VENDREDI 13 MAI 2016 à 20 h ▶ C’est quoi ce travail ? de Luc Joulé et Sébastien Jousse
C’est quoi ce travail ?
de Luc Joulé et Sébastien Jousse
France – 2015 – 100′
Ils sont au travail. Les salariés d’une usine qui produit 800.000 pièces d’automobile par jour et le compositeur Nicolas Frize dont la création musicale s’invente au cœur des ateliers. Chacun à sa manière, ils disent leur travail. Chacun à sa manière, ils posent la question : alors, c’est quoi le travail ?
Dossier de presse
Film après film, notre recherche cinématographique semble nous ramener à cette obstination de plus en plus affirmée : filmer le travail vivant. À travers cet acte de donner à regarder et écouter le travail en train de se faire – ici la production d’une usine d’emboutissage et la création musicale d’un compositeur – nous cherchons à rendre sensible une lutte, qu’individus travaillant ou aspirant à l’être, nous partageons tous. Une lutte authentique, plus ou moins consciente, qui nous pousse à toujours vouloir mettre de nous-même dans le travail. Aussi rébarbatif soit-il.
Une obstination très humaine, qui ne se résume pas à bien faire son travail ou à chercher à s’y sentir bien. Plutôt une inclination naturelle à faire les choses à notre façon, à trouver nos espaces de liberté, même dans les tâches les plus prescrites, d’investir la part de soi qui donne du sens. Au travail, au-delà d’y « gagner sa vie », nous voulons d’abord exister. Sans ce périmètre intime et « intouchable », le travail n’est plus alors qu’une coquille vide, un moyen de subsistance mortifère, un temps hors du temps, moment de vie hors de la vie. Film après film, nous constatons une organisation du travail qui nie délibérément cette part vivante. Une fiction totalitaire qui, sous couvert de rationalité et d’impératifs de production, vide le travail de sa substance véritable. Aucune catégorie professionnelle n’y échappe.
En nous focalisant sur cette lutte, nous ne cherchons pas à éluder d’autres combats. Pendant les trois années de notre séjour, nous avons beaucoup discuté avec les salariés de l’usine. Malgré leurs efforts, les concessions, les résistances, leur inquiétude est grande sur la pérennité de l’activité. Cette réalité sociale transparaît au fil des témoignages du film, mais elle n’en est pas le sujet. Pas plus que les difficultés pourtant réelles et quotidiennes de Nicolas Frize à faire vivre sa structure de création artistique. Le travail ne va pas de soi dans les usines. Pas plus que dans la musique contemporaine ou le cinéma documentaire de création. Alors pourquoi s’obstiner à filmer le travail vivant alors que sa mise à mal semble partout à l’oeuvre ? Comme Italo Calvino qui cherche « au milieu de l’enfer ce qui n’est pas l’enfer », nous pensons qu’en filmant, en disant, en écrivant, en chantant le travail vivant, en le discutant publiquement, nous le rendons, peut être, plus difficile à tuer, nous offrant même l’opportunité de le réinventer. C’est en tout cas l’occasion de se réapproprier collectivement cette part de nous-même qu’est le travail vivant et d’y trouver, parfois de manière inattendue, une culture partagée. C’est pourquoi nous voulons donner à la sortie du film dans les salles de cinéma, la dimension d’un acte culturel, le point de départ d’une rencontre, d’une nouvelle parole plurielle et commune. Une parole vivante.
Par Luc Joulé et Sébastien Jousse
Entretien avec les réalisateurs
Comment êtes-vous arrivés dans l’usine PSA de Saint-Ouen ?
Nous étions sortis de notre film précédent, Cheminots, quelque peu « touchés » intérieurement. Nous avions partagé le quotidien d’une communauté professionnelle en plein désarroi, consciente de vivre la fin d’un épisode de son histoire. Nous ne voulions pas poursuivre dans le registre du désastre. Nous ressentions le besoin de revenir à la question du travail dans sa dimension vivante, créatrice, voire émancipatrice. Nous avons été invités à participer au Ministère de la Culture à un groupe de travail sur « création artistique et monde du travail », qui a décidé de remettre ces questions sur « le devant de la scène ». La proposition nous a été faite de réfléchir à l’idée d’un film. Le compositeur Nicolas Frize participait à ce groupe et nous avons ainsi eu l’occasion de faire connaissance. Il recherchait un lieu de résidence en Seine Saint-Denis pour sa prochaine création musicale. De notre côté, l’équipe du Ministère de la culture, avec le concours de Travail et Culture à Roubaix, nous a accordé une bourse d’écriture. Nicolas Frize a accepté de nous « embarquer » dans sa résidence. Nous n’avions, à ce moment-là, pas de sujet à proprement parler. Mais plutôt le champ d’une recherche, un questionnement que nous voulions développer.
Au générique, vous écrivez le pluriel de « travail » avec un s. Alors, c’est quoi ces travails ?
Nous revendiquons cette faute d’orthographe. Le mot « travaux » a quelque chose d’incomplet. Au contraire, « travails » replace bien l’activité de chacun fort de sa singularité. Il révèle à la fois la question de l’altérité et celle de la coopération dans « le » travail. C’est pourquoi nous voulions que le générique participe aussi de la recherche du film. Cette question de l’altérité se pose suivant deux approches. D’une part, dans le dialogue des deux travails en présence et « mis en scène » cinématographiquement : qu’est-ce que le travail artistique peut dire du travail industriel ? Et réciproquement. Et d’autre part, qu’est ce que ces deux travails peuvent avoir en commun ? La démarche artistique et culturelle de Nicolas Frize, qui prend comme matière le travail, nous donnait le moyen de cristalliser la question centrale du film : où est la personne dans le travail ? Mais d’emblée, nous nous sommes également méfiés de la symbolique de l’artiste. Qu’un artiste exprime sa subjectivité et sa sensibilité dans son travail, cela va de soi. Mais un ouvrier ? Comment dépasser, si cela est possible, les impératifs de la production industrielle, les tâches à ce point standardisées que cela tient souvent de la barbarie d’une organisation aveugle, pour créer quelque chose dans son travail ? Peut-il écrire, en partie, sa propre partition ? Ainsi, le travail du compositeur questionne de manière singulière le travail de l’usine. Il ne s’agit pas pour autant de laisser croire qu’un ouvrier ou un artiste font le même travail. Faire dialoguer cinématographiquement ces deux travails est l’occasion de révéler chacun au contact de l’autre et de questionner, à partir de là, le travail en général. Le film met à jour cette nécessité impérieuse pour chacun de nous de mettre de soi dans le travail. De créer un « je » et un « nous » aussi modestes soient-ils. Rapprocher la partition du compositeur et le « standard » de l’ouvrier (la norme de fabrication d’une pièce), c’est se demander quelle marge de créativité est possible dans une activité industrielle. Cela crée ainsi l’idée d’un territoire commun aux « travails ». Le dialogue part de l’individuel pour en arriver au collectif. À ce qui nous touche tous. De « c’est quoi ce travail ? » nous glissons vers « c’est quoi le travail ? ». Au-delà, à travers ce titre : « C’est quoi ce travail ? », nous voulons mettre le spectateur dans une position de questionnement, voire d’étonnement, à l’adresse du travail. Celui de l’artiste qui, au départ, peut sembler une gageure dans l’environnement d’une usine d’emboutissage et celui du travail industriel entièrement tourné vers l’impératif de production et qui prend des accents Kafkaïens lorsqu’on l’observe à hauteur d’individu.
Le tournage a-t-il suivi chronologiquement la composition et la préparation du concert dans l’usine ?
Oui, tout à fait. D’autant que nous avions à gérer deux contraintes. Le travail du compositeur est totalement éphémère et s’invente « chemin faisant ». Nous devions être attentifs à ne rien rater des différentes étapes, même les plus anodines a priori, de la création de Nicolas Frize. Par ailleurs, il nous avait demandé que notre présence ne perturbe pas la relation qu’il souhaitait tisser avec les salariés. De leur point de vue, la création musicale devait primer. Nous avons donc choisi de tourner d’abord le travail du compositeur – depuis ses premiers pas dans l’usine jusqu’au concert – et ensuite le travail de la production industrielle. Il y avait donc ces aspects « conjoncturels ». Et aussi, plus fondamentalement, une organisation qui correspondait de toute façon à notre démarche. Il était indispensable que nous découvrions et comprenions le travail de l‘usine, que nous rencontrions les gens pour les écouter nous parler de leur travail. Nous passons beaucoup plus de temps sans caméra, en repérages et en rencontres, qu’en temps de tournage proprement dit (ici 61 journées de tournage – 27 consacrées à la création musicale et 34 au travail de l’usine – sur 3 années). Ce temps long n’est pas un luxe. Il correspond à une nécessité incontournable. Nous prenons le temps de construire notre point de vue subjectif, de trouver le sens de notre recherche, d’élaborer un récit. Nous revendiquons ce temps long (plus de deux ans) avant de tourner la première image. Il s’agit pour nous de créer avec les personnes que nous rencontrons un dialogue, une compréhension partagée de nos deux travails. Nous recherchons une véritable coopération avec les personnes. Il faut donc qu’elles comprennent ce que nous sommes, ce que nous développons avec elles. Entrés mi-2012 dans l’usine, nous avons tourné le travail des salariés entre février et avril 2014. À force d’être vus sans caméra, il arrive même qu’on nous demande si nous allons vraiment tourner un film… C’est souvent le signe que toute éventuelle méfiance ou incompréhension s’est estompée. Dès lors que nous tournons, nous sommes dans la continuité d’une relation. Chacun sait pourquoi il est filmé, même s’il ne peut imaginer dans le détail le résultat final.
Filmer un lieu de travail est un geste fort, voire transgressif. Comment a réagi la direction ?
Il faut tout d’abord préciser que PSA ne participe financièrement d’aucune façon à la production du film. Par ailleurs, que ce soit à notre arrivée, durant le tournage ou le montage, il ne nous a jamais été demandé de visionner le film avant achèvement. De notre propre initiative, nous l’avons présenté au directeur de l’usine à la fin du montage. Nous sommes très étonnés de la confiance qui nous a été accordée. Lorsque nous nous sommes présentés la première fois à François Cridlig, le directeur de l’usine, nous lui avons expliqué notre recherche et notre démarche. Nous nous sommes engagés réciproquement et moralement sur différents éléments, convenant de nous rencontrer pour faire le point à différentes étapes de notre travail. Cela s’est toujours déroulé dans un excellent climat. Nous sortions de Cheminots où la direction de la communication de l’entreprise – publique, faut-il le rappeler ? – avait cherché à empêcher le tournage du film. Ici, nous avons pu faire notre travail en toute responsabilité et en toute confiance. Cela a été extrêmement précieux.
Avez-vous dû composer avec les questions sociales du travail dans l’entreprise ?
À aucun moment, le film ne se voulait dans l’analyse de la situation sociale de PSA. Nous n’étions pas venus pour ça. Mais les portraits individuels sont finalement traversés par ce qui se passe dans l’entreprise : la fermeture de l’usine d’Aulnay-sous-Bois, le resserrement des métiers, les salaires très bas… Nous voulions que tout passe par le prisme de l’individu, à partir d’une incarnation sensible et intime des récits. Cela est venu tout seul, sans que nous insistions. Avec la force de l’instant vécu.
L’usine compte plus de 600 salariés. Comment avez-vous choisi ceux que vous avez filmés ?
Tout au long de notre coopération, nous étions très attentifs à la relation de confiance avec les personnes qui contribuent au film. Lors des repérages, nous avons passé au moins une journée avec chacune des équipes de l’usine. Nous devions comprendre le travail tel qu’il se déroule et s’organise, les différents métiers en présence, et vérifier où se jouaient les questions que nous nous posions. Ces rencontres étaient aussi l’occasion de répondre aux interrogations des salariés, sur notre relation avec Nicolas Frize ou confirmer que le groupe PSA n’avait pas versé un centime dans la production, que nous n’étions pas une équipe télé… C’est ainsi que les choses se sont précisées. Où et avec qui. À l’issue de cette étape, dans les différents services où nous avions décidé de tourner, nous avons proposé aux personnes auxquelles nous pensions de participer au tournage. Quelques-unes ont décliné notre proposition.
Chacun des travailleurs est filmé à son poste, dans ses gestes particuliers, tandis que l’on entend en off son témoignage enregistré à un autre moment. Ce dispositif était-il établi dès le début ?
Il était posé dès l’écriture du film. C’est au montage de Cheminots, dont nous avions aussi filmé les entretiens, que ce dispositif nous est apparu. Montrer en images le travail à l’oeuvre et donner à entendre l’oeuvre intime du travail. Nous savions que le tournage s’organiserait ainsi. D’abord filmer la personne au travail. Puis, dans la foulée, si possible dès le lendemain, réaliser un entretien audio individuel d’une heure environ. L’entretien était filmé si la personne voulait le conserver à titre personnel ; nous lui remettions alors l’entretien filmé dans son intégralité. Chaque entretien était réalisé sur le lieu de travail, dans un bureau mis à notre disposition et suffisamment protégé du bruit de l’atelier. En accord avec la direction, les entretiens se déroulaient sur le temps de travail. Cela était très important pour nous, vis-à-vis des ouvriers, de ne pas avoir à leur demander de temps supplémentaire dans l’usine.
Plus largement, la question sonore est l’un des enjeux, esthétiques et techniques, du film. Comment la parole, l’expression de l’individu, résiste-t-elle à un environnement sonore aussi hostile ?
C’était un défi pour notre ingénieur du son Arnaud Devillers de saisir les échanges des ouvriers dans un vacarme assourdissant. Dans une prise de son « large », aucune voix ne se détache. Il fallait donc reconstruire toute une perspective sonore et traiter de manière distincte chacun des sons (l’usine, le poste de travail, la personne, les échanges avec les collègues…). Les voix posées des témoignages off contrastent avec ce bruit. Par cette opposition, nous donnons à entendre cette lutte entre l’intériorité humaine et l’environnement sonore d’une usine qui semble vouloir faire taire tout le monde. De même que visuellement, le film met en tension le côté répétitif du travail et la complexité pour l’humain d’y trouver sa place. Il y a aussi cet effet un peu « foetal » de semi-silence que procurent les bouchons d’oreille, obligatoires dans l’atelier. Nous avons voulu traduire cinématographiquement, au son, un moment de repli sur soi, donner à entendre l’espace de l’intime.
Comment êtes-vous parvenus au degré d’intimité qui s’entend dans les témoignages ?
Ces échanges se tiennent dans la continuité d’un dialogue entamé depuis un long moment. Chaque entretien durait environ une heure. Le montage de quelques minutes densifie cette parole. Il nous semble que cela a constitué une réelle expérience « culturelle » pour chaque personne. Beaucoup sortaient en nous confiant n’avoir jamais parlé ainsi de son travail, n’avoir jamais eu à répondre à de telles questions. On commençait donc souvent par une question « banale » comme « Quel est votre métier ? », pour amener ensuite la personne à réfléchir sur la relation intime qu’elle entretient avec son travail, sur ce qu’elle invente, ou pas, et quelle résonance profonde cela entraîne sur sa manière d’être et de faire… Ces entretiens prenaient souvent un tour singulier. Poser un regard sensible sur les travails de ces personnes atteste de leur réalité et les incite à y réfléchir avec nous. Cela peut sembler une évidence. Mais la réaction sincère des quelques personnes de la direction qui ont vu le film – qui nous disent avoir découvert une « humanité » et une parole insoupçonnées – en dit long sur l’incapacité à voir et entendre cette réalité au quotidien.
La série de portraits n’empêche pas un mouvement d’ensemble du film. En crescendo, presque de manière symphonique, il y a une montée du mouvement jusqu’à l’ouverture des portes de l’usine pour le concert et la tournée finale du salarié qui salue ses collègues.
Ce mouvement d’ensemble est délibéré. Il s’appuie, certes, sur la chronologie du travail du compositeur. Mais le travail de l’usine s’organise autour d’autres principes. À la fois plus nombreux et plus diffus. La structure se veut musicale, avec des moments forts et faibles, durs et légers, pour restituer toute la complexité du travail. Même dans les tâches les plus ingrates, réduites à une simple exécution mécanique, l’individu cherche à s’investir. La montée en puissance est assez écrite et suit un fil : la place de la personne dans le travail. Au début, le tourneur, Abdelaziz, s’exprime à travers son savoir-faire technique. Mais peu à peu, on en arrive à des métiers de pure exécution, avec un savoir-faire très réduit. Quelles marges de manoeuvre, d’expression à ces endroits-là ? Où se nichent toutes ces « ruses » et ces « astuces » pour exister ou simplement survivre ? S’échapper par la pensée… Faire de l’avance et s’autoriser une pause clandestine… Même si c’est pour le fuir, y résister, il est nécessaire que chacun puisse créer quelque chose dans son travail.
Deux salariés font état d’une souffrance – physique pour l’une, psychique pour l’autre – qui rappelle le désespoir perceptible dans Cheminots.
En tentant de parler de l’intime de la personne dans son travail, en révélant cette nécessité de créer quelque chose de soi dans le cadre d’un travail très standardisé, très contraint par les impératifs de production, il était évident que nous allions rencontrer cette souffrance. Les différents témoignages l’expriment à chaque fois de manière très singulière. Pour certains directement ; pour d’autres on la devine en creux. Sur cette question, le film opère une progression. Une fois posée la question de la création dans le travail, on glisse vers le constat d’une difficulté, puis d’une impossibilité d’exprimer quelque chose de soi. C’est à ce moment que l’expression de la souffrance est la plus directe. La personne ne trouve aucune échappatoire, aucune contrepartie. Elle est « nue » face à la cadence, au standard. Puis apparaissent des modes de « résistance » : des coopérations, faire pousser des plantes, rêver ou, au contraire, se concentrer à l’extrême pour supporter l’isolement. Jusqu’à des réflexes de fuite. Le film amène à cette question : lorsque le travail ne laisse plus aucune place de création à la personne, le travail ne devient-il pas inacceptable ? La confidence d’Antoine à la fin du film est essentielle. Il explique que son professionnalisme et sa maîtrise lui permettent d’aller plus vite, de dépasser le temps de la production pour prendre le temps de lire, d’échanger avec ses collègues. Et même de sortir de l’usine pour prendre un café pendant que sa machine tourne. Il exprime une résistance active, pensée comme une stratégie de survie. Antoine, même s’il en perçoit les limites, retrouve de la liberté de création dans son travail : il l’aménage à sa façon.
La progression vers une ouverture, une forme d’évasion, ne recompose-t-elle pas a posteriori une « sortie » du désespoir par la seule vertu du montage ?
Au cours du montage, une inquiétude nous a occupés. Ce lieu qui nous avait « agressé » les oreilles et le corps tout entier, que l’on avait trouvé éprouvant et hostile, ne risquait-il pas de s’adoucir à travers l’humanité des témoignages dans une ode joyeuse au travail en usine ? Nous avons été très attentifs à cette « dialectique » du lieu : sa réalité violente et son tissu d’humanité. Le film montre simplement que, même dans des situations désespérées, l’humain cherche à exister, à revendiquer son droit à une forme de liberté, de créativité. C’est un socle commun à tout travail à partir duquel il y a quelque chose à défendre et revendiquer collectivement. Antoine, qui sort pour boire un café, insiste sur une dimension importante de l’usine en lien avec la société : elle est en centre-ville. Cette porosité entre l’usine et la ville résonne plus largement sur le plan politique. Reléguer les usines dans les marges invisibles et inaccessibles de la cité, c’est poser une chape sur le travail. Cet « effacement » facilite l’assujettissement, et donc les souffrances. La question du travail est au coeur de la cité et doit s’affirmer comme une question politique et vivante.
Vous consacrez une partie de la fin du film au concert Intimité qui se déroule dans l’usine, mais l’oeuvre est assez peu donnée à voir et à entendre.
Notre but n’était pas de documenter le travail d’un compositeur. Tout comme d’ailleurs, nous ne documentons pas le travail de cette unité industrielle. Le film ne cherche pas à expliquer, par le menu, à quoi servent les pièces produites. La démarche de Nicolas Frize est justement fondée sur l’activité, pas sur ce qu’elle produit – c’est d’ailleurs pour cela que ses concerts ne font jamais l’objet d’une captation. Ils constituent un moment de rencontre et de partage, dans un lieu donné, à un moment donné. C’est pourquoi nous avons filmé ce public durant le concert et très peu la scène, les musiciens, le choeur. Nous nous sommes surtout intéressés au phénomène culturel de la représentation permettant au public d’entrer dans l’usine. C’est l’image de la société tout entière qui réinvestit le périmètre et la question du travail.
Le film est très attentif aux visages et aux regards des spectateurs qui viennent l’écouter.
L’aboutissement du travail de Nicolas Frize, c’est le moment du travail du spectateur. Ce moment où, après le temps du travail de l’interprète, l’oeuvre se décompose et se recompose avant de disparaître. Nous avions décidé d’aborder cinématographiquement ainsi le concert. Loin, il est vrai, d’une captation classique, télévisuelle. Cette position correspond à notre démarche de cinéastes. Nous voulions interroger les visages de ce public mis face à un travail dont il ignore tout. Que savons-nous finalement de la réalité charnelle de nos « travails » respectifs ? En se posant cette question, la réalité physique quotidienne du travail apparaît comme un des espaces les plus secrets, les plus jalousement gardés de notre société. Une des grandes forces du travail de Nicolas Frize est de proposer, à partir d’une création artistique, des moments d’ouverture et de partage sur les lieux mêmes du travail.
Questionner le travail est un travail collectif ?
Exactement. Il est important pour nous que le « c’est quoi ? » du titre fasse état d’une recherche, et que le spectateur du film, à l’image de celui du concert, puisse lui-même s’engager sur cette voie et vivre cette recherche. C’est dans ce même sens que nous sommes très attentifs à la sortie du film. Pour faire que le temps de l’exploitation commerciale soit aussi, et peut-être avant tout, un temps de diffusion culturelle. Une fois le film fait, il n’est pas question pour nous de le «jeter » comme ça dans les tuyaux. La diffusion fait partie de notre activité. La sortie du film n’est pas le mot de la fin mais le début d’une discussion au travers des débats qui suivent les projections. Il est également nécessaire de prendre ce temps-là. Le temps de création est au coeur du questionnement du film et plus largement nous semble au coeur des tensions de la production et de l’exploitation cinématographiques… Prendre le temps est un principe que nous appliquons à notre propre travail. Nous avons fait le choix d’avoir le temps d’écrire, d’avoir le temps de tourner, d’avoir le temps de monter et de post-produire. Il s’agit de ménager toutes les étapes de la fabrication d’un film, de prendre soin de tous ces travails. Il s’agit aussi d’avoir le temps de partager notre travail une fois achevé. Nous avons trouvé avec Thomas Ordonneau et toute l’équipe de Shellac (production et distribution) une attention précieuse et un espace pour pouvoir expérimenter cette manière de faire jusqu’à la projection en salle. Nous avions fait ce constat en accompagnant Cheminots dans les salles pendant plusieurs mois : la diffusion est un transport en commun à partager. Sinon l’oeuvre seule ne vaut rien.
Propos recueillis par Charlotte Garson à Paris en mai 2015.
Les projections en entrée libre – dans la limite des places disponibles – se déroulent à Paris, dans le 2e arrondissement, près de la rue Montorgueil :
Salle Jean Dame, Centre sportif Jean Dame17 rue Léopold BellanMetro : Sentier (L3) ou Les Halles