MERCREDI 6 DECEMBRE 2017 à 20 h ▶ Histoires de la plaine, de Christine Seghezzi
Histoires de la plaine
de Christine Seghezzi
France – 2016 – 72′
Dans la pampa argentine, les terres autour de Colonia Hansen sont parmi les plus fertiles au monde. Pendant longtemps, des millions de vaches y vivaient en plein air. On disait que la meilleure viande de boeuf était argentine. Aujourd’hui d’immenses champs de soja transgénique ont pris la place des cheptels et couvrent la plaine jusqu’à l’horizon…
Histoires de la plaine remue ces terres pour en faire jaillir des histoires qui racontent des massacres et des disparitions du passé. Des récits qui font écho à la survie et à la résistance des derniers habitants face à la destruction de l’environnement, des animaux et des hommes par la monoculture et les pesticides.
Dossier de presse
A propos du film, par Michel David
La réalisatrice Christine Seghezzi place sa caméra dans une petite bourgade de la pampa argentine, au milieu de l’immensité des champs de soja. Quelques maisons, un drapeau, une école et, au carrefour de deux chemins de terre, une épicerie-café-pompe à essence aux rares clients. Pourquoi là ? Parce que ces terres ont connu en quinze ans une transformation effrénée, symbolique du désastre économique et écologique de ce pays. Il y a quinze ans, c’était le coeur de la pampa argentine, c’était le centre névralgique d’un élevage bovin extensif qui fournissait la « meilleure viande du monde ». Mais cet élevage demandait des capitaux, des hommes en nombre (donc des salaires), des abattoirs, une chaîne de transformation…
La culture du soja transgénique l’a remplacé. Une culture facile, rentable, générant des devises grâce à l’exportation. Mais aussi une culture aux conséquences écologiques et sanitaires très graves dues aux pulvérisations massives de pesticides par les épandages aériens. Une artillerie redoutable qui a fait du territoire une région à cancers.
Tout cela sous la pression d’un capitalisme mondialisé qui a dicté sa loi lors des différentes crises politique, économique et monétaire de l’Argentine.
Histoires de la plaine raconte, du point de vue des habitants de cette bourgade, ce désastre. Et bien sûr, avec ce désastre, affleurent d’autres histoires, d’un temps pas si lointain où des tribus d’Indiens peuplaient ces terres ou encore d’une époque plus récente où, loin de la capitale, la dictature a sévi et fait des victimes.
Le filmage impassible de Christine Seghezzi rend poignantes ces histoires, rend justice à ces hommes et ces femmes de la pampa, jouets d’une histoire qu’ils subissent, mais dont ils ne sont pas dupes. Un des derniers plans du film : la pampa, avec ces champs de soja à perte de vue, sa lumière mordorée du soleil couchant. Un superbe paysage, d’apparence paisible. Puis on entend un moteur d’avion, avant de le voir à l’horizon et de constater qu’il fait deux tours d’un même trajet. Et on comprend l’épandage des pesticides. Et on voit la menace et la beauté de ce peuple résistant.
Entretien avec Christine Seghezzi
Quelle a été l’idée fondatrice du film ?
Une longue histoire me lie à l’Argentine, un pays aimé où je séjourne régulièrement depuis plus de vingt ans et que j’ai pris l’habitude de filmer. J’ai réalisé en 2010 à Buenos Aires le film «Avenue Rivadavia», où le souvenir et la mémoire, l’origine des habitants et un passé argentin « qui ne passe pas » se déclinent au long de cette avenue qu’on dit la plus longue du monde. C’est pendant le tournage du film «Avenue Rivadavia» que j’ai entendu parler de soja. Des mots plutôt anodins au début, qui m’ont pourtant peu à peu alertée. Les gens s’inquiétaient de l’augmentation du prix de la viande. Elle avait doublé en moins d’un an. Et en même temps, sa qualité était en chute libre. En Argentine, où l’on mange une viande d’une qualité exceptionnelle et où il y a une grande traditions d’élevage extensive, c’était un sujet important. J’ai commencé à enquêter. C’était comme si j’avais tiré un fil qui m’emmenait de plus en plus à la découverte de l’ampleur du désastre sanitaire et écologique que représente la monoculture du soja transgénique. Un peuple était sacrifié au nom du profit.
Par ailleurs, j’ai appris à la même époque l’existence d’un grand-oncle maternel, autrichien, qui avait émigré après la crise de 1929 en Argentine et qui avait travaillé comme gaucho dans la province de Santa Fe, près de Colonia Hansen. Ses traces ont disparu et j’ai voulu en savoir plus sur son destin.
Quelles sont les raisons de cette introduction massive du soja en Argentine ? La culture du soja transgénique a pénétré le territoire argentin et a balayé tout ce qui s’y trouvait auparavant : vaches, blé, maïs, coutumes ancestrales et populations locales, chassées de leur territoire. Dès les années 70, sous la dictature, on a commencé à cultiver le soja. Mais à l’époque la technologie n’était pas encore aussi avancée et c’est surtout après la crise économique de 2001 que le soja a commencé à être cultivé de manière massive. Avec un cours du soja élevé, un cours du bétail en chute libre et une demande internationale très grande, cette plante a permis au pays de faire rentrer très rapidement des devises. Le soja offrait une porte de sortie à la crise.
Mais les « dégâts collatéraux » coûtent cher…
La catastrophe est écologique, sanitaire et culturelle. La monoculture lessive et rend stériles ces sols qui comptent parmi les plus fertiles du monde. Des inondations alternent avec des périodes de sécheresse. A long terme, ces terres deviennent un désert sur lequel rien ne repousse. L’utilisation des pesticides a crée des maladies inconnues jusqu’alors. Le taux de cancers, surtout chez les moins de 40 ans, a triplé, tout comme celui des malformations congénitales, les femmes font beaucoup plus de fausses-couches qu’avant… Il y a des statistiques très détaillées de ces données, recueillis entre autres par le réseau des Médecins des villages où ont lieu les épandages (Red de Medicos de Pueblos Fumigados).
Tout comme les humains, les animaux en sont également les victimes. Par ailleurs, le désastre est culturel, car il accélère l’exode rural et défait les liens culturels et sociaux à la campagne. Le soja nécessitant très peu de main d’oeuvre, les ouvriers des fermes perdent leurs emplois et peuplent massivement, et de plus en plus, les bidonvilles qui grandissent autour des villes importantes partout dans le pays. Ces processus se passent non seulement en Argentine, mais aussi au Brésil et au Paraguay de la même manière.
Puisque cela se passe partout, pourquoi s’être concentrée sur un tout petit lieu pour raconter cette catastrophe ?
Dans mes films, je cherche à travailler cinématographiquement un territoire. Regarder ce qui s’y passe, creuser les traces du passé et les mettre en relation avec le présent… J’ai longtemps cherché un lieu qui permette de lier de manière limpide et évidente tous les éléments qui participent à ce désastre. Dans le minuscule hameau Colonia Hansen, situé au centre névralgique de la production de soja, c’était possible. La poignée d’habitants représente l’ensemble de la société : il y a le grand propriétaire, le petit propriétaire modeste, l’ouvrier, l’épicier, la maîtresse d’école… Aussi l’histoire du lieu est très courte : il y a 150 ans y vivaient encore des tribus indiens nomades. Cette brièveté permet de raconter toute l’histoire, courte et violente. A toutes les époques, ces terres ont été des champs de batailles. Aux combats entre Européens et Indiens ont succédé des drames et tragédies liés aux dictatures successives, jusqu’à la violence de la monoculture dirigée par les grands capitaux aujourd’hui. Je voulais suivre tous ces filons et les relier entre eux. Colonia Hansen est en quelque sorte une chambre d’écho du monde entier. C’est un village modèle, presque fictif, emblème pour tous les autres lieux où se déroule la même catastrophe.
Il y a une dimension métaphysiques dans l’immensité de ces paysages…
L’immensité des plaines donne un sentiment d’être exposé au milieu de nulle part, comme sur un océan. Ce vide est vertigineux, mais il met en même temps l’imaginaire en mouvement. Un jour, une habitante d’un village à proximité de Colonia Hansen m’a dit que pour supporter un paysage qui manque si cruellement de variations, d’accidents et de dénivelés, elle inventait, à l’aide des nuages et des arbres, des images qui la faisait voyager. Elle voyait et imaginait des châteaux, des personnages, des montagnes…
Cet acte de faire apparaître du néant des formes et des histoires m’a beaucoup intéressée. J’ai voulu appliquer ce principe à mon film. Quelles histoires peuvent émerger de ce vide ? Et inversement : quelles histoires se trouvent enterrées sous ce paysage plat ? Des histoires du passé, du présent, les histoires de habitants et ma propre histoire pouvaient surgir. Ainsi, je ne voulais pas « montrer « les choses, mais laisser l’imaginaire agir. Suggérer, afin que chaque spectateur puisse fabriquer ses propres images et compléter le film à partir de cet environnement vide et moribond où vivent juste une poignée de personnes qui résistent à la fatalité.
En regardant le film, on entre dans une autre dimension temporelle. Que pouvez-vous dire sur le travail sur le temps ?
Je voulais que le spectateur entre dans la temporalité de ce lieu. Le temps y est presque arrêté. C’est comme si on pouvait écouter les dernières respirations du hameau avant sa disparition. Parfois on y a l’impression qu’une catastrophe nucléaire a eu lieu. Il y a juste quelques voitures ou camionnettes qui passent par jour. Quand il pleut et que les chemins de terre qui y mènent sont inondés, personne ne peut y arriver. Nous avons passé ainsi pendant le tournage des journées à attendre, juste à être là. Je voulais faire sentir ce temps. Sentir la menace de mort qui pèse sur ce hameau.
Pourquoi avoir opté pour une voix off ?
Les paysans de la région subissent beaucoup de pressions pour ne pas dire ou dénoncer publiquement ce qui se passe. C’est une petite société : tout le monde se connaît et il faut beaucoup de courage pour dire à voix haute (et devant une caméra) ce que personne n’ose dire. Naturellement, très peu de personnes ont accepté de parler devant la caméra. J’ai voulu protéger les habitants de la région en m’appropriant un certain nombre d’histoires qui m’ont été racontées.
Pourquoi ne pas avoir fait intervenir des spécialistes (chercheurs, scientifiques, médecins…) dans votre film ?
Je me concentre sur ce petit coin du monde et des spécialistes, il n’y en avait pas. Je plaisante – j’ai bien entendu consulté la parole de spécialistes, j’ai beaucoup lu et j’ai fait de longues recherches sur le sujet. Mais j’oppose, dans mon travail, à l’information, un regard qui fait sentir les problèmes, les enjeux, la menace, l’angoisse d’une manière non rationnelle, qui fait appel aux sens. Je ne fais pas du cinéma pour informer. Je considère que c’est le travail des journalistes et non pas des cinéastes. Le cinéma est un partage, une rencontre avec des gens qui se trouvent dans une écologie précise. Ainsi, j’ai cherché à rendre sensibles les enjeux globaux qui menacent l’humanité à travers le regard sur ce hameau minuscule perdu au milieu de nulle part.
Quelques repères
Sur le modèle du soja en Argentine (Informations provenant essentiellement de la documentation du Grupo de reflexion rural, Argentine, http://www.grupodereflexionrural.com/)
L’Argentine dispose d’une surface utile (180Mha) cinq fois supérieure à celle de la France, d’une importante diversité de sols et de conditions climatiques favorables. Traditionnellement et jusqu’il y a quelques années, l’Argentine pratiquait un élevage extensif ainsi que la rotation des cultures. Les terrains les moins fertiles ont été utilisés pour l’élevage de bétail qui vivait toute l’année en plein air. L’importation et le croisements des meilleurs races européennes, tout comme l’immensité des champs garantissaient la qualité de la viande. Mais depuis la fin des années 70, et surtout depuis les années 2000, l’Argentine a investi massivement dans la culture de soja. Pourquoi le soja au détriment de la viande ?
A la suite des épisodes de fièvre aphteuse bovine, l’Union européenne interdit complètement l’importation de la viande argentine durant les années 2001 et 2002. Quelques années plus tard, en 2008, un conflit oppose le secteur agraire au gouvernement. (Le gouvernement argentin limite l’exportation de viande, afin d’augmenter l’offre interne et d’enrayer une hausse éventuelle des prix.) Le bon rendement du soja et son cours élevé à la bourse de Chicago attirent des grands groupes agroalimentaires locaux ou étrangers, le coût de production équivalant à 900 kg de soja par hectare, alors que l’agriculteur peut en tirer 3 000 kg/ha.
Ainsi, malgré des taxes d’exportation élevées (de l’ordre de 30%), le profit reste élevé. 60% des terres auparavant dédiées à l’élevage du bétail ou à la culture de riz, maïs, blé ou tournesol, sont transformées en champs de soja. Plus d’un million d’hectares de forêts ont été déboisés et dédiés à cette culture. En 2010, des feedlots (parc d’engraissement intensif) détrônent l’élevage extensif et deviennent la norme. Le cheptel passe de 58 millions de têtes de bétail en 2005 à 48 millions en 2010. Le prix de la viande augmente de 75% en un an, alors que sa qualité baisse. En une année, 6 000 petits producteurs cessent leur activité. De nombreux abattoirs ferment. 90% des récoltes de soja sont exportées. Les trois quarts sont utilisés pour nourrir les animaux (bétail, porcs) en Chine et en Europe. Environ 30% des devises de l’Argentine sont générées par l’exportation du soja et ses dérivés. Le pays est devenu dépendant des mouvements des cours de soja à la bourse de Chicago et de la spéculation financière. En dépit de la productivité élevée de la culture du soja, les surfaces ensemencées stagnent depuis 2015 suite à la baisse des prix mondiaux. 98% du soja cultivé est le soja génétiquement modifié Round up ready de Monsanto, résistant au glyphosate Round up, fabriqué par la même entreprise. Le glyphosate tue toutes les autres plantes et n’épargne que le soja Round up ready. L’Europe autorise l’importation du soja Round up ready 2 depuis 2008.
Les projections en entrée libre – dans la limite des places disponibles – se déroulent à Paris, dans le 2e arrondissement, près de la rue Montorgueil :
Salle Jean Dame, Centre sportif Jean Dame17 rue Léopold BellanMetro : Sentier (L3) ou Les Halles