VENDREDI 18 MAI 2018 à 19h ▶ National Gallery, de Frederick Wiseman
National Gallery
de Frederick Wiseman
États-Unis/France/Royaume-Uni – 2014 – 2h 53′
National Gallery s’immerge dans le musée londonien et propose un voyage au cœur de cette institution peuplée de chefs d’oeuvre de la peinture occidentale du moyen-âge au XIXe siècle. Le portrait d’un lieu, son fonctionnement, son rapport au monde, ses agents, son public, et ses tableaux. Dans un perpétuel et vertigineux jeu de miroir le cinéma regarde la peinture, et la peinture regarde le cinéma.
Dossier de presse – Entretien avec Frederick Wiseman
Avant At Berkeley, on pouvait s’étonner du fait que vous n’aviez jamais filmé une université. Avec National Gallery, on pourrait vous faire la même remarque quant aux musées.
Ces deux films sont l’un comme l’autre des projets que je porte depuis longtemps, mais je ne peux pas tout faire à la fois ! J’ai pensé faire un film sur un musée il y a au moins 30 ans, mais d’autres projets sont intervenus entre-temps. Et pour ce type de lieu, les autorisations sont assez compliquées à obtenir.
Il y a beaucoup de « reproductions » de tableaux dans le film. Y a-t-il eu des contraintes ou des questions spécifiques de droits pour filmer les oeuvres ? Non, au moins à partir du moment où l’on a obtenu l’autorisation de la part du musée, on a le droit de regard sur les œuvres. Puis la particularité de la collection est qu’elle débute au XIIIe siècle et qu’elle s’arrête au XIXe siècle, donc il n’y a donc aucun souci avec le copyright.
Quel est votre rapport personnel à la peinture et aux musées ? Je suis un amateur. J’ai un peu étudié l’art lorsque j’étais à l’université et j’ai toujours fréquenté les musées lors de mes voyages.
On aurait pu imaginer bien d’autres musées, comme, à Londres la Tate Gallery, mais votre désir était vraiment de vous immerger dans la National Gallery ? Oui, j’étais décidé à aborder la National Gallery, parce que c’est l’une des meilleures collections du monde, touchant une très large part de l’histoire de la peinture à partir de ses 2400 tableaux. Aussi, en comparaison avec d’autres musées de cette valeur qualitative, c’est un lieu assez petit par rapport au Louvre à Paris, au Metropolitan à New York ou au Prado à Madrid. Et même si c’est relativement réduit, en plus de l’interaction avec les oeuvres, c’est aussi un travail passionnant d’explorer tout ce qui s’y passe. Puis ça m’amuse beaucoup que la base de la collection provienne d’une grande vente du Duc d’Orléans après la Révolution française – c’est un élément que je fais d’ailleurs figurer dans le film.
Vous avez une méthode de tournage qui se répète de film en film, mais avez-vous eu ici une réflexion en amont sur la façon dont vous alliez aborder le fait de filmer des tableaux ? Comment filmer les tableaux ? C’est une question extrêmement compliquée… Puis il fallait aussi appréhender le grand nombre d’oeuvres… L’option principale a été de casser le cadre – l’encadrement, l’accrochage des peintures – et d’entrer à l’intérieur du tableau. J’ai essayé de le faire comme on fabrique un film, en variant entre plans larges et plans serrés, puis de travailler sur la profondeur de champ dans les oeuvres. La peinture peut devenir beaucoup plus vivante au cinéma si l’on ne voit pas le mur, le cadre, le cartel à côté précisant l’auteur, le titre, la date, la technique, etc. Avec tout ça le tableau devient un objet ; ma volonté a été de suggérer que le tableau est vivant, et qu’il raconte une histoire en lui-même.
Il est vrai que vous n’hésitez pas à faire ce que l’on pourrait appeler un « remontage » des tableaux, mais également une narration. J’ai un peu volé les tableaux ! Mais j’espère que je ne les ai pas « violés »…
La question du fonctionnement, du pouvoir et de la hiérarchie au sein du musée apparaît dans le film, mais on a l’impression que ça n’était pas votre plus grand souci.
Un peu tout de même, on voit la réunion du comité directeur. Mais à mon avis, les tableaux étaient beaucoup plus intéressants que les conflits entre les départements ou les relations politiques. Et en plus, il n’y a pas une expérience humaine qui ne soit suggérée par les oeuvres. Le contenu des tableaux raconte tout, la cruauté mais aussi la tendresse : on y voit tout !
Il y a aussi un champ de tension vis-à-vis de « l’extérieur » : les questions budgétaires, le terme marketing qui revient plusieurs fois, la communication, les partenariats privés notamment, cet événement sportif…
Bien sûr, le monde extérieur est présent, je veux suggérer tout ce que je peux. Et je ne souhaite surtout pas éluder tous ces aspects.
Est-ce qu’on peut voir à cet égard une sorte de cycle en cours dans votre filmographie qui relierait La Danse, Le Ballet de l’Opéra de Paris (2009), Crazy Horse (2011), At Berkeley (2013) et National Gallery ? Chacun, dans toute leur singularité, pose la question du patrimoine et de l’héritage, de la transmission, de l’adaptation au monde de lieux ayant trait à la culture et au savoir… Ce sont les circonstances qui me guident. Je veux tourner dans le plus grand nombre d’endroits pour saisir la vie contemporaine, cela pendant le temps qui m’est donné de travailler et vivre. Il se trouve que cette vie contemporaine dans National Gallery est fortement reliée au passé. Mais je ne pense pas à des cycles car l’ordre dans lequel je tourne mes films est le fait du hasard et des possibilités qui s’offrent à moi. Par exemple, j’ai toujours voulu tourner à la Comédie Française, j’y ai pensé au moins quinze ans avant de le réaliser. Puis un jour un ami m’a appelé en me disant qu’il pensait que c’était le bon moment pour le faire. Après j’ai monté des pièces à la Comédie française, en faisant cela j’ai rencontré les gens de l’opéra ; ça m’a conduit vers La Danse, Le Ballet de l’Opéra de Paris ; la question du ballet et de la chorégraphie m’a donné l’idée de Crazy Horse… Et entre-temps Boxing Gym (2010) a été pensé dans la relation entre la danse et la boxe. C’est l’accumulation de l’expérience qui me conduit vers des lieux et des institutions, d’un film à l’autre j’apporte l’expérience de tous les autres. Si l’on prend encore davantage de recul, le premier film que j’ai réalisé et qui se préoccupe de la danse est Basic Training (1971), un film sur la formation d’un bataillon militaire, avec des séquences que j’ai monté d’une façon abstraite en pensant précisément à la chorégraphie. Voilà quels sont les liens entre mes films.
Sur combien de temps le tournage s’est-il déroulé ? Environ 12 semaines entre mi-janvier et mi-mars 2012, avec un rythme presque quotidien sur cette période – je crois que j’ai pris seulement deux week-ends sur ce laps de temps. Ce n’est pas un hasard si je choisis souvent des lieux restant ouverts 7 jours sur 7… Puis le rythme quotidien est aussi élevé, environ 12 heures par jour. Car c’est très intéressant d’observer avant l’ouverture du musée, puis il y a aussi les événements nocturnes. Quand on commence, on a toujours peur de manquer des choses parce qu’on n’est pas présent, même si on en rate forcément.
Vous avez déclaré il y a quelques années que votre filmographie n’était qu’un seul film de 80 heures… Oui, mais je n’ai pas remis les compteurs à jour ! Il faut que je le fasse, mais on doit atteindre environ 90 maintenant.
Pour le son, que vous signez ici comme dans presque tous vos films, y a-t-il eu une recherche particulière ? C’est pour moi la même logique que pour l’image, c’est très instinctif et guidé par le fait d’avoir du matériau pour le montage, aussi pour éventuellement jouer un peu lors de la phase du mixage. Je ne me pose pas de grandes questions théoriques et métaphysiques lors du tournage.
C’est assez passionnant la façon dont vous mettez à plusieurs reprises en narration ces oeuvres en les fragmentant, en déconstruisant l’unité de l’espace-temps du tableau. Est-ce que vous avez fait beaucoup d’essais, de tentatives à ce sujet ? Le but du tournage est pour moi de me donner le plus de possibilités pour le montage. J’avais compris en amont qu’il s’agissait d’un sujet particulièrement complexe, j’ai donc essayé de bien me protéger et d’avoir les choses dont j’aurais peut-être besoin. Et je fais beaucoup d’essais au montage car je ne suis pas capable de travailler d’une façon abstraite, il faut que je fasse pour trouver. Je cherche à trouver des associations, et ces associations me mènent vers d’autres, et ainsi de suite.
D’une façon assez logique, le regard constitue un axe important du film, celui du public, celui du spectateur, et celui des tableaux. Comment l’avez-vous travaillé ? D’une façon très simple : le regard est une question de cinéma. National Gallery est donc, à travers la peinture, sans cesse travaillé par des questions de cinéma.
Sans aucune ironie ni mauvais esprit, et sans comparer le public d’un musée à celui d’un zoo, un autre film de vous travaille particulièrement cette question du regard : Zoo (1993)… (Rires) Oui… Parce que les animaux regardent les gens et inversement ! Mais je ne veux pas fausser cette relation entre les regards dans National Gallery, ni la mettre sur un même plan que dans ZOO. Je crois qu’on ne peut pas le faire sans ironie… Mais toute l’idée du regard est celle du cinéma, peut-être plus encore du documentaire.
Contrairement à ZOO, on ne voit pas dans National Gallery le public captant ce qui est devant lui avec divers appareils plutôt que d’en faire l’expérience directe par le regard, alors que c’était beaucoup le cas dans ZOO… Qu’en était-il de ceci dans le musée ? C’est tout simplement interdit d’utiliser des appareils à la National Gallery.
La parole et les mots sont d’autres piliers du film. Vous vous intéressez beaucoup à l’articulation entre l’image et la parole sur les images, à la mise en mots de ces représentations. La question du scénario revient à plusieurs reprises. Il s’agit justement de l’un des grands sujets du film, et c’est ce dont le spectateur fait l’expérience… Et si je peux l’expliquer en 25 mots, pourquoi tourner le film ? C’est une question extrêmement complexe. J’espère que le film, par le travail effectué sur le montage, en rend compte.
Cette parole et le niveau de langage changent sans cesse, s’ajustent à l’auditoire.
Oui, et ce que ce phénomène suggère est passionnant. Cela ne résout rien, mais pose beaucoup de questions.
C’est une interprétation, mais face à un public que l’on imagine défavorisé et largement composé d’élèves d’origine africaine, la guide fait référence à l’esclavage. Est-ce que vous avez voulu signifier ici cet ajustement de la parole ? Ce qu’elle dit est vrai ! Une partie des collections a été achetée avec l’argent de la traite négrière. Cela ajoute une complexité à la question, mais il n’y a pas de signification arrêtée pour cette séquence, même s’il faut penser à ce que cette guide dit.
Mais il s’agit peut-être du moment où l’ajustement de la parole est le plus net, ou, disons, le plus significatif du point de vue « social » de l’auditoire. Je ne connais pas la guide qui a dit ça. Il se peut qu’elle insiste sur ce point en raison de son auditoire mais je suis certain que cela fait partie intégrante de sa réflexion politique personnelle – je suppose qu’elle le dit aussi quand il s’agit d’un public de Blancs.
Cette question de la parole induit un montage complexe entre la bande image et la bande son. J’ai joué sur des associations, parfois littérales. Par exemple avec Samson et Dalila de Rubens, quand le guide parle de la lumière, j’illustre avec des motifs du tableau. Dans ce cas, je veux que l’on voie ce qui est dit. Pour d’autres situations, comme le concert de piano qui est donné parmi toutes ces peintures, le fonctionnement de la séquence est beaucoup plus abstrait et implicite. Ces tableaux sont autour et interagissent avec l’auditoire, et le montage recherche quelque chose d’essentiellement rythmique et suggestif – pour éventuellement dire quelque chose en plus, qui n’a peut-être rien à voir avec la musique.
D’une façon générale, on assiste tout le long du film à une mise en abîme permanente entre peinture et cinéma. C’est tout à fait ça, c’est peut-être pour cette raison que le film excède par son contenu les choses quotidiennes qui se déroulent dans le musée.
Parmi toutes ces mises en abîme que le film produit, il y a celles que l’on peut relier au montage ; on dit d’ailleurs le « montage d’une exposition ». Faire cohabiter deux images, les relier, organiser leur rencontre, cela a donc à voir avec le montage auquel votre cinéma est si attaché… Avez-vous eu cette impression de faire un film sur le cinéma, et, peut-être, sur votre démarche personnelle de cinéaste ?
Cette question me passionne et ce n’est pas la première fois que je m’y intéresse. C’est une façon de regarder le film, mais pas la seule. Je me rends compte que ce que j’ai essayé de traiter ici est d’une grande complexité, il s’agit sans doute de mon film le plus abstrait.
Le curateur de l’exposition Léonard de Vinci parle de « mosaïque » pour le montage de l’exposition, et c’est un terme que vous utilisez vous-même pour caractériser le montage de vos films. Pour At Berkeley, j’avais 250 heures de rushes, 170 pour National Gallery… Je tourne toujours énormément, mes films sont donc toujours des mosaïques ! C’est-à-dire une sélection, des choix subjectifs, à partir d’une expérience de tournage où j’accumule beaucoup de matière. Le but du montage est de trouver une structure et une rythmique, à propos desquelles je n’ai aucune idée préconçue. Mes films sont toujours une découverte, à l’inverse, sans caricaturer, d’une fiction, pour laquelle le scénario guide le tournage et les prises. Il en est de même pour les thèmes de mes films, ils surgissent de ce que je trouve, la surprise régit le tout.
Vous vous mettez dans les dispositions de découvrir les choses comme pour la première fois. Oui, et je cherche à communiquer cette surprise, et à la transmettre ou à la suggérer au spectateur. Et tout ce que j’ai appris également.
C’est un moment troublant quand il est dit que Nicolas Poussin peignait en ayant conscience qu’il serait accroché à côté de Mantegna, prenant en compte cela dans ses choix chromatiques… C’est aussi, en quelque sorte, déjà du montage ?
Oui, on peut dire ça.
Vous êtes donc parti de 170 heures de rushes, quelles sont les étapes de cette entreprise de montage ?
Premièrement, en rentrant du tournage, je vois tout, ce qui me prend 7 à 8 semaines. C’est une blague que je fais souvent, mais j’adopte le système du Guide Michelin : trois, deux, une, ou aucune étoile… Je me retrouve ensuite avec environ la moitié d’un matériau dont je monte les séquences que je pense pouvoir utiliser – aussi bien la bande image que la bande son. Cette phase représente 6 à 8 mois. Et quand j’ai monté toutes les scènes « candidates », je fais le premier assemblage. Cela peut aller assez vite ; dans cette phase, je joue sur l’ordre, le rythme, les associations. Ce premier montage représente environ trois quarts d’heure de plus que le résultat final. C’est à ce moment que je revois tous les rushes pour être certain que je n’ai pas oublié quelque chose qui serait devenu important compte tenu de la structure trouvée, ou bien il peut s’agir d’un plan pour soutenir un rythme ou une transition.
Le ballet final – Machine pour metamorphosis sur Miserere Mei de William Byrd – agit comme un tableau qui se mettrait en mouvement, un tableau vivant. C’était un des évènements du musée. Il y a eu un ballet signé Wayne McGregor – que j’avais rencontré en faisant La Danse, Le Ballet de l’Opéra de Paris – travaillant en écho avec l’exposition « Metamorphosis Titien », articulé autour de cette volonté de faire danser des corps en dialoguant avec les tableaux. Quand j’ai su ça, j’ai demandé si je pouvais le tourner. Ces relations entre les arts m’intéressent beaucoup, c’est aussi une circulation entre mes films.
Charlotte Garson – Zérodeconduite.net
“De loin, il est très réaliste, mais lorsque l’on s’approche, il devient abstrait, et par là-même insaisissable” C’est une guide de la National Gallery de Londres qui parle, à propos de Johannes Vermeer. Mais elle pourrait tout aussi bien décrire le génie documentaire de Frederick Wiseman. Observation, immersion : souvent employés à l’égard de son cinéma sans entretiens ni voix-off, ces mots-clés du réalisme manquent la part dramaturgique, esthétique et pour tout dire abstraite de son art, qui ressort plus nettement dans les tracés chorégraphiques de La Danse (2009) ou de Boxing Gym (2010).
Le musée, chambre d’écho du monde extérieur
Comme dans les « symphonies urbaines » du cinéma muet, National Gallery filme d’abord le musée à l’aube, avant que ses salles ne se peuplent de visiteurs et de gardes. Bientôt, Wiseman donne à voir les coulisses de cette institution. Non seulement ses collections reposent en partie sur la traite négrière (comme le rappelle une conférencière à des écoliers, noirs pour certains d’entre eux), mais ce lieu public continue à ne pas aller de soi politiquement, dans une Angleterre libérale. Faut-il s’associer à un téléthon fortement médiatisé, quitte à gêner l’entrée des visiteurs ? Comment aller chercher le public qui ne va jamais au musée ? La séquence où s’affrontent à mots feutrés le directeur du musée et sa « communicante » pose la question de ce qu’est ou doit être le service public – que le précédent film de Frederick Wiseman, At Berkeley (2013), posait également en s’intéressant à la plus prestigieuse université publique américaine.
Monter, c’est donner à voir
Frederick Wiseman alterne souvent les gros plans de tableaux de maîtres et les « têtes » des visiteurs qui les contemplent. Ces plans de coupe placent au coeur du film la question du regard. Comme si les tableaux, et peut-être l’art en général, ne commençaient à exister qu’une fois les visiteurs entrés. Spectateur par excellence, le réalisateur nous restitue la singularité de son regard sur les oeuvres par la manière dont il les filme. Très tôt, dès les premiers plans du film, il entre dans le tableau, faisant fi des limites de son cadre : les plans de détail abondent, qui fragmentent la peinture, lui redonnant une dynamique propre par les moyens du cinéma. Ce « remontage » des tableaux, Wiseman l’effectue aussi dans leur épaisseur quand il s’intéresse au travail des restaurateurs, qui font apparaître d’autres tracés sous les chefs-d’oeuvre que l’on croyait définitifs – manière de réintroduire du temps dans l’image : temps de la création, de l’esquisse, de la rature.
Les mots et les choses
Le montage (étape capitale dans la méthode de Wiseman, qui y consacre la plupart de son temps de réalisation) repose également sur une captation de la parole engendrée par les images. National Gallery est constitué en grande partie par les discours que suscitent les oeuvres du musée : à partir de cent soixante heures de rushes réduites à à peine trois heures de film, il explore la façon dont la parole asticote le visible, tout en sachant qu’elle n’en aura jamais fini avec lui.
À la parole docte, venue « d’en-haut », le film oppose le sens pédagogique des conférenciers du musée, animant l’oeuvre en la reformulant – témoin le saisissant voyage dans le Moyen-Âge que la guide offre à ses auditeurs devant un tableau de 1377 –, ou puisant dans la peinture les ressources d’un intense storytelling (le Moïse raconté aux enfants, Samson et Dalila). Le montage confronte ainsi la parole – sa puissance de raconter, de faire comprendre, de décrire – face au mystère de l’art, à ce qu’il conserve d’irréductible. Comme dans l’anamorphose des Ambassadeurs de Hans Holbein, quelque chose résiste à la description ou à l’interprétation. Même Léonard de Vinci, qui attire les foules, « peint l’invisible », comme le souligne le commissaire de l’exposition.
La peinture parle au cinéma
Peindre l’invisible : ce paradoxe est aussi un programme, que Wiseman reprend volontiers à son compte en partant du visible et de l’audible (ce qu’il tourne) pour avancer grâce au montage vers un entrelacs complexe, plus abstrait. National Gallery frappe donc par sa dimension réflexive. Montage, restauration, regard : Wiseman trouve au musée des métaphores du cinéma. Comme l’affirme l’une des guides, et comme nous spectateurs pourrions le dire à propos des films : « Les tableaux changent. Je le sais car je viens tous les jours ». Changement dont le regard du spectateur, et a fortiori du cinéaste, est le plus sûr garant. Lorsque, au dernier plan du film, apparaît un autoportrait de Rembrandt à l’âge mûr, regard du documentariste a lui aussi changé, glissant du social à l’intime.
Critikat – Adrien Dénouette (extrait)
L’œil du visiteur
On pourrait comparer le plaisir d’un nouveau film de Wiseman avec la cuisine de bonne maman : c’est la garantie d’un savoir-faire sans pareils pour un résultat toujours bluffant, le tout mijoté à l’instinct, sans manuel de préparation. Dans des proportions pantagruéliques, les films de Wiseman se mangent toujours froids. Avec cent soixante-dix heures tournées pendant trois mois pour un plat unique de près de trois heures, National Gallery ne change pas la recette d’un iota, mais sert une décoction plus digeste et malicieuse que jamais. Sans doute parce que pour la première fois, le cinéaste fait sortir la caméra de ses gonds d’observatrice, et ajoute une nuance d’action à sa palette. S’il brosse le portrait d’un lieu public, avec ses flots de visiteurs aux yeux vitreux, son petit carrousel d’experts et les coulisses d’une institution à la recherche de financements extérieurs, le détour des tableaux offre à Wiseman un nouveau territoire d’excursion. Tranchant librement dans le détail, l’œil du réalisateur recadre et produit par collure de nouvelles visions de peinture : tantôt sidérantes, tantôt effrayantes ou au seuil du visible, elles dotent les images d’un second souffle, affranchies de la totalité de l’objet « tableau » (relire à ce sujet l’article dédié au film, à l’occasion du dernier festival de Cannes). Le film découpe et remonte les toiles au profit d’une arborescence visuelle, hors de toute allégeance à l’iconographie officielle qui classe les œuvres par auteur ou époque, dans une chronologie de confort. Sous l’œil de la caméra, le musée fourmille alors de circuits buissonniers, au gré des troubles et correspondances plastiques, révélant les canaux secrets d’une histoire vacillante et personnelle de l’art, écrite avec les yeux de chaque visiteur.
Les projections en entrée libre – dans la limite des places disponibles – se déroulent à Paris, dans le 2e arrondissement, près de la rue Montorgueil :
Salle Jean Dame, Centre sportif Jean Dame17 rue Léopold BellanMetro : Sentier (L3) ou Les Halles