JEUDI 30 NOVEMBRE 2017 à 19 h 30 ▶ Les Trois Sœurs du Yunnan, de Wang Bing
Les Trois Sœurs du Yunnan
de Wang Bing
France/Hong-Kong – 2012 – 2h 28′
Trois jeunes sœurs vivent dans les montagnes de la Province du Yunnan, une région rurale et isolée, loin du développement des villes. Alors que leur père est parti en ville pour chercher du travail, Ying,10 ans, s’occupe seule de ses sœurs Zhen, 6 ans, et Fen, 4 ans. La caméra de Wang Bing observe et accompagne durant plusieurs mois leur vie quotidienne.
Entretien – Dossier de presse
Comment avez-vous rencontré les trois soeurs ?
En 2009, j’ai voulu aller me recueillir sur la tombe d’un ami romancier enterré sur les hauteurs d’un village, Xiyangtan, dans le Yunnan, au Sud-Ouest de la Chine. J’ai rencontré Fenfen, Zhenzhen et Yingying par hasard, sur le chemin de la descente – comme j’avais aussi rencontré au bord de la route « l’homme sans nom »1. Je les ai saluées, nous avons commencé à discuter. Ce qui m’a frappé c’est que ces trois petites filles étaient seules, livrées à elles-mêmes. Lorsque j’ai pu aller dans leur maison, cette première impression a été confirmée : il n’y avait pas trace des parents. J’ai été particulièrement impressionné par l’aînée, Yingying, qui avait l’air d’une adulte – pas d’une enfant privée d’enfance : ceci est son enfance. Elle est devenue le personnage principal du film. Lors de ma première visite chez elles, j’étais un peu malade car le village est en haute altitude ; elles m’ont préparé des pommes de terre, – pas de mouton, car elles ne l’élèvent que pour le vendre… Je n’ai pas pu rester longtemps, j’avais de la route à faire. Quand, un an et demi plus tard, la chaîne Arte m’a proposé de réaliser un film, j’ai repensé à ma rencontre avec ces filles dans ce village et décidé d’en faire le sujet du film.2 Elles étaient d’accord, même si elles n’avaient pas vraiment d’opinion sur le fait d’être filmées. Elles savaient ce qu’était une caméra.
Des travailleurs d’À l’Ouest des rails aux trois soeurs en passant par le solitaire de L’Homme sans nom ou par la déportée de Fengming, les personnes que vous filmez sont toutes plus ou moins marginales, voire abandonnées.
Plutôt qu’abandonnées, je dirais que ce sont des personnes qui sont en difficulté au sein de la société même si elles travaillent. Ces gens, comme les trois petites filles, je les comparerais à des herbes qui poussent toutes seules.
On a souvent parlé de votre travail comme « d’un cinéma de la ruine ». Les trois soeurs feraient-elles partie de la ruine d’un monde, d’un mode de vie ?
Non, elles ne représentent pas l’endroit où elles vivent. Elles ne représentent qu’elles-mêmes. Elles n’ont aucune crainte de « perdre la face ». Leur vie, même dans un intérieur sans aucun confort moderne ni aucun ornement, n’en exhale pas moins la joie, la jeunesse, un rapport à la nature, qui est un peu leur mère, et à la liberté. Elles ne peuvent compter que sur elles-mêmes. C’est d’ailleurs le cas de la plupart des Chinois.
S’attacher à des vies individuelles dans un régime marqué par des décennies de maoïsme, est-ce faire acte de subversion politique ?
Je ne fais l’objet d’aucune pression, personne ne m’a demandé de filmer ces fillettes, mais les filmer, c’est ma façon de prêter attention à leurs vies ordinaires mais singulières, de porter en quelque sorte leur vérité, dont la société n’a que faire. À partir du moment où on travaille en prise avec la réalité, il y a forcément une portée politique de toute oeuvre, car la vie politique repose sur de nombreux tabous : des gens ou des faits à ne pas montrer, à ne pas dire. Qu’on ait ou non une intention politique.
Avez-vous été inquiété par les autorités chinoises ?
Je n’ai eu aucun problème avec le gouvernement. On me laisse tranquille car mes films ne sont pas exploités en Chine. Je reste discret. Je ne soumets pas mes films au Bureau de la censure.
Quelle a été votre ligne directrice pour Les Trois Soeurs du Yunnan ?
Ma seule idée était de les filmer, elles, et pour cela, il a fallu trouver une temporalité : donner la sensation du temps qui passe pour elles, rendre compte de leur emploi du temps, de l’absence de leur mère aussi. Cela peut surprendre mais même si lors de mes études j’ai aimé énormément Rossellini, Antonioni, Visconti, Fassbinder ou Pasolini, le cinéaste qui m’a vraiment influencé, c’est Andrei Tarkovski. Il ne s’agit pas de me comparer à lui : il y a une dimension spirituelle dans la manière dont il filme notamment les minorités russes, qui est absente chez moi. Mais la pression que la vie a exercée sur nous, et la nécessité de tourner qui s’en dégage, fait que nos films ont certaines ressemblances. Même si cette détermination à filmer les trois soeurs ne relève pas pour moi d’une démarche spirituelle, en me focalisant sur ces « invisibles » d’aussi près, je crois que je rends leur vie plus grande. Je recherche cet effet grossissant pour que tout le monde puisse les voir. Je crois aussi que leurs sentiments ressortent à l’écran.
Techniquement, quelle a été votre méthode de tournage ?
J’ai utilisé deux caméras, parfois placées dans deux directions opposées, parfois utilisées pour que mon caméraman me relaie car l’altitude épuise en raison du manque d’oxygène. Un premier tournage a duré cinq jours, en octobre 2010, puis je suis revenu quatre jours un mois plus tard. Pour la troisième visite qui a également duré quatre ou cinq jours, mon caméraman a tourné seul avec mes instructions, car je souffrais du « mal aigu des montagnes ». Les deux premiers tournages correspondent aux deux premières heures du film. Mais cette fin de tournage tronquée m’a laissé une impression d’inachevé, comme si le film continuait de se faire dans ma tête.
Vos films ont une durée très variable, du court métrage (Brutality Factory, Happy Valley) au très long (À l’Ouest des rails ou Crude Oil). Pour Les Trois soeurs du Yunnan, combien d’heures aviez-vous tournées, et qu’est-ce qui a guidé le montage ?
Nous avons tourné près de deux cents heures, qui comprenaient également la vie d’autres villageois, l’environnement des fillettes, qu’on voyait notamment s’occuper de leurs cochons. J’ai aussi beaucoup filmé le père, y compris dans la ville où il travaillait, mais cela pourrait être la matière d’un autre film, c’était finalement hétérogène par rapport aux trois soeurs. Il y avait donc une vie « extérieure » plus présente dans l’ensemble des rushes. À l’arrivée, cet environnement villageois n’apparaît que dans la fête, vers la fin. Mais je précise que de même qu’il n’y a pas de son additionnel, je respecte l’ordre chronologique du tournage, sans quoi j’aurais l’impression de briser la trame, la succession des saisons, qui se voit dans les vêtements, par exemple, et plus profondément, l’humeur des gens. Le montage, en fait, je l’imagine dès le moment où je tourne : je sens que telle séquence s’intègrera ou non dans le film. Cela me saute aux yeux.
On a l’impression que votre cinéma, bien qu’entièrement en immersion, « distille » la réalité qu’il filme.
Peut-être parce que ma méthode, qui consiste à « aller voir », traque ce qui est régulier, ce qui revient souvent dans la vie des trois fillettes. Dès que je suis revenu les filmer, j’avais réfléchi à ce que j’allais tourner, à la façon dont j’allais rendre compte de cette vie où les adultes sont pour la plupart absents car ils ont été forcés de s’exiler en ville.
Les Trois Soeurs du Yunnan correspond-il à une étape nouvelle de votre oeuvre ?
Depuis ce film, j’ai tourné le documentaire Feng ai (A la folie) qui se déroule dans un hôpital psychiatrique, et je viens de finir l’écriture d’un scénario de fiction sur l’histoire d’une famille et d’un couple. En tout cas, je ne cesse de me demander pourquoi continuer à tourner des documentaires. Dans la fiction, la construction est évidente, on a une trame, un fil conducteur. Depuis les années 1990, le cinéma a beaucoup déconstruit le récit, ou du moins élaboré des scénarios plus relâchés. Quand j’ai commencé À l’Ouest des rails en 1999, je me souviens m’être dit que ce tournant-là me convenait : les personnes que je filme portent en eux une histoire très forte, et leurs relations charrient aussi une certaine théâtralité. Je continue de faire chaque fois l’expérience de la liberté et du réalisme qu’offre la forme documentaire, dans lequel le récit se crée à travers les personnes.
Etes-vous retourné voir les trois soeurs dans leur village ?
En janvier 2013, comme je leur avais dit que je leur montrerai le film, j’ai voulu me rendre dans leur village. Quand j’ai commencé à atteindre 2000 m d’altitude, je me suis senti mal et j’ai renoncé. J’ai finalement demandé à leur père de descendre me rejoindre dans la vallée. J’ai pu lui montrer une partie du film et prendre des nouvelles de ses trois filles. Leur vie continue, inchangée. Je suis ensuite allé au Sud du Yunnan où j’ai rencontré la mère des trois soeurs. Elle s’est remariée et a deux autres enfants, c’est une femme honnête, bienveillante, qui a eu de gros problèmes relationnels avec la famille du père, furieuse de ne pas avoir d’héritier mâle.
Propos recueillis par Charlotte Garson au Festival des 3 Continents, novembre 2013 Traduction : Amandine Aveline
Un rapport direct au monde
« En refusant le morcellement pour, très concrètement, laisser la vie couler à l’écran, Wang Bing fait un peu plus que de seulement synchroniser le flux de l’image avec le déroulement de la vie : il instaure, comme a son habitude, un rapport direct au monde. « Seul le temps peut faire avorter les avalanches de significations qui pleuvent sur toute les image du tiers-monde » [3], écrivait Gabriel Bortzmeyer à propos d’un autre documentaire au souffle long, Mafrouza. Débarrassé de toutes les écluses que certains documentaristes sèment le long de leurs films (montage insistant et voix-off didactique en tête), Les Trois Sœurs du Yunnan offre une réalité sans médiation ou artifice – un espace comme confié plutôt qu’imposé au spectateur –, bien que toujours présentée avec une légère distance pudique (Wang Bing n’est notamment pas un adepte du portrait en gros plan très serré).
Ce discret ancrage de plain-pied dans la réalité rend la beauté formelle des plans brumeux ou des séquences intérieures au coin du feu encore plus puissante parce qu’elle est habitée – et que, comme toujours chez le cinéaste chinois, c’est l’humain qui fait la somptuosité des plans et non l’inverse. D’ailleurs, malgré le fait que Wang Bing fut photographe avant de se lancer dans le cinéma, il faudrait moins parler de la beauté plastique des Trois Sœurs que de sa beauté organique : encore une fois, le documentariste ne cherche pas à s’imposer en esthète, mais à prélever directement une esthétique du monde – accidentelle et informe : vivante en somme. »
Pierre-Édouard Peillon
Le Monde – Sandrine Marques
« Topographe de la Chine contemporaine, Wang Bing scrute, de film en film, un paysage humain menacé d’effacement. Jamais, à ce titre, une œuvre cinématographique n’avait eu autant de valeur. Les images, dressées comme des contreforts, maintiennent sur leurs jambes des individus qui se débattent dans la tourmente d’un pays en pleine transformation économique. Le temps d’un film, on partage leurs tourments infinis. Et au-delà même de cette durée définie. Car, enregistrant leur quotidien misérable, Wang Bing grave ces êtres infortunés dans notre mémoire. C’est cette fragile architecture humaine qui fait le prix de ses beaux et terribles documentaires.
Les films de Wang Bing ont la friabilité des pierres. Quand on les regarde, le processus d’altération a déjà commencé son œuvre. Dans L’Homme sans nom, documentaire qu’il réalisa en 2009, on voit un ermite évoluer au milieu d’un village abandonné en ruine. Difficile de ne pas voir dans ce film l’essence du geste de Wang Bing, qui enregistre la survivance de l’humain au milieu d’un effondrement général.
Dans A l’ouest des rails (2003), fresque de neuf heures qui marqua l’importance de Wang Bing dans le champ du documentaire mondial, la fermeture des usines a laissé des milliers d’ouvriers démunis et sans ressources. Les différentes archives que collecte le réalisateur chinois, au gré de ses pérégrinations, sont de petits cailloux semés sur la route d’un progrès social chaotique. Elles rendent compte de la déliquescence d’un pays qui rejette à la marge ses forces vives, engagées malgré elles dans la voie brutale de la prospérité.
Des destinées précaires
La matière à la fois concrète et éphémère des films de Wang Bing cimente les consciences dans la douleur qu’inspirent des destinées si précaires. Après avoir évoqué le sort de travailleurs pauvres, comme il le fit de nouveau avec L’Argent du charbon (2009), il part à la rencontre d’une fratrie dans Les Trois Sœurs du Yunnan : trois fillettes, livrées à elles-mêmes après que leur mère a quitté le foyer et que leur père est parti à la ville pour y chercher du travail. Ying, l’aînée, âgée de 10 ans, veille sur ses sœurs Zhen, 6 ans, et Fen, 4 ans. Elles vivent dans les montagnes du Yunnan, région rurale reculée, soumise aux caprices climatiques et perchée à 4 000 mètres d’altitude.
Wang Bing a croisé leur chemin par hasard, alors qu’il se rendait sur la tombe d’un ami. Intrigué par leur solitude et souffrant de l’altitude, il les a suivies jusque dans leur modeste demeure, partagée avec un grand-père autoritaire. Au fil des mois et des saisons, il les a observées dans leur quotidien laborieux. Préparer le repas, mener le troupeau de moutons dans les alpages, ramasser leurs excréments pour fertiliser les champs, au moyen de larges et lourds paniers en osier. Tous ces gestes répétés se meuvent en rituels de survie.
Car la misère de ces pauvres gamines est suffocante. Sales, pouilleuses, mal nourries, habillées peu chaudement, elles affrontent chaque journée avec une force et une abnégation impressionnantes. Ying tout particulièrement. C’est sur elle que se resserre le film, après le départ de ses sœurs, emmenées en ville par leur père.
Wang Bing élargit alors son film à la communauté, à l’occasion d’une fête de village qui rompt avec l’isolement de la fillette. Avec ses membres rougis par un froid piquant qu’on ressent presque grâce à l’approche très physique du filmage de Wang Bing, Ying émeut. Enfant prématurément confrontée à la réalité d’une vie d’adulte, elle s’encadre, fétu de paille, dans l’immensité des décors. Wang Bing lui emboîte le pas, faisant oublier sa présence et fidèle à sa méthode immersive. On pourrait lui faire le procès de sa passivité face à tant d’adversité. Certes, son film est cruel comme peut l’être l’existence de ces fillettes. Mais le documentariste a-t-il pour rôle d’intervenir dans la vie de ceux qu’il filme ?
Ne pouvant compter que sur elles-mêmes, ces trois sœurs peuvent aussi s’appuyer sur le cinéma pour leur donner une visibilité qu’elles n’ont pas dans la marche capitaliste forcenée de leur pays. C’est là le sens de la démarche humaniste de Wang Bing, rendre visibles ceux dont l’histoire ignore jusqu’à la présence. »
Les projections en entrée libre – dans la limite des places disponibles – se déroulent à Paris, dans le 2e arrondissement, près de la rue Montorgueil :
Salle Jean Dame, Centre sportif Jean Dame17 rue Léopold BellanMetro : Sentier (L3) ou Les Halles