JEUDI 21 DECEMBRE 2017 à 20 h ▶ Peau d’Âne, de Jacques Demy
Peau d’Âne
de Jacques Demy
France – 1970 – 89′
Version restaurée
Avec Catherine Deneuve, Jean Marais, Delphine Seyrig, Jacques Perrin, Micheline Presle, Fernand Ledoux
Une Princesse cachée dans une peau d’âne pour fuir un Roi amoureux, aidée par une fée malicieuse, confectionne des cakes d’amour pour séduire un Prince charmant : toute la féérie du conte « enchanté » par Jacques Demy.
« Pourquoi Peau d’âne ? Parce qu’une Princesse refuse d’épouser son père. Parce qu’un âne fait bêtement des crottes d’or. Parce qu’une rose qui parle vous regarde toujours dans les yeux. Parce qu’une fée tombe amoureuse et que cela ne se fait pas. Parce qu’un Prince a su rester charmant. Parce qu’enfin cette histoire de doigt et d’anneau, de vous à moi, c’est fort curieux. Il faut en avoir le cœur net. C’est pour cela qu’il faut que Peau d’âne nous soit conté. » Jacques Demy
Note de Mathieu Demy
« Ce qui compte dans un conte, c’est qu’on continue à le raconter… La tradition de la transmission, de Perrault à Jacquot, de Jacquot à Rosalie et moi, à nos enfants jusqu’à mon fils Costa et ma fille Alice, on a continué dans nos familles à transmettre l’histoire de la Princesse Peau d’Ane, puis à en chanter les chansons…Mais depuis quelques années la chaîne était brisée : dès que nous en avons eu la possibilité, nous avons entrepris de faire revivre Peau d’Ane. La mission de la famille, sous la houlette d’Agnès, a donc consisté à lutter contre les effets du vieillissement du son et de l’image, en respectant l’originalité du film, ses décors aux couleurs chatoyantes, la musique de Michel Legrand désormais en stéréo, et ces qualités uniques qui en font « un film intemporel de 1970 »
Michel Legrand
« Musicalement, ma première réaction est d’aller vers des styles très variés, volontairement en contraste. “Démarre sur une fugue, me confirme Jacques, mais ajoute ensuite de la guitare électrique et des rythmes modernes.”
Pour faire naître la féerie, il faut une partition oscillant entre le baroque, le jazz et la pop. Comme le film lui-même : un télescopage singulier entre l’univers du conte de fées, celui de Cocteau et les couleurs du pop art, découvertes par Jacques en Californie. J’aime l’image des chevaux rouges traversant la verdure d’une forêt d’été. Comme si Andy Warhol tendait la main à Perrault. Finalement, la convergence de toutes ces influences aboutit à un temps imaginaire, à un entre-deux temporel. Au-delà des chansons, l’écriture de la partition orchestrale me procure un plaisir insoupçonné car, jusqu’à présent, je n’ai jamais eu l’occasion au cinéma de traiter le merveilleux. D’emblée, je donne à Peau d’Ane une espèce de symétrie, en l’encadrant par deux grandes fugues, l’une en ouverture, l’autre en clôture : la première sur le motif de la recherche de l’amour (« Amour, Amour »), la seconde sur celui de l’amour trouvé (« Rêves secrets »).
1970, c’est aussi l’année où je passe mon brevet de pilote. Quelques semaines après la sortie de Peau d’Ane, Jacques et moi empruntons mon Cessna pour aller voler au-dessus de Chambord, où il a tourné les séquences du Château rouge. Pour s’amuser, nous faisons des piqués sur les tours et la cour d’honneur, en chantant à tue-tête les fugues de Peau d’Ane. C’est un moment grisant, vertigineux ; nous hurlons en essayant de couvrir le bruit du moteur. Sur le moment, je ne mesure pas l’importance que prendra Peau d’Ane dans l’imaginaire collectif. Et notamment la « Recette pour un cake d’amour », qui continue de marquer au fer rouge le cortex de nouvelles générations de petites filles. »
Critikat – Estelle Bayon
Que Demy ait adapté ce conte ne saurait surprendre tant il lui donne matière à déployer ses lubies aussi largement que Deneuve étale ses robes inoubliables, couleurs du temps, de lune ou du soleil. D’abord dans l’engagement même de son récit : la volonté du Roi d’épouser sa propre fille, seule à surpasser la beauté de sa mère défunte. La figure paternelle, toujours problématique chez Demy (qu’elle soit absente ou négative) est ici poussée au paroxysme de l’ambigüité. Le désir incestueux, programmé dans l’incarnation de la mère et de sa fille par la même Deneuve, hante le cinéma de Demy. On le retrouvera dans Parking, Une chambre en ville, Trois places pour le 26, et il existe déjà, en filigrane, dans Les Demoiselles de Rochefort, où Monsieur Dame courtise Solange après avoir aimé sa mère. Peau d’Âne recentre cette idée fixe dénuée de scrupules sur la question morale, pour mieux se défaire de la satire avec malice. Car si la Fée des Lilas, inoubliable Delphine Seyrig qui apporte à son personnage un délicieux grain de folie, ramène le tabou au cœur du film et à l’origine de la fuite de la princesse, il ne faut pas oublier les raisons véritables de cet éloignement, un brin conspirateur : épouser elle-même le Roi. L’exil de la jeune femme engage également vers une structure plus classique de conte de fées : la conquête du Prince Charmant, interprété avec une lascivité adolescente par Jacques Perrin qui retrouve le cinéaste après Les Demoiselles de Rochefort.
Ce schématisme du conte offre à Demy un socle solide à partir duquel il peut donner libre cours à son esthétique « en-chantée » toute en modulation. Peau d’Âne gonfle la féérie jusqu’à l’exubérance kitsch en même temps qu’il ramène le merveilleux au trivial. La luxuriance des décors exposée en de larges plans composés comme des toiles, la palette vive des couleurs qui peinturlurent même les chevaux et les visages, injectent dans le lyrisme du conte l’influence du pop art américain voire d’un penchant psychédélique. À cet égard, la parenthèse hippie imaginée par le jeune Prince, où il rêve de gambader avec sa belle en fumant la pipe en cachette, témoigne d’une certaine clairvoyance sur son époque. Même en pleine féerie, Demy ramène ses fantasmes filmés à la réalité du contexte dans lequel il tourne. Après la guerre d’Algérie dans Les Parapluies de Cherbourg, la vague beatnik déclinante des Sixties s’immisce sous les robes de la princesse.
Une recette hybride
On songe bien entendu, aussi, à la poésie de Cocteau, notamment dans la première partie où s’entremêlent l’architecture et la végétation, où s’impose Jean Marais, nouvelle Bête hantée par son désir face à une Belle sans nom, réduite à sa grâce. La muse Deneuve, qui fut la jumelle de Rochefort et la Geneviève de Cherbourg, est à nouveau le visage de l’amour pour le cinéaste. Amour, amour, que son cinéma aime tant, mais qui pourtant « fait souffrir tous les amants qui n’ont pas su tourner la page ». Les paroles de Demy, à nouveau mises en musique par son acolyte Michel Legrand, chantent encore les sentiments, cependant que la mise en scène même des chansons les sauvent en permanence de la mièvrerie. Le refrain de l’amour répété par le perroquet devient un écho ironique cher à la lucidité du regard demyesque et emporte l’amour du côté de l’humour. Quant à la fameuse chanson du cake d’amour, elle enrobe une scène où l’hétéroclite, qui caractérise le film, est à son plus haut degré d’intensité : le banal (le gâteau somme tout bien ordinaire) et le baroque (les meubles dans la cabane), la robe couleur du Soleil et la peau qui pue, portées par une Deneuve dupliquée.
Cette fameuse peau cristallise le tabou, la perversion, les pulsions refoulées, le goût de la souillure et du trivial qui parsème le cheminement de la princesse, depuis l’argent-excrément de l’âne, jusqu’aux courtisanes aux doigts boudinés en passant par les crapauds crachés par la vieille édentée. Elle corrompt en permanence la féerie et inscrit le goût de la fantaisie dans une volonté d’ébranler, non sans une certaine noirceur, la candeur apparente du cinéma de Demy. Ainsi placé sous le signe de l’hétéroclite, Peau d’Âne accumule ambiguïtés, détails (le téléphone anachronique de la fée) et références (à d’autres contes, à l’histoire à travers le nom des prétendantes) par lesquels une nouvelle vision sur grand écran ne saurait épuiser ce film, intarissable source d’enchantement.
Les projections en entrée libre – dans la limite des places disponibles – se déroulent à Paris, dans le 2e arrondissement, près de la rue Montorgueil :
Salle Jean Dame, Centre sportif Jean Dame17 rue Léopold BellanMetro : Sentier (L3) ou Les Halles