VENDREDI 12 JANVIER 2018▶ Lettre d’une inconnue, de Max Ophuls
Lettre d’une inconnue
de Max Ophüls
Etats-Unis – 1948 – 86′
Version restaurée
Vienne, années 1900. À la veille d’une provocation en duel, Stefan Brand, un célèbre et séduisant pianiste sur le déclin, reçoit la lettre d’une certaine Lisa Berndle. Il découvre alors que celle-ci lui a voué toute sa vie un amour sans limites. Lisa revient sur ses différentes rencontres avec Stefan, depuis le jour où celui-ci s’installa à côté de chez elle et où elle tomba follement amoureuse de lui, pour ne jamais s’en défaire. Sa vie sera dès lors tragiquement liée à celle de Stefan…
Deuxième film de Max Ophuls tourné lors de son exil aux États-Unis, Lettre d’une inconnue est une adaptation somptueuse de la célèbre nouvelle de Stefan Zweig, publiée en 1922. Admirablement interprétée par Joan Fontaine – l’héroïne inoubliable de Rebecca – et par l’acteur français Louis Jourdan – connu pour son rôle de Gaston Lachaille dans Gigi –, cette oeuvre mélancolique décrit comme nulle autre les tourments de la passion amoureuse dans une Vienne fantasmatique. Cinq ans avant Madame de…, Max Ophuls brosse un formidable portrait de femme, ici victime d’un amour déraisonné pour un homme volage. Chef-d’œuvre tragique et lyrique, Lettre d’une inconnue est à découvrir dans une splendide version numérique restaurée à 2K !
Extrait de Lettre d’une inconnue de Stefan Zweig
« C’est à toi seul que je veux m’adresser ; c’est à toi que, pour la première fois, je dirai tout ; tu connaîtras toute ma vie, qui a toujours été à toi et dont tu n’as jamais rien su. Mais tu ne connaîtras mon secret que lorsque je serai morte, quand tu n’auras plus à me répondre, quand ce qui maintenant fait passer dans mes membres à la fois tant de glace et tant de feu m’aura définitivement emportée… »
Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée, par Ariane Beauvillard
Si Lettre d’une inconnue n’est pas le premier film américain de Max Ophuls après une partie de Vendetta (1946) et L’Exilé (1947), il est l’exemple éclatant de la victoire d’un style durement imposé outre-Atlantique. Né en Allemagne, en fuite dès 1933 en France puis aux États-Unis après la drôle de guerre, Ophuls (ou Ophüls, mais crédité Ophuls ici) a eu bien du mal à monter des films jugés toujours trop chers, trop profusionnels, trop montés, trop grandiloquents. Étonnamment, Lettre d’une inconnue frappe par la cassure qui s’opère entre la richesse éblouissante des tableaux introductifs et l’épure progressive d’une dramaturgie qui concilie Sécession et Romantisme.
Les formes du drame
Disons-le tout de go, on retrouve dans la première partie de Lettre d’une inconnue, celle de l’innocence, la profusion de décors, d’échelles de plans et d’espaces mis en scène que beaucoup ont rapprochée d’un style baroque. Mais il y a dans le baroque une surcharge, une confusion stylistique et dramatique qui relèveraient presque de l’incompréhension d’un film comme celui-ci : le décor n’est pas un ornement, il est un brouillard d’illusions qui met en valeur la solitude profonde des protagonistes et la vanité des repères physiques, matériels auxquels ils s’accrochent. Et le brouillard se dissipe peu à peu, à mesure que le fil tragique se déroule. Ophuls retrouve ainsi la fine ligne narrative qui tenait la nouvelle de Zweig : un pianiste vieillissant, Stefan Brand, a troqué son talent musical pour des amourettes sans lendemain. La veille d’un duel qu’il compte bien esquiver, il reçoit une lettre qui le plonge dans un passé maintes fois oublié : Lisa, brûlante d’amour pour le vaniteux depuis sa tendre adolescence, l’a croisé, recroisé, a espéré être aimée, puis être simplement reconnue. Par la voix épistolaire, l’inconnue se dévoile et raconte leur échec commun : construit en flashbacks, le film épouse les contours de son personnage central, Lisa. Il se pare tout d’abord des atours de la jeunesse passionnée, foisonnante, mutine, qui évolue dans des décors et des sons vivaces, dans un mouvement de contestation des figures parentales (la mère et le beau-père de Lisa, qui comptent tout mais ne ressentent rien). Ophuls, maître du tourbillon, est aussi brillant dans l’évanouissement rythmique. Le drame ralentit peu à peu, pour filmer la première illusion du sentiment puis l’assombrissement d’un amour inconditionnel donné par Lisa et oublié par Stefan.
L’intime et le social
Plus proche du romantisme que du baroque donc, Lettre d’une inconnue est d’abord une mise en scène de l’intime parasitée par les débordements de l’extérieur. Lisa n’ouvre pas les portes : elle reste dans leur embrasure ou se faufile, refuse de s’imposer et attend qu’un échange prenne forme entre elle et Stefan. La lettre qu’elle lit en voix off est le symbole même de l’impossibilité du dialogue entre l’être de passion et l’être individuel. Le seul personnage qui la voit et l’entend, John, le valet de l’artiste, est muet : il personnifie, comme la jeune femme, l’attente impuissante. Lisa est le débordement de l’intime sur le social, du moi sur l’individu en construction tandis que Stefan est l’être du monde, incapable de vivre pour autre chose que sa propre satisfaction. De toutes parts le film est parsemé du trouble de Lisa, de son incapacité (bien qu’elle se marie et paraît, un temps, s’accrocher au bonheur social) à en sortir ou à le faire évoluer. Joan Fontaine, l’oie blanche Hollywood teintée de féminité éperdue d’Ivanhoé ou Rebecca, rend palpable cette impression de résonance permanente que savent protéger les observatrices généreuses. Et Ophuls de changer l’observatrice en actrice, l’âme errante en figure tragique. Il n’y a rien de mécanique dans la conduite du drame chez lui : ce que certains ont, un temps, critiqué comme de la lourdeur est la représentation de la pesanteur amoureuse, de l’étouffement de l’être qui se noient et disparaît lentement, comme les décors, les illusions et les regards changent et s’épuisent.
Les zones de doute et de tremblement perturbent une dramaturgie flottante : Ophuls développera dans La Ronde, Madame de ou même Lola Montès cette idée que la scène centrale est toujours à venir, que chaque moment du drame, loin d’être pensé comme l’étape d’un processus ou d’un défilement, est un dévoilement, une ombre que l’on espère jusqu’au bout pouvoir lever. Lisa revit finalement la même scène tout au long de sa vie sans pouvoir en changer l’issue. Elle n’est pourtant pas la victime d’une fatalité, elle est la blessure aveuglée et aveuglante du pianiste égocentrique ; elle est la lumière qui s’éteint de ne pas être regardée. Les producteurs d’Universal avaient refusé une sortie américaine à Lettre d’une inconnue en 1948 trouvant le film «trop européen». Touchant pourtant au sentiment le plus universel, l’amour incompris, le film de Max Ophuls, aujourd’hui restauré, est depuis reconnu pour ce qu’il est : un ballet d’ombres incarnées, de visages et de corps cherchant l’oxygène, une plongée dans les limbes du tragique que seule la poésie d’un réalisateur de cette trempe a le pouvoir de laisser vagabonder avant son expiration.
En savoir plus : Extrait critique DVDClassick – Ronny Chester
« Quand vous lirez cette lettre, je serai peut-être morte. »
Dès l’entame du film, avec son atmosphère lugubre et pluvieuse, avec son personnage de séducteur usé et clairement en sursis, saisi en pleine lecture d’une lettre écrite par une femme probablement déjà décédée qui lui conte une histoire d’amour obsessionnelle et illusoire, avec la douce voix de Joan Fontaine qui surgit d’outre-tombe pour nous faire passer de l’ombre à la lumière tout au long de son récit déchirant, nous savons que Lettre d’une inconnue appartient au genre du mélodrame ; un mélodrame d’une puissance dramatique peu commune certes, mais également une oeuvre typique de son pays d’origine – les États-Unis – et de son époque – l’immédiate après-guerre. Pourtant, une fois l’oeuvre achevée, il nous apparaît tout aussi distinctement que Lettre d’une inconnue n’est pas un mélodrame comme les autres, qu’il offre une complexité inattendue du fait des personnages mis en scène, de la nature de leur relations, et surtout par le regard que porte le réalisateur sur ces derniers et par le basculement des points du vue féminin et masculin qui s’opère subtilement au sein du film. La recréation d’un univers ancien disparu, la mélancolie qui innerve profondément le film, l’importance de la musique, le mouvement perpétuel qui emporte les personnages dans une danse sans fin autre que la mort, l’impression d’un rêvé éveillé qui subit les assauts d’une réalité normative, le passage du temps qui détermine la tragédie, le monde vu comme un théâtre dans lequel le destin d’une femme qui s’abîme dans ses emportements passionnels croise celui d’un homme-artiste épris de doutes qui ne réussira à se révéler à lui-même qu’une fois cerné par la mort… incontestablement nous sommes en présence d’un film de Max Ophuls.
Les projections en entrée libre – dans la limite des places disponibles – se déroulent à Paris, dans le 2e arrondissement, près de la rue Montorgueil :
Salle Jean Dame, Centre sportif Jean Dame17 rue Léopold BellanMetro : Sentier (L3) ou Les Halles