SAMEDI 22 SEPTEMBRE 2018 à 19 h 30 ▶ Au-delà des montagnes, de Jia Zhang-Ke
Au-delà des montagnes
de Jia Zhang-Ke
Chine/France/Japon – 2015 – Vostf – 2h 06 »
Avec Zhao Tao (Tao), Zhang Yi (Zhan Yinseng), Liang Jindong (Liangzi), Dong Zijian (Dollar), Sylvia Chang (Mia), Han Sanming (l’ami de Liangzi)
Chine, fin 1999.Tao, une jeune fille de Fenyang est courtisée par ses deux amis d’enfance, Zhang et Liangzi. Zhang, propriétaire d’une station-service, se destine à un avenir prometteur tandis que Liangzi travaille dans une mine de charbon. Le cœur entre les deux hommes, Tao va devoir faire un choix qui scellera le reste de sa vie et de celle de son futur fils, Dollar.
Sur un quart de siècle, entre une Chine en profonde mutation et l’Australie comme promesse d’une vie meilleure, les espoirs, les amours et les désillusions de ces personnages face à leur destin.
Dossier de presse
Entretien avec Jia Zhang-Ke
Propos recueillis par Jean-Michel Frodon
Y a-t-il une généalogie pour ce film ?
Il y a eu un temps de maturation très long, Mountains May Depart vient en partie de séquences accumulées durant le tournage des films précédents. Depuis 2001, lorsque j’ai eu ma première caméra numérique, mon chef opérateur Yu Lik-wai et moi avons beaucoup circulé, en filmant un peu au hasard. Nous avons tourné des images qui n’étaient pas exactement des tests, plutôt des notes, sans savoir ce qu’on en ferait. Il y a 4 ans, nous avons fait plus ou moins la même chose avec une nouvelle caméra, beaucoup plus perfectionnée, l’Arriflex Alexa. La mise en relation de ces deux ensembles d’images, à 10 ans d’intervalle, m’a donné l’idée du film. J’ai été frappé à quel point les images de 2001 me semblaient lointaines, comme venues d’un monde disparu. Je me suis demandé comment j’étais moi-même à cette époque, et si j’étais capable de renouer avec celui que j’ai été il y a si longtemps… dix ans qui semblent un gouffre.
Vous aussi, vous avez changé durant cette période.
Bien sûr, je suis un homme différent moi aussi, j’ai 45 ans et une expérience de la vie qui faisait défaut alors. J’ai trouvé intéressant, à partir de cette distance parcourue,de poursuivre la trajectoire au-delà du présent, dans le futur. Quand on est jeune on ne pense pas à la vieillesse, quand on se marie on ne pense pas au divorce, quand on a ses parents on n’envisage pas qu’ils vont disparaître, quand on est en bonne santé on ne pense pas à la maladie. Mais à partir d’un certain âge, on entre dans ce processus, qui est celui du présent mais aussi de projections dans l’avenir. Le sujet du film est la relation des sentiments avec le temps : on ne peut comprendre vraiment les sentiments qu’en prenant en compte le passage du temps.
Pour cela, vous aviez aussi besoin d’aller dans le futur ?
Si on raconte seulement le présent on manque de recul. Se placer du point de vue d’un futur possible est une manière d’observer différemment le présent, de mieux le comprendre. Ayant vécu toute mon existence en Chine, je suis très conscient des mutations foudroyantes qu’a connu le pays, dans le domaine économique bien sûr, mais aussi pour ce qui concerne les individus. Tous nos modes de vie ont été bouleversés, avec l’irruption de l’argent au centre de tout.
Vous avez essayé de représenter le temps lui-même ?
Un des moyens auxquels recourt le film repose sur la comparaison entre les étapes d’une vie et des paysages successifs qui défileraient, d’où l’importance de l’idée de voyage dans le film : la voiture, le train, l’hélicoptère, etc. Il y a ce déplacement permanent, et en même temps il y a ce qui se répète, ce qui est stable dans le quotidien – ne serait-ce, de manière très triviale, que le fait de manger : on a fait des raviolis, on fait des raviolis, on fera des raviolis…
Le film parcourt en effet de multiples paysages, mais il y a aussi un point fixe, qui est la petite ville de Fenyang, où vit le personnage de Tao.
Fenyang est une petite ville de la province centrale du Shanxi, c’est là que je suis né et que j’ai grandi. J’y ai tourné mes deux premiers films, Xiao-Wu et Platform, et une partie de A Touch of Sin. C’est un point d’ancrage affectif, j’y ai mes amis et une partie de ma famille, mais aussi un point d’ancrage esthétique et social : pour moi, Fenyang représente ce que vit le commun des mortels en Chine. Cette région est aussi très attachée à une notion qui est le sujet du film, et qu’on exprime en chinois par les caractères Qing Yi. Cela désigne une notion très forte de la loyauté envers ses proches, qu’il s’agisse de sa famille, de la personne qu’on aime ou de ses amis. Cette idée, qu’on peut comparer à ce qu’on a appelé en Europe au Moyen-Age la « foi jurée », est centrale dans les romans de chevalerie. Elle est incarnée dans la mythologie chinoise par Guan Gong, le dieu de la guerre. Son attribut traditionnel est cette longue hallebarde avec un plumet rouge, cet objet qu’on voit réapparaître dans chaque partie du film. Il est porté par quelqu’un qui semble errer sans but, comme s’il ne savait plus que faire de cette vertu.
Vous avez la nostalgie d’un rapport plus profond et plus durable entre les personnes.
Oui, mais pas seulement entre les personnes, cela peut être avec des lieux, et surtout avec des souvenirs. Dans la vie quotidienne des Chinois d’aujourd’hui, je constate une perte profonde de cette relation d’engagement réciproque, et elle affecte aussi les souvenirs. Même si une relation entre des personnes se défait, il ne devrait y avoir aucune raison pour ne pas continuer de respecter ce qui a été partagé. Si on abandonne cela, tout peut se défaire, même « les montagnes peuvent s’en aller ». Est-ce aussi le titre en chinois ? Littéralement, le titre chinois veut dire « les vieux amis sont comme la montagne et le fleuve », ils sont immuables. La formulation est l’inverse du titre en anglais, mais c’est la même idée, la même interrogation.
Le changement de cadre, de plus en plus grand, le passage du 1,33 au 1,85 puis au format scope traduit autant une perte de repères qu’une ouverture.
J’ai suivi les contraintes des techniques successives utilisées quand nous avions filmé, techniques qui correspondent elles-mêmes aux différentes périodes. Les scènes dans la boite de nuit, ou celles avec le camion de charbon enlisé, ont été tournées en 1,33 à l’époque, j’ai tenu à les conserver dans ce format. Avec l’Alexa et le format plus large, c’est tout le rapport à l’espace qui change, pas seulement la taille du cadre. Et puis à nouveau avec les images en scope, pour lesquelles on a utilisé des objectifs anamorphiques, donc qui déforment l’espace même si on ne s’en rend pas compte.
Pourquoi avoir choisi l’Australie pour la partie future ?
La plupart des Chinois qui émigrent vont aux Etats-Unis et au Canada, surtout sur la Côte Ouest, mais l’Australie me semblait bien plus lointaine. Le choix de l’Australie tient au fait que c’est dans l’autre hémisphère, quand c’est l’hiver en Chine, là-bas c’est l’été. Quand il fait très chaud en Australie, il neige dans le Shanxi. Le succès international de A Touch of Sin m’a amené à circuler dans de nombreux pays, je m’y suis intéressé à la présence d’immigrés chinois, et notamment du Shanxi. J’étais particulièrement attentif au sort des jeunes, et à leurs rapports avec leurs parents. J’ai découvert dans de nombreux endroits, à Los Angeles, à Vancouver, à Toronto ou à New York, des ruptures dans le langage, avec des conséquences profondes. Dans beaucoup de familles chinoises émigrées, seul un des deux parents parle anglais, l’enfant, lui, ne parle que l’anglais. Il y a donc un des deux parents avec lequel il ne peut pas dialoguer. C’est une rupture majeure.
Pour la troisième partie, vous avez dirigé des séquences entières en anglais, une langue que vou sne maîtrisez pas entièrement.
Ce n’est pas un problème pour moi, je connais le texte que disent les acteurs puisque je l’ai écrit, et ensuite c’est affaire de rythme. Dans ces conditions, je peux diriger des scènes en anglais sans problème.
Deux chansons jouent un rôle important dans le film, Go West, des Pet Shop Boys et une chanson de variété en cantonais.
La chanson de Pet Shop Boys a été extrêmement populaire en Chine dans les années 90, quand j’étais à l’université, à une époque où des discothèques ouvraient un peu partout. Dans les boites de nuit et dans les soirées, Go West était la chanson qui passait systématiquement à la fin, et qui réunissait tout le monde dans une danse collective. On ne se demandait pas trop ce que désignait l’Ouest, ça pouvait être la Californie (qui pour nous est à l’Est) ou l’Australie comme les personnages du film. Quant à la chanson en cantonais, Take Care, c’est un morceau de la chanteuse Sally Yeh. Elle est une star de la cantopop, mais la chanson elle-même est peu connue. Je l’aime beaucoup, je l’écoute souvent. La musique populaire m’a toujours beaucoup intéressé, ces chansons m’ont aidé à comprendre la vie et elles sont un très bon témoignage de la mentalité collective, elles racontent la société. A nouveau, je suis frappé par la disparition, dans les chansons récentes, des sentiments forts, de l’engagement fidèle envers quelqu’un ou quelque chose qui était si présent auparavant. J’ai d’ailleurs publié un article sur le sujet : on a toujours des chansons d’amour, mais qui s’attachent plus au physique, et à l’instant. Au contraire, Take Care porte sur l’idée qu’une séparation est sans doute en cours mais que ce qui été vécu de fort ne sera pas effacé.
Zhao Tao est présente dans tous vos films depuis Platform, mais elle a une présence nouvelle dans Au-delà des montagnes, une autre manière d’être actrice. Lui avez-vous demandé de jouer différemment ?
Ce n’est pas moi qui lui ai demandé, cela vient d’elle, et elle m’a beaucoup étonné. On se connaît bien puisque nous sommes mariés, et qu’on travaille ensemble depuis longtemps, mais avec ce film j’ai découvert des aspects d’elle que j’ignorais, un monde intérieur qui m’était inconnu. Au début de la préparation, elle m’a demandé si je pouvais lui donner des indications sur le personnage, je lui ai donné seulement deux mots : « explosif » pour la première partie et « océan » pour la deuxième. A partir de là, elle a énormément travaillé de son côté, elle a rempli plusieurs cahiers de notes sur le personnage, sur tout ce que je n’avais pas écrit dans le scénario, qui comme d’habitude est surtout constitué de grands repères, en laissant beaucoup de place à l’initiative durant le tournage. Elle a fait une véritable création littéraire. Elle a par exemple cherché à expliquer, pour elle-même, comment cette femme avait accepté de laisser son fils partir avec son mari. Elle a aussi pris beaucoup d’initiatives, par exemple pour la scène finale, elle porte des habits qui appartiennent à ma mère, c’est son idée. Elle a également beaucoup travaillé le langage corporel, pour chaque époque. Son expérience de danseuse l’aide pour cela.
Qui sont les autres acteurs ?
Zhang Yi, qui joue le mari, a souvent joué à la télévision, il est connu en Chine. Je l’ai vu dans Dearest de Peter Chan, qui était à Venise en 2014, et j’ai beaucoup aimé son jeu. Liang Jing-dong, qui joue l’autre homme, était déjà dans Platform, il n’avait pas joué depuis longtemps. Dollar est interprété par Dong Zi-jang, qui vient de l’Académie d’art dramatique. Et Sylvia Chang, bien sûr, est la star de dizaines de films signés Li Hanxiang, Ann Hui, Tsui Hark, Edward Yang, Johnnie To, Mike Newell, Ang Lee, Tian Zhuang-zhuang… Elle est aussi cinéaste, mais surtout il me fallait une très bonne actrice chinoise qui parle parfaitement anglais.
On retrouve comme coproducteur le studio Shanghaï Film Group, malgré les problèmes de A Touch of Sin, toujours pas sorti en Chine. Cela n’a pas été difficile de renouer avec eux ?
Non, le Shanghai Film Group a aimé le scénario et était partant pour m’accompagner. Avec ce film, j’espère leur permettre de récupérer l’argent qu’ils ont perdu à cause de l’interdiction de A Touch of Sin : celle-ci s’est faite à la dernière minute, quand ils avaient engagé des frais importants pour la sortie du film. Parmi les coproducteurs, aux côtés de ma société, Xstream, et d’Office Kitano, allié indéfectible depuis 15 ans, nous avons reçu le soutien de MK2, grâce aux récents accords de coproduction franco-chinois.
Ce film a l’autorisation de sortir en Chine ?
Oui, en principe il n’y aura pas de problème.
Souvent, dans vos films, il y a des plans qui ne font pas partie de l’histoire, qui l’enrichissent de manière indirecte, par exemple ce plan du tigre en cage. D’où vient cette image ?
Oui, ce tigre me faisait pitié, j’éprouvais de la tristesse pour lui, comme pour les humains, les personnages du film. Quand je voyage en Chine, dans les petites villes, je vais fréquemment voir les animaux dans les zoos, les voir m’inspire une forme particulière d’émotion.
Critikat – Raphaëlle Pireyre – Extrait
Presque rien ne nous sera raconté de la façon dont la jeunesse fin de siècle s’extrait du prolétariat pour mordre dans un capitalisme conquérant et sans frontière. C’est encore par les objets que s’exposera la réussite fulgurante de Zang, signes extérieurs de richesse accumulés et exponentiellement coûteux. Voiture, dans une époque ; iPad, appartement spacieux dans la suivante. Cet effet de métonymie culminera en Australie, quand il nous suffira de voir la multitude d’armes à feu rassemblées avec leurs munitions sur la table basse de l’appartement familial pour comprendre la nature mafieuse des affaires du père. Et pour imaginer de ce fait qu’elles sont à l’origine de sa fuite hors du continent. De même, les personnages secondaires sont juste esquissés, comme la belle-mère passagère de Dollar, que l’on entendra simplement, par pur snobisme, parler en anglais au jeune garçon par Skype. Autour de ce trio, l’histoire de la Chine s’écrit surtout par des départs et des retours à partir du point fixe qu’est Fenyang.
Go West : aucun des trois protagoniste ne se ralliera à l’injonction mi-conquérante, mi-ironique du tube de Pet Shop Boys qui ouvre et clôt le film. Ni Zhang qui fuit pour l’est, ni l’immobilisme de Tao. Pas plus que Lianzi qui parcourt le pays, courant après les fermetures successives des mines, ne revenant chez lui lorsqu’il est déjà trop tard et que la maladie l’a irrémédiablement atteint. Les flux migratoires étaient déjà au cœur dans les précédents films de Jia Zhang-ke, quoiqu’exclusivement intérieurs à la Chine. Devenus internationaux, ils disent à quel point l’horizon du monde s’est élargi pour les Chinois en l’espace de quelques décennies. Dans The World, l’ouverture au monde ne passait que par le fantasme des reconstitutions d’un parc d’attraction. Loin de ce rêve de copiste, le monde réel s’ouvre pour les personnages de la partie australienne futuriste qui se déploie alors dans le format large du CinemaScope. Jia Zhang-ke a en effet choisi de tourner chaque époque dans un grain d’image propre, mais aussi dans un format de projection spécifique. La fin de l’année 1999 de la première partie se fêtait dans un beau format carré 1.33 avant de laisser place au 1.85 de la période 2014. Mais si cette ouverture de l’espace du cadre se fait le symptôme d’un élargissement du monde, de l’espace habitable des Chinois entre 1999 et 2025, elle traduit aussi et surtout l’évolution de relations qui se distendent. Du surnombre du ménage à trois de la première partie, on passe au manque d’une cellule familiale délitée dans la dernière. Dollar est seul dans l’appartement familial, éloigné de son père au sein du cadre comme il l’est affectivement. Certes, cette partie australienne est empruntée, alourdie par des acteurs qui jouent assez faux, mais on ne peut s’empêcher d’avoir envie de lui pardonner ces maladresses puisque c’est justement de cela qu’elle traite : l’artificialité des relations dans une époque où l’on ne connait plus le nom de sa propre mère. L’anticipation n’est d’ailleurs pas représentée par Jia Zhang-ke comme une époque technologiquement plus avancée que la notre, mais plutôt comme une époque où la technologie a remplacé l’affectif.
Le Monde – Isabelle Regnier – extrait
De ce mélo qui menace par moments de se désagréger, mais que Jia Zhang-ke relance sans cesse avec maestria, on sort étreint par un sentiment de perte irrémédiable, auquel se mêle en sourdine une croyance tenace, malgré tout, dans l’être humain. Le temps et ses différents régimes, de la quasi-immobilité de Fenyang à l’hypervitesse du capitalisme mondialisé, sont au cœur d’une mise en scène qui oppose les vols en jet privé et les longs voyages en train, qui cherche dans les petits rituels, dans des objets qui traversent les époques, ce qui peut encore se transmettre entre les êtres.
Car ce qui est en jeu ici a à voir avec le lien, le sentiment d’appartenance, l’identité, autant de prérogatives de l’humain qui tendent à se dissoudre dans cette course éperdue. Ce tourbillon de courants violents se cristallise dans l’ambivalence passionnante de l’usage qui est fait de la chanson Go West. Cet hymne festif aseptisé, coquille vide dans laquelle n’importe qui peut se fondre sans se reconnaître, est pour Tao un fétiche, la trace d’une époque heureuse dont la mémoire lui permet de tenir en un seul morceau. A la fin du film, dans un moment de grâce inouï, qui la voit danser seule au milieu d’une plaine désolée, il lui offre la plus déchirante des consolations.
Les projections en entrée libre – dans la limite des places disponibles – se déroulent à Paris, dans le 2e arrondissement, près de la rue Montorgueil :
Salle Jean Dame, Centre sportif Jean Dame17 rue Léopold BellanMetro : Sentier (L3) ou Les Halles