MERCREDI 6 JUIN 2018 à 19h 30 ▶ Ressources humaines, de Laurent Cantet
Ressources humaines
de Laurent Cantet
France – 2000 – 1h 33′
Projection organisée en partenariat avec l’APSE (Association des professionnels de la sociologie en entreprise).
Frank, 22 ans, étudiant à Paris dans une grande école de commerce, revient chez ses parents le temps d’un stage qu’il doit faire dans l’usine où son père est ouvrier depuis trente ans. Après des années d’indépendance, Frank renoue avec sa famille à la grande joie de son père.
A l’usine, Frank est affecté au service des Ressources humaines. Fort de tout ce qu’il a appris à l’école, il se croit un temps de taille à bousculer le conservatisme de la direction qui a du mal à mener à bien les négociations sur la réduction du temps de travail. Il met beaucoup d’enthousiasme à la tâche, jusqu’au jour où il découvre que son travail sert de paravent à un plan de restructuration prévoyant le licenciement de douze personnes, dont son père.
Frank rompt avec la direction, communique ses informations aux syndicats, qui déclenchent alors une grève. Il veut que son père s’implique dans cette lutte, mais celui-ci, qui a placé toute sa fierté dans la réussite sociale de son fils, refuse de se joindre au mouvement. La confrontation violente qui s’ensuit viendra clarifier leur relation tout en renvoyant chacun à sa propre histoire.
Dossier de presse
Seul Jalil Lespert, qui interprète le rôle de Frank, est un acteur professionnel. Il est entouré d’amateurs choisis dans des ANPE en fonction de la catégorie socio-professionnelle des personnages qu’ils étaient censés incarner. Ces derniers ont participé à des ateliers d’écriture filmés en vidéo durant l’été 98 pour aboutir à une scénarisation tout à fait classique menée par les auteurs, Laurent Cantet et Gilles Marchand. Par la suite le casting s’est poursuivi dans la région du tournage (à Gaillon en Haute Normandie), lequel a eu lieu entre février et mars 1999, sur une durée de six semaines.
Entretien avec Laurent Cantet
Le titre, « Ressources humaines » c’est d’abord une réaction au cynisme de l’expression. L’humain est géré au même titre que les stocks ou les capitaux… J’ai eu envie de jouer sur le double sens du terme et dépasser l’expression administrative codée pour essayer de parler des ressources de l’humain. « Ressources humaines », c’est d’abord deux personnages qui s’aiment et vont se mettre à lutter l’un pour l’autre. Il y a d’un côté le père, qui se bat pour que son fils devienne le jeune loup aux dents longues conforme à cette image très respectueuse qu’il se fait des cadres. Plus le fossé entre lui et son fils se creuse, plus il est heureux. A travers le parcours de son fils, il vit, par procuration, une revanche sociale qui, même s’il ne l’exprime pas aussi clairement, a sans doute toujours été sa raison d’être. En face de lui, il y a Frank, ce fils sur qui se sont cristallisés tous les espoirs et toute la fierté de la famille, et qui, lui, se bat pour que son père se prenne en main et se conforme à l’image de l’ouvrier telle qu’il la rêve. Cette histoire familiale intime s’inscrit dans le contexte très concret de l’usine. Le monde de l’entreprise n’est pas là seulement en décor, même s’il est évidemment très cinégénique. L’usine est un lieu qui m’intéresse beaucoup parce qu’il fonctionne comme une loupe braquée sur les rapports humains. Il y a peu d’endroit où les relations entre les gens soient aussi fortes. Les relations de pouvoir peuvent s’y exprimer librement, la hiérarchie s’y impose comme seul modèle de fonctionnement, les inégalités y sont plus patentes que nulle part ailleurs. Au sein de l’entreprise, on peut donner à voir des choses très extrêmes tout en les montrant par le petit bout de la lorgnette. C’est comme une micro société où tout serait exacerbé. Tout le film est construit sur de continuels allers retours de l’usine au pavillon familial, de la sphère publique à la sphère privée. Ces deux plans s’imbriquent de plus en plus étroitement à mesure que l’on avance dans le film, ils se nourrissent mutuellement, ils se répondent et s’explicitent l’un l’autre.
La situation de Frank est en quelque sorte un cas d’école. En décidant de faire son stage précisément dans l’entreprise où son père est ouvrier, il s’expose délibérément, il va au charbon. Il entremêle si parfaitement l’intime et le public que le moindre de ses actes dans l’un des registres a forcément des répercussions dans l’autre, des conséquences qu’il ne contrôle pas toujours d’ailleurs, mais qui lui permettent progressivement d’évaluer combien l’engagement personnel peut être lourd à porter. Il me semblait par ailleurs important de situer cette relation père-fils dans l’univers du travail, parce que c’est précisément le travail qui structure leur histoire commune. Le débat sur les 35 heures s’est imposé pratiquement de lui même, tout d’abord parce que je tenais à inscrire le film dans une actualité immédiate. Dans « Ressources humaines », il est question très directement des 35 heures, de la loi Aubry, de la C.G.T.… En plus, il se trouve que le passage aux 35 heures est une mesure qui a des répercussions tout à fait immédiates sur la vie intime des gens, puisqu’elle régit justement ce qui est censé échapper au monde du travail : le temps libre, le temps qu’on a pour soi.
Tel père tel fils ? C’est une vraie banalité de dire que le père, comme la plupart d’entre nous, existe par son travail. Il a l’amour du travail bien fait, il est attaché à l’idée de performance et a une conception stakhanoviste du travail (« un gars bien entraîné, il fait 700 pièces à l’heure », explique-t-il fièrement à Frank qui vient le voir travailler pour la première fois). Il entretient une relation très intime à sa machine, un attachement presque fusionnel avec elle, il est très fier de la montrer à son fils, de lui en expliquer le fonctionnement, un peu comme un artisan avec son outil. C’est précisément tout ça qui lui permet de tenir depuis 30 ans à son poste. Je me souviens à ce sujet d’une discussion que j’ai eue avec de très jeunes ouvriers, dans l’usine où l’on a tourné. Ce stakhanovisme, ils le vivent de façon exemplaire. Il suffit de voir l’énergie qu’ils mettent à travailler sur les presses pour l’évaluer. Mais j’ai tout de même été très surpris de les entendre m’expliquer qu’eux, ils pourraient faire le double de travail « si les vieux ne les retardaient pas » ! Évidemment, ça semble être l’expression d’une aliénation maximale. Pour eux, c’est peut-être au contraire un rempart contre l’aliénation, c’est clamer qu’ils sont plus forts que la machine, plus forts que ce à quoi on les astreint. Par ailleurs, pour le père comme pour beaucoup de gens, le travail est une valeur en soi, une véritable religion. Il valorise la fatigue, la sueur, comme un dépassement de soi. Aussi aliénant que puisse être le travail, il est malgré tout un accomplissement personnel. Ou en tous les cas, il est vécu comme tel. Bien sûr, on peut voir dans cette conception une stratégie intime un peu lâche, qui a pour seul but de rendre le travail supportable. Pour le père, je crois que la question ne se formule pas en ces termes. Il travaille parce qu’il faut travailler pour mériter sa place parmi les hommes. C’est une question de citoyenneté, de dignité aussi. La réduction du temps de travail, pour lui, c’est une préoccupation luxueuse, et le luxe, il n’aime pas forcément ça. Tout ça n’exclut pas qu’il souhaite une autre vie à son fils. « L’ascenseur social » est une idée qu’il a toujours eue en tête, qui le définit tout autant que son propre travail. Et s’il est le dernier à se mettre en grève, à la fin du film, c’est que toute sa révolte, toute son énergie, sont focalisées sur la réussite de son fils. Sans remettre en question sa propre place, il est celui qui va porter son fils vers le bonheur. Parallèlement, quand Frank travaille à la mise en place des 35 heures, il le fait lui aussi en pensant à son père, pour améliorer sa vie. Quand il constate que celui-ci « reste méfiant », il est évidemment très embêté. Tout ce que lui-même valorise (plus grande souplesse de l’emploi du temps, moins de monotonie, moins de temps passé à l’usine et surtout, implication de tous dans le débat) déstabilise trop son père qui préfère ne pas remettre en cause l’équilibre bien éprouvé de sa vie. Frank fait là un constat d’échec très douloureux. Il réalise combien il est difficile de faire le bonheur des autres. Il tente alors de faire preuve de pédagogie, mais il est obligé de constater qu’il n’a aucune prise sur son père. Il est, à son tour, mis face à ce fossé qui se creuse entre eux et doit reconnaître son impuissance à le franchir. De plus, Frank bouleverse radicalement la hiérarchie familiale. D’abord, c’est lui qui veut amener le « bonheur » à son père en oeuvrant à la réduction de son temps de travail. Mais surtout, tout le long du film, il inverse le sens de la transmission. Il commence par être sermonné par son père, infantilisé presque, et, plus on avance dans l’histoire, plus c’est lui qui donne des leçons. Il devient adulte, et le père est pris au piège qu’il a lui même mis en place. Il est dépassé par son fils, tant d’un point de vue social que sur le plan de la compréhension du monde. Il a beau résister (au restaurant par exemple, en refusant que ce soit Frank qui paie, plus tard, en décidant de ne pas faire grève…), c’est toujours Frank qui a le dernier mot.
Le fils entre deux mondes. Un des postulats de départ du film est que la lutte des classes, que l’on a tendance à vouloir ranger au grenier de l’histoire, est encore une notion d’actualité, et que finalement, elle régit encore profondément la société. Dans ce cadre là, la place du père est clairement définie, alors que Frank, lui, cherche la sienne. Il est continuellement en porte-à-faux entre un avenir qui l’excite assez et une histoire familiale qui lui colle à la peau. Quand il arrive dans l’entreprise, il sort d’une grande école de commerce, et il est habitué à ce qu’on lui déroule le tapis rouge. Je voulais qu’il assume parfaitement son statut de cadre. Il en a le costume, l’assurance, parfois même l’insolence, et il croit sincèrement avoir un rôle positif à jouer dans l’entreprise. Il regarde avec un peu de condescendance les cadres qui vivotent dans leurs bureaux et qui ne lui semblent « pas très malins ». Il a assez de confiance en lui-même pour s’attaquer à l’archaïsme de l’entreprise. Il incarne parfaitement le néo-libéralisme « à visage humain », qu’on lui a enseigné tout au long de ses études et dont il ne peut ou ne veut pas voir l’hypocrisie. Il croit sincèrement qu’une entreprise peut être un lieu harmonieux, qu’on peut y inventer des rapports différents entre les hommes, qu’on peut penser l’entreprise autrement qu’en termes d’exploitation. Il a de réels accents de sincérité quand il parle de responsabilisation, de motivation de tous… Le film porte un regard bienveillant sur cet idéalisme. Frank veut par ailleurs tirer profit de sa position de cadre/fils d’ouvrier dont il est persuadé qu’elle fait de lui l’intermédiaire parfait entre les deux camps. Mais cette idée, comme la plupart des belles idées, résiste mal à l’épreuve de la réalité. Il avait franchement surestimé sa force, et tombe de haut quand il comprend qu’il a été manipulé. Il éprouve très fort ce sentiment d’avoir joué contre son camp, d’avoir trahi, et il est une nouvelle fois renvoyé à cette schizophrénie tout à fait invivable. Il a alors une réaction très épidermique, très impulsive. Il se débat plus qu’il ne prend une véritable décision. Il tente un revirement en rejoignant les syndicats, en déclenchant la grève, en s’engageant dans la lutte. Mais là encore, ce qui se joue pour lui est d’ordre tout à fait intime. C’est sa relation à son père qui lui importe le plus. Ce qu’il désire par-dessus tout, c’est que son père se prenne en main. Peut-être qu’il serait prêt à trahir son père si celui-ci se défendait et jouait le jeu. Et c’est là que Frank devient vraiment pathétique. Il éprouve les rapports de classe dans sa chair, il a tenté sa chance des deux côtés de la barrière, et sait maintenant qu’il n’a de place ni d’un côté ni de l’autre. Il est entre les deux, et sait qu’il y restera à tout jamais. Il ne sera jamais un cadre heureux, mais il est tout à fait conscient que ces quelques jours de lutte au côté des ouvriers ne seront qu’un intermède, qu’en toute honnêteté, il ne peut pas continuer à « jouer à l’ouvrier », que ce n’est pas sa place non plus, que ça ne l’intéresse pas. Il est mis définitivement face à une solitude dont il sait qu’il pourra la tromper, mais pas en sortir.
La honte. Cette honte, il l’a probablement ressassée pendant vingt ans, et soudain, il a la force de la formuler. En quelques mots, il dit toute sa vie : la honte de ce père trop soumis, la honte d’être fils d’ouvrier, la honte maintenant d’avoir honte d’être un fils d’ouvrier. Il en veut à son père de lui avoir transmis sa propre honte, de l’avoir fait grandir dans la honte de sa classe, il lui reproche de lui avoir communiqué ce sentiment d’indignité qui débouche forcément sur la honte.
Son explosion, ce règlement de compte avec son père est d’autant plus violent et inadmissible qu’il a lieu en public, dans l’usine, devant les autres ouvriers. On a travaillé une journée entière sur cette séquence, et ça a été le moment le plus éprouvant de tout le tournage. On était tous très secoués par ce qui se passait sous nos yeux. Les figurants en particulier, très impliqués dans l’histoire, étaient tellement bouleversés, choqués même, qu’entre les prises, un silence lourd s’installait. Et sur le moment, j’en suis venu à douter de la séquence, qui m’est apparue dans tout ce qu’elle a d’inadmissible. En particulier quand Jean-Claude, le père, a craqué pour de bon. Ce personnage si solide, si carré, si campé sur ses positions, était déstabilisé, et oubliait toute la pudeur bourrue qui le caractérisait. Ce petit tremblement de lèvres qu’il a à la fin de la séquence, à son échelle, c’est un véritable tremblement de terre. Tout le monde y a été très sensible, et quand madame Arnoux, la syndicaliste s’approche de lui, c’est réellement pour le réconforter, sans se demander si la caméra tourne encore ou pas. Et puis, il s’est passé quelque chose d’étonnant : Jean-Claude a demandé à refaire une prise supplémentaire, parce que cette fois, il se sentait prêt à aller encore plus loin dans l’émotion. Tout le monde a été soufflé par cette demande… On a refait le plan, Jean-Claude a été moins bon que la première fois, mais il s’était approprié la séquence, il l’avait revendiquée pour lui-même, pour le film, peut-être justement parce qu’il sentait qu’elle nous dépassait tous un peu.
L’autre père. La troisième grande figure du film, c’est sans doute le patron, avec qui Frank instaure une relation presque filiale. Le patron, comme le père, a une vraie confiance en Frank, il place d’emblée leur relation sur un terrain affectif, et n’hésite pas à se montrer très paternaliste. Frank ressent une vraie fierté lorsque l’idée de consultation des ouvriers semble plaire au patron. La fierté d’un enfant que son père félicite. Et la trahison du patron en est d’autant plus douloureuse. Elle vient sceller l’impossibilité pour Frank d’être de ce côté-là aussi. Pourtant, il me semble que le moment de vraie rencontre entre les deux hommes se situe après la crise, après que Frank a réalisé qu’il avait été manipulé, au cours du règlement de compte. C’est là que le patron est le plus proche de Frank, qu’il compatit vraiment, et on le sent ébranlé par la détresse de ce fils qui aurait pu être le sien. Il perd toute son assurance, sa voix tremble… Et il continue à revendiquer une filiation possible en affirmant à Frank que ces décisions, lui-même aura à les prendre dans quelques années, quand il sera cadre. En une toute petite phrase, « c’est ça les chefs », il lui donne à entrevoir d’un coup tout son avenir en tant que cadre et chef d’entreprise. Ce saut dans l’avenir, cette prémonition, est tout à fait insupportable pour Frank et sa solitude se fait de plus en plus pesante.
Trouver sa place. Frank a expérimenté les deux volets possibles de son existence, et il est dans une impasse. Il sait qu’il n’a de place nulle part. Tout le film, comme d’ailleurs mes films précédents, peut se résumer à ce face à face d’un individu seul, face au groupe qu’il n’arrive pas à intégrer.
Au cours de la dernière séquence, cette kermesse qui marque le début de la grève, j’ai voulu qu’il soit très en marge, spectateur d’un monde perdu, nostalgique. Il se voit déjà loin de tout ça. C’est comme s’il était déjà face à de vieux souvenirs. Les autres sont distants, les voix lui parviennent atténuées et confuses. Il voit tout ça comme une cérémonie d’adieux. Et il y a ce face à face avec le père, ce regard qui souligne plus leur séparation définitive qu’il ne crée de lien entre eux. Ils ne peuvent plus que se regarder. L’un et l’autre acceptent la séparation, Frank est devenu adulte, et le père s’est pris en main comme le souhaitait son fils : il a pour la première fois de sa vie arrêté sa machine. Cela dit, rien n’est réglé entre eux, ils n’ont pas réussi à se parler, ils n’y arriveront certainement jamais, ils ont juste accepté cet état de fait. Mais déjà, et ça, ce n’est certainement pas très optimiste de ma part, le père serre son petit-fils dans ses bras, il semble se raccrocher à lui, et j’imagine très facilement qu’il s’apprête à reproduire la même histoire avec lui. A la fin du dernier plan, après ce long travelling dont la forme un peu cérémonieuse peut surprendre au regard du reste du film, Frank se retrouve seul à l’image, et semble apostropher tout le monde avec sa question : et toi, elle est où ta place ?
La méthode. Plutôt que de procéder à une mise à plat du film, je préfère parler de la méthode de travail qu’il m’a permis de mettre au point : j’avais en tête l’histoire, j’avais une vision globale du film, et j’ai rédigé un séquencier, une trame très précise, l’ossature du scénario. Mais je connaissais très mal le monde de l’entreprise que je n’ai jamais vécu de l’intérieur, je ne suis pas d’origine ouvrière, je n’ai jamais milité, et je me sens souvent trop peu impliqué. Du coup, je crois que j’avais besoin de faire valider mes idées par ceux dont c’était le quotidien. Cela a débouché sur une méthode de travail proche de celle que j’avais mise en place dans mes précédents films mais que j’ai cette fois poussée un peu plus loin. Nous avons organisé un casting dans les ANPE, dans les associations de chômeurs et dans les associations d’aide aux chômeurs. Les rôles des ouvriers sont tenus par des gens qui sont ouvriers ou l’ont été, la syndicaliste est une vraie syndicaliste, le patron est un vrai patron. A partir du séquencier, nous avons travaillé pendant tout un mois avec les différents acteurs. On a fait des improvisations, de longues discussions, que nous avons filmées en vidéo, et qui nous ont fourni la matière définitive du scénario. Il a fallu beaucoup élaguer, construire, adapter parfois la trame à ce que ces semaines de travail m’avaient fait découvrir. Cette méthode, c’est avant tout une attention aux choses et aux gens, aux détails qui en disent souvent plus qu’un long dialogue, aux corps surtout, aux attitudes. J’aime donner le sentiment qu’on a capté les choses plutôt que de les fabriquer, même si, bien sûr, ce n’est pas tout à fait vrai. J’aime travailler avec des amateurs. Travailler, non pas sur le savoir-faire d’un comédien, sa capacité à faire exister un personnage, mais sur une manière d’être. Pour ce film, il me semblait que l’acteur le plus talentueux ne pourrait pas retrouver la position d’un corps courbé sur sa machine, les postures, les gestes très discrets, la façon de parler, et surtout le niveau de langage, tout ce qui, pour moi, fait la justesse du film. Cela dit, je considère les amateurs comme de véritables comédiens, je n’attends pas d’eux qu’ils se livrent eux-mêmes sur l’écran, il y a un vrai travail de mise en forme des personnages. Arrivé au tournage, il y a un scénario tout à fait classique, des dialogues précis, des contraintes de raccords, de timing… La seule différence, c’est que les mots que je leur prête sont les leurs, que la construction des phrases a intégré leur façon de parler, que leurs tics de langage sont respectés… Cela dit, je suis aussi exigeant vis-à-vis d’eux que je pourrais l’être vis-à-vis d’un professionnel. Jalil Lespert qui joue le rôle de Frank n’est pas un amateur mais j’ai le même rapport avec lui qu’avec un non professionnel parce qu’à chaque fois qu’il joue dans un de mes films (mon premier court métrage était son premier film aussi), il arrive aussi vierge que la fois d’avant. Avec lui, on a beaucoup travaillé sur le niveau de langage qui devait varier en fonction des situations : très familier dans le privé, très « pro » à l’usine. Très pro, mais malgré tout un peu besogneux. Ce n’est pas son langage, il l’a appris sur le tard. On voulait qu’il semble en représentation quand il se trouve devant le patron ou le DRH. Alors, on a essayé de doser les failles, les « fautes », sans pour autant décrédibiliser le personnage, sans lui faire perdre sa solidité. Toujours dans le souci de se “frotter” au réel, nous avons tourné dans une entreprise en activité, pratiquement en condition de reportage. On s’est greffé sur l’activité de l’usine en essayant de déranger le moins possible les ouvriers. Il y a eu une vraie collaboration de la part de l’entreprise qui a tout de même mis à notre disposition des machines alors que l’usine tournait et qu’il y avait donc des commandes à respecter. Il y avait une pression continuelle que nous avons partagée : des pièces à livrer chaque soir chez Renault. Il me semble que tout ça se voit dans le film, que ça impose une sobriété, une économie de moyens, une approche brute des choses qui me plaît.
Le groupe. Filmer le groupe est une constante dans mon travail. Faire du cinéma est sûrement une façon d’être à la fois dans le groupe et spectateur du groupe. Il y a beaucoup de monde dans les scènes à l’usine, les acteurs, les ouvriers et l’équipe de tournage. J’aime que le scénario soit un dispositif qui génère des situations suffisamment chaotiques pour être obligé de me battre, sur le tournage, avec des choses que je ne domine pas. Créer des accidents et les exploiter. Ça me semble être une manière efficace d’appréhender le réel. Admettre qu’il y a plein de choses inexprimables (ou alors si lourdement que ça en devient ridicule), mais dont on peut tout de même restituer quelques aspects. Chaque plan devient une sorte de pari. A partir d’un scénario relativement désincarné, je parie sur le fait que quelque chose qui m’échappe va passer, malgré la lourdeur du dispositif de tournage, les 15 personnes autour, malgré les 5 camions de matériel qui attendent dehors. Quelque chose que j’aurais induit forcément, ne serait-ce qu’en me mettant en situation d’être dépassé. C’est presque plus de la stratégie que de la mise en scène. Une disponibilité, et une exploitation des données en temps réel. Entretien réalisé avec la collaboration de Isabelle de Catalogne. Septembre 1999.
Les projections en entrée libre – dans la limite des places disponibles – se déroulent à Paris, dans le 2e arrondissement, près de la rue Montorgueil :
Salle Jean Dame, Centre sportif Jean Dame17 rue Léopold BellanMetro : Sentier (L3) ou Les Halles