JEUDI 22 FEVRIER 2018 à 20 h▶ Des jours et des nuits sur l’aire, de Isabelle Ingold
Des jours et des nuits sur l’aire
de Isabelle Ingold
France – 2016 – 55′
Ce film dresse le portrait d’une aire d’autoroute perdue au milieu de la campagne picarde, un lieu comme dans un rêve : bruissant des pensées et des vies de ceux qui passent ou qui travaillent ici mais aussi un lieu bien réel : véritable poste d’observation de l’Europe d’aujourd’hui où apparaît crûment la violence de la concurrence d’un marché unique, la nostalgie du déracinement et les solitudes contemporaines.
Site de la réalisatrice Isabelle Ingold
Site de la chef opératrice Vivianne Perelmuter
Diacritik – Jean-Philippe Cazier
Des jours et des nuits sur l’aire, d’Isabelle Ingold, est un film particulièrement beau et intelligent. Esthétiquement beau et intelligent. Politiquement beau et intelligent.
Le lieu unique du film est une aire de repos d’autoroute en Picardie. Unité de lieu donc, mais pas unité de temps, semble-t-il, puisque ce qui est filmé est une succession de jours et de nuits. A moins que l’unité de temps, ici, ne soit donnée, justement, par cette succession : le temps insiste, omniprésent dans sa répétition, immuable dans son écoulement. C’est le temps comme événement, implacable, le temps comme destin. Dans le film, cette répétition du temps n’est pas séparable d’une répétition du lieu, une répétition des gestes et des regards : les routiers se retrouvent toujours là, sur l’aire, l’équipe de nuit se retrouve toujours là, la nuit, les mains refont les mêmes gestes : mettre de l’essence dans la voiture, faire frire la nourriture. On parle une fois de plus des uns et des autres. On revient encore sur cette aire comme dans un lieu auquel on n’échappe pas, un lieu dont, en un sens, nous ne sommes jamais partis. L’aire devient ainsi l’aire du monde, la totalité de son espace, quoi que l’on fasse.
Isabelle Ingold filmerait donc d’abord une tragédie, moins en référence aux codes classiques du théâtre qu’en fonction du fait qu’un destin s’impose ici à ceux qui, sur terre, ne sont que les effets d’un ordre plus grand qu’eux. Le film n’est pourtant pas réductible à une métaphysique, encore moins à un point de vue religieux : la métaphysique y est indissociable d’un ordre très matériel des choses, et dans le film n’existent que la terre et ce qui s’y produit – les hommes, l’histoire, les paroles, les rencontres, le travail, les corps, la politique. De fait, dans le film, la répétition du temps se double d’une autre répétition : celle du travail, de l’ordre mécanique du travail qui impose aussi leur destin à ceux qui sont pris dans cet ordre, c’est-à-dire à tous. Travailler sur l’aire veut dire revenir toujours sur l’aire, chaque jour et chaque nuit, reprendre les mêmes gestes, les mêmes mots. Être routier veut dire revenir toujours sur l’aire, tracer des boucles à travers l’Europe qui ramènent pourtant au même endroit. Des jours et des nuits sur l’aire montrerait l’ordre implacable du travail et ce qu’il implique : répétition, emprisonnement, aliénation.
Le film d’Isabelle Ingold est pourtant plus complexe puisque l’ordre du travail ainsi exhibé se double du fait que ceux qui le subissent en même temps le pensent, le parlent et le questionnent, l’analysent et le critiquent. Se double aussi du fait que ceux qui sont pris dans la répétition que son ordre exige se rencontrent, se connaissent, sont ensemble, partagent leurs existences et inventent des formes de solidarité qui échappent à l’aliénation : se rencontrer, se parler, penser ensemble, manger ensemble, s’entraider, sont des façons de se réapproprier, de produire au sein de ce qui vous dépossède des moyens pour inventer des formes de résistance, de critique, d’autonomie. La réalisatrice filme donc surtout une tension, un rapport de force entre ce qui s’impose aux hommes, ce qu’impose aux hommes la logique actuelle du travail, et ce qui déborde cette logique, les points où des trouées apparaissent, où une autre logique est réelle, où d’autres possibles émergent. Ce qui est filmé est le système et les failles, les lézardes qui, à l’intérieur même du système, à sa propre surface, en sont aussi les effets – ceux qui pourront peut-être commencer son écroulement.
Nous n’échappons pas à l’ordre du temps, le temps est l’événement qui se répète sans cesse et persiste en tant qu’événement. Mais cette répétition du temps n’implique en lui-même aucune façon nécessaire de le saisir, de le vivre. Le travail, l’ordre du travail, la reproduction incessante et emprisonnante que cet ordre inclut, ne sont que des manières historiques de se rapporter à l’événement du temps. Cet ordre n’est qu’une façon dont le temps s’effectue dans l’histoire, existe sur le plan de l’histoire qui n’est pas le plan métaphysique du temps. La forme actuelle du travail est une forme historique non nécessaire selon laquelle les hommes actualisent l’événement du temps en y prélevant seulement le même que la répétition implique. Cette forme peut donc changer, être transformée, en extrayant de l’événement la différence que la répétition implique tout autant, puisque ce qui se répète, en se répétant, inclut une différence interne : la création, la nouveauté, l’autre. C’est à la fois les signes du temps comme événement, son effectuation par le travail, la dimension matérielle de cette effectuation, la résistance à cette effectuation et la possibilité d’une autre histoire (différence) que filme Isabelle Ingold.
Ce qui est filmé, ce sont les effets du travail : sur les corps, sur les existences, sur les lieux, sur le temps quotidien qui est le théâtre où nous ne pouvons que vivre. Dans le film, ces effets du travail sont rattachés à un ordre politique et historique qui est celui de notre politique, de notre histoire au présent. Le travail n’existe pas en dehors d’une logique politique factuelle, contingente, mais déterminante. Isabelle Ingold fait voir ce qui advient aujourd’hui aux corps, aux existences, aux espaces, aux pensées du fait du travail et du politique. Le politique ici n’est pas abordé de manière abstraite, idéologique, bavarde, mais par le biais d’un regard qui contemple ce que fait le travail, ce que fait la politique, ce qu’ils produisent concrètement. Qu’arrive-t-il à nos existences ? Qu’arrive-t-il à nos corps ? Qu’arrive-t-il à notre pensée du fait de l’ordre politique européen aujourd’hui ? Ce sont les questions que pose ce documentaire et qui sont à la fois des questions qui relèvent d’un point de vue matérialiste et d’un point de vue de cinéaste : quels sont les effets audibles et visibles de l’Europe néolibérale d’aujourd’hui ? Mais la question qui est posée est tout autant : quelles sont les limites visibles et audibles de ces effets, limites par lesquelles ils sont déjà contestés, mis en péril – et avec eux la politique qui en est la cause –, permettant déjà la possibilité d’autres existences, d’autres affects, d’autres pensées ? Le travail, l’économie, la logique politique européenne sont ici saisis comme exerçant une emprise à tous les niveaux, un pouvoir investissant les corps, les têtes, les vies. Ce sont ces corps, ces têtes et ces vies qui sont montrés à l’écran, devenant visibles et audibles tandis que le pouvoir les rend invisibles, inaudibles, les réduisant à des matières malléables, quantifiables, abstraites, monnayables.
L’aire est une suite d’espaces séparés, distincts. Bien sûr, l’on peut passer du parking à la cafétéria, de la station d’essence à la supérette ou à une chambre d’hôtel hermétiquement close, identique aux autres chambres du même hôtel. Passer d’une partie à une autre, c’est encore tourner dans l’espace balisé et fonctionnel de l’aire qui impose des possibilités précises, prédéterminées : ici on achète de l’essence, là on fait quelques courses, à un autre endroit on s’enferme et on dort. Circuler, passer d’une zone à une autre, c’est passer d’une fonction à une autre en respectant la loi de telle zone, la loi générale qui oblige ici à faire cela et là à faire ceci. Les zones sont déconnectées les unes des autres selon la logique d’un espace de surveillance et de distribution bien différenciée des possibles, leur séparation les unes des autres obéissant en même temps à un diagramme général qui distingue, attribue, définit les possibles. Il y a également l’espace commercial d’un côté et, de l’autre, celui où stationnent les camions, les routiers étrangers qui sont là pour la nuit, pour un jour ou deux durant le week-end. Les routiers y dorment, font la cuisine dehors, se souviennent et espèrent, parlent entre eux les langues des travailleurs pauvres de l’Europe. L’aire, en ce sens, ne serait pas seulement une métaphore de nos sociétés, elle en serait comme le concentré, organisée selon un ordre qui serait la logique même de nos sociétés : circuler c’est être enfermé, être libre c’est être surveillé par les écrans des agents de sécurité qui permettent le repérage, l’identification, la répression. Une prison à ciel ouvert, un emprisonnement d’un type nouveau, sans murs, sans grilles, où la même loi, le même code organisent des différences qui n’en sont pas réellement puisqu’elles reviennent au même, excluant les ruptures, le surgissement du nouveau, l’individuel, la vie.
Pourtant, à l’intérieur de cet espace, la vie persiste, les corps se parlent, les voix se rencontrent, les désirs s’affirment, les regards s’échangent, l’intelligence travaille. On s’invite à manger, on offre de partager son repas avec celui qui n’en a pas, on parle de sa propre existence singulière, on analyse sa situation, on met au jour les effets de l’ordre néolibéral européen. On parle toujours de soi, de ce qui arrive à soi. Et parler de ce qui arrive à soi, c’est dire ce qui arrive aux autres : la même solitude, les mêmes déchirements, la même exploitation, des rêves qui sont communs ou s’articulent les uns les autres. Une intelligence collective devient possible, non pas théorique, institutionnalisée, mais concrète et prolétaire. Le film d’Isabelle Ingold rend audible cette parole, l’écoute, montre les visages qui la portent. Le film, par ses plans, son montage, rejoint et accompagne cette production d’un commun, montre que cette parole est commune, révèle le commun de ce discours autant éthique que politique. C’est ce que fait le film : traverser les espaces séparés de l’aire, joindre ce qui s’y trouve déconnecté, créer des rapports entre ce que l’aire disjoint et tend à maintenir séparé. La logique du film est ainsi esthétique et politique : elle met au jour du politique à l’œuvre, à savoir l’ordre politique qui exerce son emprise et la résistance quotidienne à cet ordre, autant qu’elle prend part à cette réalité politique en en permettant la conscience, en s’accordant à ce qui la fait dérailler, en favorisant de manière tout aussi politique son sabotage.
Une des forces du film d’Isabelle Ingold est de montrer sans aucune lourdeur, sans mobilisation d’un bagage théorique paralysant et asphyxiant qui imposerait ses propres catégories a priori, le politique à l’œuvre dans le quotidien, selon des formes qui ne semblent pas immédiatement politiques : parler de soi, offrir à manger, raconter son divorce, montrer une photographie de son enfant, vivre avec sa femme dans la cabine du camion, échanger avec des gens dont on ne connait pas la langue, faire le ménage dans une chambre, s’asseoir, regarder, attendre. Tout ceci est politique car tout ceci affirme des désirs individuels, fait exister autre chose que ce qu’impose la logique politique actuelle, crée des liens qui sortent des cadres qu’elle impose. Tout ceci est donc en acte une contestation et l’affirmation d’autre chose, de la vie qui insiste et produit ses propres effets qui sont aussi des effets politiques. Il s’agit d’une politique active de résistance qui ne passe plus par les formes institutionnelles, reconnues par l’Etat, de la contestation et de l’invention politiques.
Ce que montre le film, de la plus belle des façons, est que le politique n’est pas une sphère séparée qui serait la propriété des spécialistes, d’une partie réservée de l’élite européenne. Le politique existe dans le quotidien de tous, et tous parlent et pensent le politique, même les prolétaires des autoroutes, même les femmes de ménage, même celui qui parle mal dans n’importe quelle langue. Si tous n’ont pas accès aux institutions qui s’approprient la représentativité politique – partis, Etat, syndicats, institutions européennes –, si tous ne maitrisent pas les codes et compétences techniques qui conditionnent institutionnellement la légitimité du discours et de la décision politiques, tous sont pourtant capables d’une pensée et d’une existence politiques – y compris les exclus d’un pouvoir politique qui ne fonctionne actuellement que par une forme de violence par laquelle est confisquée la légitimité du politique. Croire que l’homme commun est actuellement séparé du politique, faire croire que le politique ne peut être que l’affaire de spécialistes dont c’est le métier, ne peut que servir un pouvoir aliénant et destructeur. Ce sont ces croyances que renverse le film d’Isabelle Ingold – au plus près de ce qu’est le politique aujourd’hui en Europe, de ses formes, de ses processus, des possibilités de contestation et d’invention.
Il s’agirait donc, dans Des jours et des nuits sur l’aire, de se confondre avec une autre histoire, de la filmer, de la rendre audible, d’y participer en choisissant son camp. Dans une très belle et puissante scène du film, un routier portugais se plaint du fait que les travailleurs des pays de l’est acceptent des salaires plus bas, prenant ainsi la place de ceux qui occupaient ces emplois. Un autre routier, également portugais, lui répond : lorsque tu es venu du Portugal pour travailler en Espagne, tu as fait la même chose, tu as accepté de travailler en étant payé moins que les routiers espagnols – ne te trompe pas d’ennemi. L’ennemi, ce n’est pas l’autre travailleur, c’est le système qui impose des conditions de vie et de travail indignes, qui exploite et dresse les groupes les uns contre les autres. L’ennemi, c’est la politique qui appauvrit et exploite la pauvreté, qui ne fonctionne qu’en divisant et séparant – ne te trompe pas d’ennemi. Ce n’est pas un énarque qui tient ces propos, c’est un chauffeur poids-lourd qui fait ici l’analyse politique et économique la plus juste. Et qui, comme le réalise le film lui-même, produit du lien là où le pouvoir sépare et isole selon une logique du conflit. C’est alors une autre histoire qui apparaît, qui devient possible, à la fois un autre récit et une autre forme historique du travail et du politique. C’est une autre histoire qui existe déjà lorsqu’un jeune homme raconte qu’il vient régulièrement sur l’aire pour passer du temps de manière anonyme, pour sortir de son quotidien appauvrissant et limité : affirmation d’un réel où le désir individuel peut exister, sans autre finalité que lui-même. C’est une autre histoire qui existe lorsqu’Isabelle Ingold filme la campagne qui entoure la zone de l’aire, qui est maintenant exploitée selon les exigences de l’agriculture intensive, alors même qu’elle a été le lieu, durant la guerre, de massacres, de cadavres, d’une histoire de sang réglée par une autre forme de pouvoir. Le film montre ainsi l’histoire – dans les deux sens – actuelle du pouvoir, du politique, comme il montre dans le même temps comment celle-ci est doublée d’une autre histoire, réelle autant que possible, une contre-histoire qui est politique et à la production de laquelle le film participe.
Des jours et des nuits sur l’aire n’est pas un film sur le politique, il est lui-même politique, il est de multiples façons du politique en acte – un film avec les paroles et les existences politiques, avec les corps et les visages qui sont politiques, avec les rêves et les désirs qui sont politiques. Ne se trompant pas d’ennemi, participant au contraire à la résistance réelle. Un film qui montre une partie de ce qu’est l’Europe aujourd’hui. Un film qui – ce serait le plus important – fait résonner ce que l’Europe pourrait être. Ce qu’en un sens elle est déjà.
Les projections en entrée libre – dans la limite des places disponibles – se déroulent à Paris, dans le 2e arrondissement, près de la rue Montorgueil :
Salle Jean Dame, Centre sportif Jean Dame17 rue Léopold BellanMetro : Sentier (L3) ou Les Halles