MERCREDI 7 DECEMBRE 2016 à 20 h ▶ deux films d’Alice Diop
Vers la tendresse
La Mort de Danton
de Alice Diop
Vers la tendresse
France | 2015 | 39 minutes
Ce film est une exploration intime du territoire masculin d’une cité de banlieue. En suivant l’errance d’une bande de jeunes hommes, nous arpentons un univers où les corps féminins ne sont plus que des silhouettes fantomatiques et virtuelles. Les déambulations des personnages nous mènent à l’intérieur de lieux quotidiens (salle de sport, hall d’immeuble, parking d’un centre commercial, appartement squatté) où nous traquerons la mise en scène de leur virilité ; tandis qu’en off des récits intimes dévoilent sans fard la part insoupçonnée de leurs histoires et de leurs personnalités
Selon les mots de la cinéaste recueillis par TV5 Monde, Vers la tendresse relève d’une « mise en scène de voix-off », qui interroge aussi bien la représentation de la masculinité au cinéma que le régime de croyance du spectateur (les personnes filmées ne sont pas forcément celles qui parlent). En s’aventurant avec tact sur le terrain de l’intime, Alice Diop tutoie également des problématiques plus universelles ayant trait à la place que l’on occupe dans la société. Qu’est-ce que la normalité ? La marginalité ? Quel poids de l’éducation dans notre rapport au monde, et aux autres ? Vers la tendresse embrasse tout cela à la fois, et bien plus encore, grâce à un subtil travail narratif et figuratif sur ces ces voix que l’on entend si peu, et que la réalisatrice a brillamment réussi à mettre en images.
« Avec une infime délicatesse, avec une élégance rare mêlée à la force de paroles crues et violentes, le film d’Alice Diop nous conduit « vers la tendresse ». Ce documentaire, né d’un atelier sur l’amour mené par la réalisatrice et dont elle a enregistré les témoignages, parvient à faire entendre pleinement la dureté, la difficulté des relations amoureuses chez des jeunes ayant grandi dans les banlieues. L’habile réalisation des images, parfaitement montées avec les conversations recueillies, donne corps à une histoire aussi brute que poétique. » Fanny Belvisi
« Ce sont des voix, tantôt résignées, tantôt nerveuses, souvent endolories, posées sur des visages jeunes et anonymes, qui nous racontent la douleur d’aimer dans une France contemporaine traversée par la violence des carcans et des tabous. L’intimité inouïe des témoignages recueillis, et l’intelligence du dispositif de mise en scène par lequel il nous sont transmis, font de Vers la tendresse un film qui marque. Et d’Alice Diop une cinéaste qui, d’œuvres en œuvres, s’affirme toujours davantage comme une figure incontournable du cinéma documentaire hexagonal. » Benjamin Chevallier
« Des paroles brutes, percutantes et choquantes mais aussi tendres et émouvantes : Alice Diop recueille ici les mots tels des trésors qui donnent à penser, éclairent et désarçonnent. La réalisatrice n’est pas présente à l’image, et à peine au son, mais on perçoit très bien son écoute bienveillante. La narration suit une trajectoire de l’ombre à la lumière, de l’interdit d’aimer vers une tendresse possible puisque le film se termine sur un jeune couple amoureux et complice. » Marie Baget
La mort de Danton
2011 – 64 minutes
Steve, grand gaillard noir de 25 ans, décide subitement de changer de vie. À l’insu de ses copains de la cité des 3 000 d’Aulnay-sous-bois, il entame une formation d’acteur au Cours Simon, une école de théâtre parmi les plus prestigieuses en France. Chaque jour, il rejoint en RER l’univers doré des enfants bien nés de Paris. Bien plus qu’un voyage social, c’est un parcours initiatique qu’il entame dès lors, en tentant de faire de ce rêve d’acteur une entreprise de reconstruction.
Entretien sur le site Africultures d’Olivier Barlet avec Alice Diop à propos de La Mort de Danton
Née en France dans une famille sénégalaise, Alice Diop a étudié les rapports entre cinéma et société avant de réaliser des documentaires. La Tour du monde propose un autre regard sur un quartier de la banlieue nord de Paris où elle a grandi à travers le portrait de familles immigrées, Clichy pour l’exemple cherche les raisons de la colère des banlieues en 2005, Les Sénégalaises et la Sénégauloise se confronte aux femmes de sa famille d’origine à Dakar et tout récemment La Mort de Danton montre le courageux parcours et les doutes de Steve, un grand gaillard noir d’une cité de la Seine St Denis qui suit durant trois ans, à Paris, des cours de théâtre.
La Mort de Danton est sélectionné dans nombre de festivals et remporte des prix, notamment le prix des bibliothèques au prestigieux Cinéma du Réel [en 2011, NDLR]. À quoi attribuez-vous ce succès ?
Sans faire preuve de fausse modestie, je pense que c’est un peu exagéré de parler de succès. Mais c’est vrai que j’ai été ravie de l’accueil du film et notamment de ce prix au Cinéma du Réel, qui est arrivé très vite après la fin du montage. Je pense que beaucoup de gens s’identifient au parcours de Steve, à sa soif d’émancipation, à son désir de s’inventer une vie et d’oser imaginer un possible plus vaste que celui auquel il était destiné. Je me souviens d’une femme âgée, qui est venue me voir après une projection et qui m’a dit les larmes aux yeux, « Steve c’est moi », j’étais extrêmement touchée. Elle était blanche, elle venait de Picardie et elle avait reconnu en lui son propre complexe d’illégitimité. Je suis très heureuse que ce film puisse parler à tout le monde. Faire de Steve un personnage auquel nombre de personnes puissent s’identifier, était très important pour moi. Je crois que ce film peut être envisagé plus largement que la discrimination qui frappe les acteurs noirs en France ou les préjugés qui touchent les jeunes originaires des banlieues.
Comment avez-vous rencontré Steve Tientcheu ?
Nous avons grandi dans la même Cité, les 3 000, à Aulnay-sous- Bois, mais j’ai ensuite quitté la Cité et ne l’ai revu qu’à l’occasion d’un mariage. Je pensais qu’il était resté conforme à ce que j’imaginais qu’il pouvait devenir en banlieue, mais il m’a dit qu’il prenait des cours de théâtre au Cours Simon. Ce fut un choc : je me suis aperçue que je lui appliquais les mêmes préjugés que je condamnais ! Je lui ai demandé si je pouvais venir assister à une répétition, et cela m’a semblé d’une grande violence : la place qu’on lui donnait, le regard des autres. C’est alors que je lui ai proposé de faire le film.
La Mort de Danton porte ce titre car vous donnez à Steve la possibilité d’interpréter, seul et dans la rue, le rôle dont il rêve mais qu’on lui refuse obstinément sur les planches, car il est Noir. Était-ce là le sujet principal du film ?
C’est moi qui ai demandé à Steve d’interpréter cette scène, c’est moi qui l’ai poussé à interpréter le rôle de Danton. C’était une manière de dire : « N’attends pas des autres la légitimité de devenir ce que tu veux être. » Comme je le disais plus haut, je crois que ce film aborde plus de questions que la place accordée aux acteurs noirs en France. Pour moi, cette réalité est en fait révélatrice de quelque chose de plus vaste. Le sujet de mon film, c’est plutôt comment échapper à l’enfermement du regard de l’Autre, comment inventer sa propre vie et devenir la personne de son choix en dépit de ce que les autres nous renvoient, en dépit des places et des rôles qui nous sont assignés. Bien entendu avec quelqu’un comme Steve, une espèce de caricature ambulante de tous les clichés que les gens peuvent avoir sur les « jeunes de banlieue », cette question prend une dimension sociale et politique particulière. Au Cours Simon, Steve est seul car il fait peur. Est-ce lié à son parcours de banlieue ou bien à autre chose dans son personnage ? Ne s’agit-il que d’une projection des autres élèves ? Ce film est l’histoire d’une rencontre avortée. La plupart des gens croisés au Cours Simon n’ont pas réussi à dépasser l’image préconçue qu’ils avaient de lui. Et cela en effet, parce qu’il vient du 93, parce qu’il a un physique très imposant. Steve incarne malgré lui tout l’imaginaire que les gens peuvent avoir sur la racaille de banlieue. Ils l’ont enfermé dans ce rôle. Lui en retour s’est isolé par défense. Je trouve ça dommage parce qu’il a quand même fait l’effort de prendre son RER pour quitter l’enfermement de sa cité, ou il végétait depuis des années, pour tenter de réaliser son rêve : celui de devenir acteur. On rend souvent les jeunes comme Steve responsables de leur situation sociale. Au moment où j’ai commencé ce film, le discours sur la méritocratie était dominant. La fameuse injonction culpabilisante « quand on veut on peut ! » était très en vogue. Avec ce personnage, j’avais l’occasion de montrer qu’il ne suffit pas de vouloir, encore faut-il être accueilli ! C’est valable dans une école de théâtre, mais aussi malheureusement dans bien d’autres endroits de cette société française si compartimentée. Steve accepte les rôles qu’on lui fait jouer, pourtant très stéréotypés : l’esclave, le chauffeur, le mafieux, le militant. C’est la panoplie des rôles dédiés aux hommes noirs. Quel est le déclic qui lui permet d’en prendre conscience et de le remettre en cause ? C’est arrivé au cours de la troisième année. Justement après qu’il ait demandé de jouer Danton et qu’on lui a refusé, en lui disant que Danton n’était pas noir. Pendant les deux premières années, il avait avant tout à cœur d’apprendre un métier. Il ne se rendait pas vraiment compte qu’il interprétait sans cesse tous les stéréotypes de l’imaginaire du Noir par le Blanc. Moi si, mais je me suis refusé à lui en parler. Je n’avais pas envie d’influencer sa manière de voir et surtout, ayant l’opportunité de le filmer pendant les trois ans de sa formation, j’espérais que cette prise de conscience arriverait avant la fin de son apprentissage.
Êtes-vous en tant que réalisatrice également confrontée à cette violence symbolique des préjugés ?
D’une certaine manière oui, de façon plus feutrée on va dire, sans d’ailleurs que ce soit toujours mal intentionné. J’ai longtemps eu le sentiment qu’en tant que réalisatrice noire, on attendait de moi que je ne m’intéresse qu’à l’Afrique ou à la banlieue. J’ai refusé de participer à une émission où on me demandait d’intervenir sur le cinéma africain d’aujourd’hui. Je ne me sentais pas du tout légitime pour parler de tout ça. Je suis sénégalaise d’origine, je vais au Sénégal aussi souvent que je le peux,mais je vis et travaille en France. J’ai vraiment à coeur de ne me laisser enfermer dans aucune étiquette. Mais pour les jeunes réalisateurs issus de l’immigration comme moi c’est parfois difficile. Je revendique le droit de m’emparer de n’importe quel sujet. Si je dois parler de la banlieue dans un film, ce n’est pas parce que j’y suis née, mais parce que j’aurais accroché avec une histoire qui me paraît nécessaire à filmer. Pour moi La Mort de Danton n’est justement pas un film sur un mec noir de banlieue. Ce qui m’a intéressé, c’est la dimension romanesque de ce personnage. Vous évitez la sociologie des cités si répandue à la télévision : Steve est peu montré en situation en banlieue.
Pourquoi ?
Cela a vraiment été un choix au montage. J’avais tourné quelques scènes dans sa cité avec ses amis. Mais au montage nous avons décidé très vite de ne pas les mettre. Elles ne permettaient pas de dépasser les images préconçues et stéréotypées sur la banlieue. Les copains de Steve sont supers, ils m’ont accueillie avec bienveillance et m’ont donné toute confiance pour les filmer dans leur intimité. C’est au nom de cette confiance que nous avons décidé, avec la monteuse du film, Amrita David, de ne pas les garder. Je n’avais pas assez de matière avec eux pour les faire vraiment exister comme personnages. Alors les montrer juste en train de galérer, au pied des barres en fumant des joints, ce n’était pas possible pour nous. Nous n’étions pas là pour conforter les clichés mais avant tout pour les déconstruire ! De même, Steve ne fait pas de grands discours : il encaisse en silence et ravale sa rage. Est-ce son personnage ou bien un choix de montage ? On a essayé au montage de traduire la lente émergence de sa prise de conscience, mais aussi l’incapacité qu’il a eue de parler à son professeur de théâtre. C’est difficile lorsque l’on manque de confiance et que l’on se sent illégitime socialement d’aller affronter « l’oppresseur », même s’il s’agissait plus ici d’une sorte de domination culturelle et sociale.
Le professeur de théâtre est plutôt bien intentionné mais reste victime de son ghetto mental : le voyez-vous comme typique de notre société ?
Je suis persuadée que le prof de Steve n’a pas été malveillant avec lui. Je pense juste qu’il manque un peu d’imagination. Dire d’un acteur noir qu’il ne peut pas jouer Danton parce qu’il est noir, c’est nier à mon sens le travail qu’a pu faire Peter Brook ou ce que fait avec brio Ariane Mnouchkine.Ce qui s’est passé pour Steve au Cours Simon, c’est en effet une métaphore de ce qui se passe un peu partout en France, où les discriminations à l’encontre des minorités visibles sont criantes.Toujours ce regard ! Ce regard qui enferme, qui assigne à une place à un statut, à un quartier, à une profession ! Le tournage s’étale sur pratiquement les trois années de formation de Steve jusqu’au spectacle final : comment avez-vous procédé pour choisir les bons moments ? Nous avons choisi les moments les plus forts de son apprentissage.Nous avons tenté de traduire à la fois l’émergence de sa prise de conscience, mais aussi les effets qu’a pu produire sur lui cette violence symbolique. Très vindicatif dans notre premier entretien, il s’est enfoncé peu à peu dans une lente dépression, comme ployé sous le poids de toute cette oppression subie. C’est ce qui s’est produit dans le réel, nous avons respecté ça dans le film. Le film sonne comme une invite à franchir les barrières sociales en se fichant du regard des autres. Cela est-il vraiment possible ou bien Steve restera-t-il une exception ? Comme je vous l’expliquais pour le sens donné à la tirade de fin que Steve déclame dans la rue, « la liberté on ne la réclame pas, on la prend ! », pour reprendre cet adage. Je ne demande plus aux autres qu’ils me reconnaissent comme réalisatrice, j’accepte enfin de me considérer comme réalisatrice. C’est à nous de travailler sur nos propres complexes, de nous autoriser le droit de nous sentir légitimes. Je crois qu’il nous faut dépasser les postures victimaires, même si je ne nie pas les difficultés, les barrières nombreuses à franchir pour ceux qui ne font pas partie de la majorité dominante, il est nécessaire pour nous de faire ce travail. C’est la seule façon de combattre les préjugés : garder la tête haute. Je crois que ça peut aider aussi pour ne pas trop en souffrir, parce que ça peut rendre dingue ! Est-ce que Steve a pu trouver des rôles après sa formation ? Oui, il a été repéré par Canal+ pour jouer dans la saison 2 de la série Braquo. Bon, il joue un mafieux, mais je crois que ça lui a plu. Il ne faut pas non plus oublier que ses acteurs fétiches sont De Niro, Pacino, Gabin, Ventura, les grands bandits d’envergure ! Mais bon, Al Pacino peut jouer Tony Montana et Richard III. J’espère que ce sera le cas pour Steve. Il en a le talent, assurément !
Les projections en entrée libre – dans la limite des places disponibles – se déroulent à Paris, dans le 2e arrondissement, près de la rue Montorgueil :
Salle Jean Dame, Centre sportif Jean Dame17 rue Léopold BellanMetro : Sentier (L3) ou Les Halles