MARDI 1er MARS 2016 à 20 h ▶ Les Messagers, de Hélène Crouzillat et Laetitia Tura
Les Messagers
de Hélène Crouzillat et Laetitia Tura
France – 2014 – 70′
Du Sahara à Melilla, des témoins racontent la façon dont ils ont frôlé la mort, qui a emporté leurs compagnons de route, migrants littéralement et symboliquement engloutis dans la frontière. « Ils sont où tous les gens partis et jamais arrivés ? »
Les Messagers se poste sur la frêle limite qui sépare les migrants vivants des migrants morts. Cette focalisation sur les morts sans sépulture interroge la part fantôme de l’Europe.
DOSSIER DE PRESSE
L’origine
En 2007, nous commençons un travail photographique et sonore sur les migrants subsahariens bloqués au Maroc dans l’attente de rejoindre l’Europe. Nous appréhendons à ce moment-là la mort des migrants à travers une succession de drames médiatisés. La mort n’y apparaît que comme le résultat d’accidents inhérents aux risques du parcours.
Novembre 2008, Paris. La bourse du travail est occupée depuis de longues semaines par des travailleurs sans-papiers qui se battent pour leur régularisation. Leur lutte fait écho au travail que nous menons de l’autre côté de la méditerranée. Nous décidons de nous rendre sur place et nous rencontrons l’un des grévistes. Celui-ci nous parle de son cousin parti en aventure et dont il reste sans nouvelle. « J’ai perdu mon cousin sur la route ». La phrase résonne immédiatement avec les récits des migrants rencontrés au Maroc, « Je connais quelqu’un qui est mort sur la route ».
En entendant cette phrase partagée entre les hommes bloqués aux frontières et ceux qui sont là, près de nous, nous réalisons que les lieux des morts et des disparitions composent une véritable cartographie des parcours migratoires en dehors des passages normalisés, dans les blancs et les vides des cartes – déserts, mers et océans.
La disparition des migrants : un symptôme
Si les parcours sont abondamment documentés, la disparition des migrants n’apparaît souvent qu’en toile de fond. Elle est pourtant fondamentale dans l’expérience migratoire. Le renforcement des « dispositifs de sécurité », comme le durcissement des conditions d’entrée en Europe ont conduit ces dernières années à l’augmentation des prises de risques dans la traversée des frontières. Pour autant, la comptabilisation des morts est difficile.En 2011, 17 317 morts ont été recensées dans les médias depuis 1988 aux frontières de l’Union Européenne. Ce chiffre, établi par l’association civile Fortress Europe, est une estimation basse car il recense uniquement les décès signalés dans la presse. Au fur et à mesure de l’avancée de notre travail, nous comprenons que la disparition des migrants n’est pas uniquement due à des accidents. Certaines sont causées par des exactions commises par les autorités. Nous pressentons alors que ces événements, comme les disparitions accidentelles, révèlent en fait un symptôme : celui d’un système autorisant la disparition de migrants. L’idée d’un film prend forme : mettre en scène leur disparition.
L’histoire d’un film
Entre 2008 et 2009, chacune munie d’un appareil, appareil photo-caméra et enregistreur sonore, nous allons régulièrement au Maroc, d’Oujda à Rabat en passant par Tanger et Melilla. Nous rencontrons différents acteurs, migrants et associations principalement. Nous défrichons.
Peu à peu, nous comprenons l’émergence d’un phénomène. Il nous faut saisir ses rouages et découvrir son étendue. Le sujet pouvant nous rendre vulnérables dans un pays policier tel que le Maroc, nous enregistrons les traces de nos rencontres en prenant soin de ne pas filmer les témoins en extérieur. Et puis, nous bénéficions vraisemblablement du fait d’être une équipe féminine avec un matériel relativement discret.
A partir de ce filmage conservatoire, une question émerge : où sont les corps ? Les prémices du synopsis des Messagers se dessinent.
2010, 2011. Nous devons suspendre nos repérages, nos moyens financiers s’étant amenuisés… Entre temps, le contexte géopolitique international a considérablement changé : les Printemps arabes en Afrique du Nord attirent, avec de nouveaux projecteurs, l’attention médiatique. Certains naufrages d’embarcations dans la méditerranée sont médiatisés, des responsabilités étatiques sont pointées (avril 2011). Nous lançons un appel à souscription et rencontrons un écho au-delà de nos attentes. Le projet de film redémarre.
2012, nous reprenons le tournage.
L’inhumation : appartenir à la communauté humaine
Il est difficile de cerner les limites de ce qui constitue, ou pas, un système organisé. À partir de quels signes tangibles peut-on différencier une mise en oeuvre de disparition programmée, de disparitions résultants de négligences ? Quelle est la latitude d’un agent exécutant sur le terrain le contrôle des frontières ? À partir de quand – ou de quoi –, ne se sent-il pas dans l’obligation de porter secours à des personnes en danger ? Voire, dans le droit d’abandonner des corps ou même de mettre à mort des migrants ?
Le phénomène de la disparition des migrants est un tableau encore morcelé, une histoire qui n’est pas encore écrite. Les Messagers n’a pas vocation à écrire l’Histoire, mais propose de discerner des liens entre les récits, les données, les politiques visées au niveau international et les projets individuels de migration.
Comment ignorer que la mort et l’inhumation sont fondamentales pour nos sociétés ? Comment oublier le respect nécessaire de l’une et de l’autre quand nos légendes fondatrices ou les traditions séculaires rappellent que l’enterrement du mort est la condition sine qua non du vivant ? Des faits similaires à ceux racontés par les témoins continuent de se produire, notre film est au présent. Premiers témoins, les récits des Messagers s’immiscent dans les trous de l’Histoire et posent une pierre dans une mémoire vive, en devenir.
Mise en scène
Le dispositif filmique choisi ne saurait donner l’illusion au spectateur de partager la tragédie des migrants qui disparaissent. Nous – Européennes – ne saurions rendre visibles les disparitions en nous mettant dans les pas des migrants, en empruntant leur trajet, leurs risques ; en accourant après un naufrage. Ce serait une imposture affublée d’une ambition malsaine et matériellement difficile. Le film repose sur l’articulation de témoignages avec les lieux de disparition au Maroc et dans les eaux territoriales. Composé de photographies et de vidéo, chaque médium a une fonction spécifique. La vidéo est en premier lieu réservée à la parole des migrants, car témoignant, ils résistent à leur propre disparition. Ils sont en mouvement.
La photographie
L’image fixe raconte le monde du transit, de la mise à l’écart et la disparition dans le territoire. Elle construit l’invisibilité, et donne une image de la disparition. La disparition c’est autant l’invisibilité des faits que l’absence des corps. Il n’y a rien à voir de ces disparitions. Le regard se perd dans des paysages étonnamment calmes, dans les grandes étendues et la ligne l’horizon. Puis, on passe aux lignes dures de la barrière. Ici, le temps est en suspens, la confrontation immédiate. Des hommes sont morts et pour autant, leur corps a disparu. La fixité de l’image raconte ce qu’il nous est interdit de voir : la disparition de la disparition.
Au gré des espaces, des éléments naturels transversaux se dessinent, comme le désert et la mer. Renvoyant à un milieu naturel hostile et dangereux, ils ancrent le film dans une dimension universelle et atemporelle. Ils rappellent l’inanité des frontières, pièces rajoutées dans des espaces vastes et imposants. La mer, par ses couleurs, séduit de prime abord, elle est le lieu du possible, la dernière barrière. Puis elle se dévoile comme le lieu d’un découpage des eaux territoriales, maillé de « lignes imaginaires ». Peu à peu, elle devient une figure du danger, engloutissant les corps et les rejetant parfois sur les côtes. Hors du temps et pleinement dans l’histoire, ces paysages rendent palpables ce qui n’est pas visible : les fantômes des disparus.
Une musicalité minimale
Les paysages sont accompagnés d’une bande son élaborée comme une partition. Elle est réalisée à partir de sons du réel transformés librement: bruit de grillage de la barrière, sons sous-marins, vents du désert. La musicalité est minimale. Elle traduit de légères tensions ou produit des respirations nécessaires. Les ambiances sonores travaillent l’épaisseur des quasi silences – se taire, se terrer, s’enterrer – et jouent sur des ruptures entre absence et présence humaine. Des motifs sonores récurrents ponctuent discrètement des séquences clés du film, comme celles marquées par les lieux de disparition.
Les projections en entrée libre – dans la limite des places disponibles – se déroulent à Paris, dans le 2e arrondissement, près de la rue Montorgueil :
Salle Jean Dame, Centre sportif Jean Dame17 rue Léopold BellanMetro : Sentier (L3) ou Les Halles