vous entrez dans votre propre film. Vous ne gagnez pas au change.
lui : Non.
moi : Vous tournez ce film en caméra subjective. La caméra, c’est votre œil : quand ils vous regardent, ils regardent droit dans la caméra, et quand vous montrez ce film, les spectateurs ont l’impression qu’on leur parle et qu’on les regarde.
lui : Oui.
moi : Vous n’avez pas envie de montrer ces gens comme s’ils étaient des poissons rouges dans un bocal, non ?
lui : Oui.
moi : Eh bien voilà.
lui : Oui.
moi : La caméra n’obéit plus à un point de vue objectif, celui du reportage télévisé par exemple, qui veut vous faire croire qu’il suffit de montrer les choses comme si on était le bon Dieu, comme si on était un observateur transparent, attaché au ciel par un fil, et qui aurait le droit de regarder simplement parce qu’il travaille pour la télé. Au contraire, dans ce film, que vous tournez avec stupéfaction, vous faites partie du spectacle, bien qu’on ne vous voie pas, sinon votre main, à l’occasion, quand vous donnez un bifton. Ce n’est pas un film sur eux, mais sur eux et vous.
lui : Oui.
moi : Dès ce moment, comme par miracle, vous ne les emmerdez plus. Vous les acceptez enfin comme ils sont. Ils se mettent à apprécier que vous les filmiez, car pour la première fois vous ne posez plus de questions. Vos relations avec eux changent du tout au tout. Vous prenez les choses comme elles viennent, vous n’espérez plus de relations d’amitié idéale, désintéressée, authentique. Vous n’êtes donc plus déçu. Et eux, ils s’amusent beaucoup à vous voir faire. Ils deviennent drôles, ces rusés marchands de bestiaux. Ils vous font rire maintenant.
lui : Oui.
moi : Vous en apprenez autant sur vous-même que sur eux. Vous les voyez vous regardant. Et vous pouvez les filmer non pas parce qu’ils ont oublié la caméra, car ils ne l’ont pas du tout oubliée — est-ce que vous les prenez pour des imbéciles ? —, mais parce que vous avez gagné le droit de les regarder après toutes ces années passées à être l’objet de leur curiosité. C’est donnant donnant.
lui : Oui.
moi : Ce n’est donc pas un film de voyageur, ce n’est pas un film exotique, ce n’est pas un film sur les sauvages, ce n’est pas un joli film, ce n’est pas un film dépaysant, ce n’est pas un film en costumes : c’est un film moral.
lui : Oui.
moi : C’est-à-dire une comédie.
lui : Oui.
moi : C’est pour cela que les questions qu’on vous pose sur le décor, sur les anecdotes de votre aventure — et qui ? et où ? et quoi ? —, ça ne vous intéresse pas. Aucun intérêt. Tout ce qui est dit au lieu d’être montré est perdu.
lui : Oui.
moi : On va encore dire que vous êtes de mauvaise humeur, que vous avez passé trop de temps là-bas.
lui : Oui.
moi : On est bien d’accord, dans votre film, pas de Nouvelle-Guinée qui tienne ?
lui : Non.
moi : Si vous aviez eu du courage, vous l’auriez tourné chez vous, n’est-ce pas ?
lui : Oui.
moi : Alors vous dirigez la caméra vers moi, comme ça, et vous appuyez sur ce bouton, là.
lui : Oui.
moi : Allez – y, parlez.
lui : Oui.
moi : C’est votre film, n’hésitez pas.
lui : Oui.
moi : Allez-y.
lui : Mais qu’est-ce que je dois dire ?
moi : Vous avez une cigarette ?
lui : Oui.
Les projections en entrée libre – dans la limite des places disponibles – se déroulent à Paris, dans le 2e arrondissement, près de la rue Montorgueil :
Salle Jean Dame, Centre sportif Jean Dame17 rue Léopold BellanMetro : Sentier (L3) ou Les Halles