JEUDI 25 OCTOBRE 2018 à 19 h 30 ▶ Western, de Valeska Grisebach
Western
de Valeska Grisebach
Allemagne/Bulgarie/Autriche – 2017 – 2h
Avec Meinhard Neumann, Reinhardt Wetrek, Syuleyman Alilov Letifov, Veneta Frangova
Un groupe d’ouvriers allemands prend ses quartiers sur un chantier pénible aux confins de la campagne bulgare. Ce séjour en terre étrangère réveille le goût de l’aventure chez ces hommes, alors que la proximité d’un village les confronte à la méfiance engendrée par les barrières linguistiques et les différences culturelles. Rapidement, le village devient le théâtre de rivalités entre deux d’entre eux, alors qu’une épreuve de force s’engage pour gagner la faveur et la reconnaissance des habitants.
Dossier de presse
Notes des producteurs
Valeska Grisebach ne travaille pas comme les autres réalisateurs. Pour elle, tout commence avec un sujet, un thème. Dans ce cas, elle voulait faire un western contemporain définissant comment la communication quotidienne peut devenir une arme potentielle pour un duel. Valeska commence toujours avec une longue période de repérage et de recherche de ses lieux et personnages. Mais il n’y a jamais de scénario classique : elle travaille à partir d’un traitement. Cela représente un défi pour la préparation, la production et le tournage – et, bien sûr, pour le financement du film. Les commanditaires préfèrent toujours voir un scénario.
Une intensité et une simplicité désarmante caractérisent les films de Valeska Grisebach. Leurs héros nous touchent en plein coeur et atteignent quelque chose de fondamental. Valeska travaille toujours avec des comédiens amateurs. Les ouvriers de chantier du film pratiquent le même travail dans la vie aussi. Il a fallu plusieurs années pour effectuer le casting : nous avons auditionné plus de 600 personnes en Allemagne pour trouver nos acteurs principaux Meinhard (Neumann) et Vincent (Reinhardt Wetrek), ainsi que l’ensemble des acteurs. La plupart viennent de Berlin, en grande partie de l’ancienne Berlin-Est. Pour la plupart d’entre eux, c’était la première fois qu’ils voyageaient en dehors d’Allemagne. Nous avons trouvé tous les acteurs bulgares sur le lieu même du tournage, dans le village de Petrelik, où nous avons réalisé le film.
C’est la première fois que nous réalisons un film comme WESTERN. D’habitude, nous avons toujours un scénario à suivre. Avec ce film Valeska a attendu de voir ce qu’elle trouvait sur le lieu du tournage, et cela a façonné son histoire. Elle reste attentive et réceptive aux gens, aux conversations et aux histoires autour d’elle.
Nous avons tourné ce film dans le sud de la Bulgarie, près de la frontière grecque. Le lieu joue un rôle central. Au départ c’était un véritable pas vers l’inconnu, mais on s’est rapidement sentis chez nous : nous avons été accueillis avec curiosité, générosité et hospitalité, ce qui nous a permis de marier en douceur les besoins et l’infrastructure d’une équipe de tournage avec les besoins et le soutien du village.
Nous avons travaillé avec une petite équipe, et le film a été tourné dans un style plutôt documentaire. Le film n‘a que deux séquences d’intérieur –, après tout un western doit avoir lieu à l’extérieur – il était donc essentiel qu’il fasse beau, et nous avons eu de lachance. Le soleil était magnifiquement lumineux et dense. Nous avions 43 jours de tournage, et chaque jour il y avait un défi. Nous avons tourné chronologiquement afin de permettre aux acteurs non-professionnels de développer leurs rôles. Nous avons travaillé à partir d’une sorte de calendrier de travail en trois phases : l’arrivée, la découverte et le duel. Chaque jour de tournage où des besoins spécifiques étaient nécessaires, comme une cascade, nous avons demandé à Valeska de nous en informer trois jours à l’avance. Pour l’équipe et les acteurs, c’était exigeant car tout et tout le monde était constamment dans l’attente.
En Bulgarie, on a eu l’impression d’être aux limites de la civilisation, c’est un sentiment qui fait également partie du western classique. Mais il y a aussi ce fantasme, ce désir de liberté…Il y a ce sentiment : « Je suis mon propre héros. Puis-je recommencer, commencer une nouvelle vie, ici sur cette terre étrangère ? » Et cela fait également partie du film.
Entretien avec Valeska Grisebach
Quel genre cinématoggraphique ou quel sujet précis vous a guidée vers ce film ?
Plusieurs chemins différents ont conduit à ce film, graduellement et par association ils se sont reliés les uns aux autres pour former une histoire. L’un d’eux avait pour genre le western. J’ai grandi avec les westerns des années 70, assise devant une télévision à Berlin- Ouest. De façon étrange et intime ça n’a jamais cessé de me captiver, et cela a finalement déclenché mon désir d’y retourner – comme dans un endroit que je connaissais déjà.
En tant que fille, je me suis identifiée aux héros masculins des westerns. J’ai craqué pour eux sans pouvoir en faire partie.Il se peut que ce conflit ait aussi contribué à mon désir d’explorer ce genre très “masculin”. Je voulais m’approcher de ces personnages solitaires, isolés et souvent mélancoliques des westerns. Tout cela avait à voir avec le sujet de la xénophobie latente – quelque chose que j’ai longtemps voulu explorer dans un film. La volonté de vous placer au statut le plus élevé, de vous différencier. Le moment durant lequel le mépris remplace l’empathie. L’idée de transférer un groupe d’hommes sur le chantier d’un pays étranger– pour un territoire inconnu où ils sont eux-mêmes des étrangers et se trouvent confrontés à leurs propres préjugés et méfiance – m’a tout d’un coup permis d’accéder à ce sujet, tout en étant un point de départ approprié pour une histoire.
Quels éléments du western vous ont donné l’idée de les transférer dans u cadre moderne ?
Je suis émue par les aspects complexes, contradictoires et colorés des westerns, toutes ces caractéristiques auxquelles le genre se réfère lui-même. C’est cette ambivalence qui m’intéresse pour notre époque actuelle comme construction sociale. Je me suis intéressée, en particulier, au duel comme un principe par lequel on vit sa vie et crée des relations, quelque chose de très animé, par lequel on entre en contact avec les gens et d’une certaine manière– si on ose – on regarde l’autre personne dans les yeux. En parallèle, le duel transmet l’idée du pouvoir, du contrôle, de l’aspiration à la force, du mépris pour les faibles. Quand bien même vous en feriez parti. J’ai trouvé ce thème intéressant pour Meinhard, le personnage principal : ce qu’il a le plus de mal à se pardonner c’est sa propre peur. Le duel crée de la distance et en même temps de la proximité. Un instant de réflexion anticipant comment l’autre personne vous voit, ou un fantasme autour de comment il faut se présenter à eux. S’identifier face à son rival. L’intimité, l’inverse du “coup de foudre”.
Le héros du western personnifie la quête de l’indépendance et de la liberté, l’idée de tout laisser derrière ou du moins d’être autonome et libre pendant quelques instants : je l’ai vu comme un thème universel et romantique qui exprime quelque chose sur l’envie d’aventure et la signification du destin individuel.
Les personnages principaux, Meihard et Vincent, incarnent et ressentent particulièrement ces caractéristiques ?
Les westerns reposent également sur la “mise en scène” d’un visage qui n’exprime pas ses sentiments mais dans lequel réside beaucoup d’émotion. Cela inclus la peur de perdre la face, la peur d’être reconnu par l’autre personne. Le fantasme de subjuguer et d’anéantir l’autre personne, la peur de perdre le contrôle. Je voulais un héros qui ne soit plus très jeune, qui ait le sentiment que la vie lui doit encore une aventure, une expérience. Un héros qui doit lutter contre son opportunisme et sa peur. Un grand homme dont les airs et l’image désirable attirent les regards, qui ressemble à un chef, mais à l’intérieur duquel réside également le “petit homme” qui veut se dissimuler dans la foule et passer inaperçu. Quelqu’un qui a dû beaucoup supporter, mais qui continue de rêver tout de même. C’est un personnage qui a aussi un côté asocial, narcissique. Cette tension, entre la personne qu’on souhaite être et la personne qu’on est dans ses actions et ses désirs. Je voulais exposer le personnage à cette tension.
Comment le cow-boy des westerns est-il devenu un ouvrier de chantier allemand à la frontière entre l’est et l’ouest ?
Je cherchais l’iconographie, une sorte de pin-up de héros de westerns de tous les jours, et il m’est arrivé très vite l’idée d’hommes sur un chantier. Leurs physiques, leurs vêtements, leurs outils à la ceinture… Au début, c’était un point de départ très superficiel : quel genre d’homme puis-je imaginer sur un cheval ? J’ai parlé à beaucoup d’hommes et de femmes d’une grande variété de milieux au sujet des duels et du “contexte western” dans la vie quotidienne, mais j’ai gardé mon idée initiale. Je m’intéressais à la masculinité traditionnelle qui règne sur le chantier de construction, cet univers fermé d’hommes, avec ses propres règles. Un monde dans lequel les femmes sont absentes mais toujours présentes dans les fantasmes des hommes. Leur humour et leur esprit, qui sont si plein de créativité, m’ont impressionnée. C’est une sorte de prose complètement à eux. Quand on s’insulte, l’objectif est d’aller toujours plus loin. J’ai été touchée par la tendresse et l’intimité qui – quelle que soit la grossièreté – relient ces hommes entre eux. Néanmoins, le choix du cadre, le chantier, est vraiment une décision superficielle, de pure forme. Il ne s’agit pas d’imposer quoi que ce soit à qui que ce soit, le cadre pourrait également être ailleurs.
Quelque chose d’important en revanche pour mon film était l’idée “d’être un expatrié” : à savoir être dans un pays étranger et commencer à se familiariser avec l’endroit par le biais des grosses machines et par son travail physique. J’ai aimé l’idée des hommes allemands, avec leur affirmation de supériorité technique, arrivant en Bulgarie et partageant l’expérience du communisme avec les gens des villages.
Aptès Mein Stern et Désir(s), c’était votre premier tournage dans un pays étranger. Comment cela s’est-il passé ?
Pour moi, le fait de tourner dans une langue étrangère dans des lieux où je ne suis pas chez moi était un exercice très positif en terme d’abandon du contrôle. Le talent improvisé des gens des villages, leur confiance sans prétention dans le projet – que cela finira par fonctionner d’une manière ou d’une autre – je trouvais tout cela très riche, productif et ça a été un soulagement. Ça convenait parfaitement à mon approche souvent spontanée, ce qui peut être un défi pour toutes les personnes concernées. Au cours de nos recherches, nous avons fait plusieurs voyages en Bulgarie. Au début, malgré tous nos efforts de préparation, on partait vers l’inconnu. Vous savez plus ou moins ce que vous cherchez, mais pas où le trouver. En même temps, vous n’avez absolument aucune idée, vous êtes ouvert et plein d’appréhension, et vous trouvez quelque chose de différent, qui devient soudain important pour l’histoire. C’est ainsi que nous avons découvert le village de Petrelik comme notre lieu de tournage. En faisant du repérage, j’étais attirée par les régions frontalières : au-delà, le prochain pays, le prochain sentiment d’envie de voyager ou la prochaine aventure nous y attend déjà. Mais dans ces régions, il s’agit aussi d’identité et de séparation, ou de regroupement. À travers le voyage des allemands en Bulgarie, j’ai voulu que deux perspectives européennes différentes se rencontrent et, dans ce processus, j’ai voulu que les perceptions de statut inconsciemment intériorisées soient comme des poids sur une balance mesurant le pouvoir.
Ma décision s’explique aussi par les gens qui nous ont très chaleureusement accueillis et étaient très enthousiasmés par tout ce que nous avons fait. Je ne veux pas l’idéaliser, mais ce qui m’a frappé surtout était la manière avec laquelle ils ont dû relever le défi de gagner leur moyen de subsistance par ce film : avec beaucoup d’improvisation et d’engagement. L’humour bulgare est déchaîné et plein d’autodérision, et se concentre souvent sur le destin individuel. Les gens se moquent d’eux-mêmes, et non des autres. A cause de l’histoire récente, l’idée de pouvoir s’appuyer sur autrui ne prévaut pas dans la société bulgare. Dans chaque famille, quelqu’un est parti à l’étranger pour gagner de l’argent ou pour étudier. Une grande proportion de la jeune génération quitte le pays pour le reste du monde – l‘Allemagne, l’Angleterre, les USA, notamment.
Un film est également défini par son processus de travail, la directions, les plans…
Je n’ai jamais voulu produire de film ni avec un scénario ni avec une histoire à l’esprit. Au lieu de cela, il y a toujours un thème relativement abstrait que j’aborde par un processus de recherche personnelle hautement associative. Pour moi, cet acte de partir, de chercher à entrer en relation est une partie fondamentale de l’écriture et du tournage du film.
Pour moi, il est important d’utiliser des méthodes documentaires à chaque étape, car c’est le moyen par lequel l’inattendu peut se réaliser : les choses qu’on ne peut pas inventer. Je trouve très productif de confronter à plusieurs reprises un récit fictionnel à la réalité. C’est comme un adversaire idéal pour l’imagination, un enjeu utile aux réflexions mais c’est aussi un allié qui confère à l’histoire une dimension supplémentaire. Pour ce faire, j’ai besoin d’une structure stable et dramatique. Ce qui me donne de la liberté quand il s’agit du contenu, de l’élaboration de sous-textes et d’un voyage de découverte.
La base pour le tournage est d’être exhaustif. Pour moi, d’un côté, c’est une description concrète de l’intrigue, mais le texte doit aussi transmettre quelque chose d’une ambiance et affiner la perception qu’ont les gens de l’histoire et des scènes. Parfois cela comporte aussi un flou qui décrit mieux ce que je cherche encore. Dans l’ensemble du processus, beaucoup de détails et de scènes se développent et s’intensifient à travers les comédiens et les lieux du tournage. Par leur biais, l’histoire développe sa propre réalité. Je suis toujours très heureuse quand le récit trouve son propre chemin. Une étape essentielle est également celle de la révision avec la monteuse Bettina Böhler, qui permet de concevoir le film « à nouveau», en le condensant.
Comment travaillez-vous avec le cameraman Bernhard Keller qui a tourné tous vos films ?
Je voulais une caméra calme et discrète aux focales normales et longues avec des prises statiques qui accentuent les perspectives des spectateurs selon le niveau d’abstraction des scènes. Nous voulions trouver un style simple et informel dans lequel des séquences du type “western” s’ouvrent occasionnellement. Parce que la matière du film est faite de fantasmes, de regards parfois directs parfois secrets, de duels, nous voulions que la technique « champ-contrechamp » joue un rôle. Mais aussi l’espace – non seulement l’espace public que les personnages partagent, mais aussi celui qu’ils ont à eux-mêmes : le monde de Meinhard. Je n’ai pas vu l’expatriation des hommes allemands vers un chantier de construction dans un pays étranger comme une situation strictement réaliste, un récit naturaliste. Je me suis intéressée à ce thème en raison de son exagération : au premier regard, je voulais que le paysage apparaisse exotique et fascinant. Je voulais immédiatement attirer l’attention sur les hommes. Soudain, ils semblent différents de ce qu’ils sont chez eux. Pendant un bref moment, ils peuvent se bercer de l’illusion qu’ils sont seuls et peuvent s’approprier le paysage comme une découverte. Par la mise-en-scène et la composition, nous avons voulu ouvrir un espace hors du temps et plein d’aventures qui, avant tout, par le biais du travail sur un chantier de construction, raconte l’histoire du fantasme de Meinhard et d’un groupe d’hommes.
Critiques
LE MONDE Mathieu Macheret
On sera sans doute surpris que derrière le titre Western se cache un long-métrage allemand, le troisième de Valeska Grisebach, réalisatrice affiliée à l’« Ecole de Berlin » (vague moderniste apparue dans le courant des années 2000), dont on avait un peu perdu la trace depuis son précédent Sehnsucht (Désir(s), 2006). Peut-être s’étonnera-t-on aussi que Western ne décrive pas un déplacement vers l’Ouest, à l’image du genre évoqué, mais bel et bien à l’Est, celui d’un groupe d’ouvriers allemands partis travailler au fin fond de la campagne bulgare, près de la frontière grecque, à la construction d’une centrale hydroélectrique.
Ce jeu du chat et de la souris avec un genre très codifié dit bien la façon détournée avec laquelle Valeska Grisebach emprunte à la mythologie américaine par excellence : non pas pour la transposer, ni même pour la parodier (comme naguère le « western spaghetti »), mais pour observer la persistance de ses grands motifs dans un tout autre contexte, celui de l’Europe d’aujourd’hui. Car de quoi nous parle le western, sinon des rapports toujours reconduits entre l’homme et les grands espaces, la loi et le territoire, l’étranger et l’autochtone, l’individu et la communauté, la nature et la civilisation ? Toutes choses qui, en définitive, n’ont jamais vraiment cessé de nous concerner.
Autant de grands motifs qui vont se rappeler inopinément à nos ouvriers « détachés », notamment à Meinhard (Meinhard Neumann), grande tige moustachue au cuir tanné, venue là « pour se faire du fric ». Très vite, le chantier se trouve gelé, à cause de matières premières qui n’arrivent pas (on soupçonne une extorsion de la mafia locale) et d’une coupure d’eau. Pendant que ses collègues se retranchent dans un attentisme de plus en plus nerveux, Meinhard en profite pour descendre au village le plus proche, entrer en contact avec les habitants, passer du temps avec eux, malgré la barrière de la langue. Il parvient à comprendre un peu mieux la région, à nouer des amitiés.
L’homme, peu disert, dont on apprend qu’il fut un ancien légionnaire, passé par l’Afrique et l’Afghanistan, se signale surtout par une intelligence pratique à toute épreuve, une adhésion très forte au réel, lui permettant de résoudre tous les problèmes, matériels ou humains, qui se présentent à lui. Peu à peu, il devient une sorte d’électron libre, n’appartenant plus à aucun des deux groupes, mais circulant sans cesse entre les deux.
Débrouillardise patiente
Vissé tout du long aux allées et venues de ce personnage, Western s’identifie à son impassibilité, à sa pénétration rentrée, et semble s’ouvrir sous les auspices d’un comportementalisme distant, dont on craint d’emblée l’issue fatale. Mais les soupçons s’estompent devant l’incroyable sinuosité du récit, qui épouse avant tout la mobilité de son héros, sa propension à l’action, sa débrouillardise patiente. Meinhard bricole, répare, construit, monte à cheval, apprend, communique ; il désamorce une situation crispée qui semble pouvoir s’enflammer à chaque instant, entre des Allemands arrogants, et des Bulgares qui se débattent avec les effets de la crise (chômage, exil des jeunes, manque d’argent). Ainsi, plutôt que d’embrayer sur la logique du pire, le film opère toute une série de contournements, déjouant sans cesse ce qui pouvait sembler inévitable : la violence, le drame, l’affrontement, la guerre.
Le hiatus qui s’esquisse désigne aussi les disparités d’une Europe à plusieurs vitesses
Entre les deux groupes, le hiatus qui s’esquisse n’est pas seulement culturel, mais désigne aussi les disparités d’une Europe à plusieurs vitesses, où l’Ouest exerce sur l’Est un assujettissement économique qui ne dit pas son nom. A ce stade, il faut préciser que Western est produit par une autre cinéaste allemande, Maren Ade, qui, avec Toni Erdmann (2016), évoquait un même type de rapport asymétrique entre l’Allemagne et la Roumanie. Ces deux fictions de la déterritorialisation offrent plus qu’une coïncidence : non seulement une même interrogation critique sur la position dominante de l’Allemagne en Europe, mais, chose encore plus émouvante, la manifestation d’une conscience et d’une sensibilité véritablement européennes (enfin autre que celle des « europuddings »). A ce titre, Western semble nous rappeler une chose importante : que les traités économiques ne suffiront jamais à circonvenir et à neutraliser les relations toujours incertaines entre les peuples. Relations dont il n’est jamais exclu qu’il puisse sortir un échange humain, une collaboration plutôt qu’un servage.
Acteurs non professionnels
Western doit, par ailleurs, une grande part de sa densité et de sa force d’incarnation au choix de ses acteurs, des non professionnels choisis au terme d’un long travail de recherche. Ceux-ci viennent du monde ouvrier, de la manutention, du bâtiment, et portent pour ainsi dire la marque du travail sur leurs visages, sur leurs corps. Il n’y a qu’à voir Meinhard Neumann, un ancien forain, dont la sécheresse physique, la peau parcheminée, les mains calleuses, sont à elles seules toute une histoire de tâches et de labeurs. Le film y gagne non seulement en réalisme (les corps ne trichent pas dans l’action), mais aussi une forme renversante et inédite de sensualité, qui s’attache, une fois n’est pas coutume, à ces corps matures, burinés, sillonnés par le temps.
Car le véritable objet du film réside aussi, peut-être, dans cette « compagnie des hommes » qu’il s’attache à décrire. La masculinité y est scrutée, non pas comme une généralité, mais dans ses aspérités et sa rugosité, dans ce qu’elle peut avoir à la fois de pathétique, de ridicule même, mais aussi d’émouvant. La caméra s’attarde lentement sur les rituels qui la constituent et s’échauffent pendant le gel du chantier : la drague, parfois lourdaude, les rodomontades, les jeux d’argent et d’alcool, mais aussi la camaraderie, l’effort partagé, le temps passé ensemble. Valeska Grisebach en tire un saisissant portrait des hommes entre eux, doublé d’une étude précise du geste, de la mobilité masculine. Et qu’il faille une réalisatrice pour nous rappeler, aujourd’hui, qu’un amour des hommes est encore possible, n’a évidemment rien d’anodin.
Vivre ma vie, par Maël Mubalegh
Le film a à peine commencé que, déjà, son nom apparaît : Meinhard Neumann. En grands caractères blancs, sur une vue très banale de terrain de jeu, dans une petite ville est-allemande, l’acteur principal de Western est annoncé comme une star, alors qu’il n’est pour l’instant qu’une silhouette vague qui, depuis le lointain, s’avance doucement vers nous. Toute l’ambition du troisième long-métrage de Valeska Grisebach est résumée dans ce détail apparemment anodin : troubler la quotidienneté la plus platement ordinaire en révélant sa face cachée, sa part de romanesque. La suite du film viendra ainsi porter à son point d’accomplissement ce vers quoi, depuis Mein Stern (2001), la réalisatrice s’était efforcée de s’acheminer : donner à un inconnu le rôle que le cinéma lui destinait, offrir à un homme le film – et donc l’aventure – de sa vie.
Un western erratique
Un groupe de travailleurs allemands détachés est envoyé dans la province bulgare, à la frontière grecque, pour y construire une centrale hydraulique. Meinhard (Meinhard Neumann), le nouveau venu, observe d’un œil distant les signes de mépris que ses collègues adressent aux habitants d’un village voisin et les humiliations diverses qu’ils font subir à ces derniers. Quelque peu solitaire, il décide de faire connaissance avec les indigènes – qui figurent les Indiens des westerns classiques. Mais il s’attire, en retour, la méfiance des autres travailleurs allemands, et en particulier celle du chef de chantier, Vincent (Reinhardt Wetrek), qui voit en cet inconnu au bataillon un rival potentiel. Après un bref prologue allemand éloigné de tout genre cinématographique défini, le récit s’articule autour d’un principe, a priori assez simple, de duels et de confrontations que Valeska Grisebach va décliner selon des modalités et des échelles différentes. Une scène en particulier annonce cette dynamique du duel, en la plaçant de façon très explicite dans une logique de western : cadrés dans un plan d’ensemble, Meinhard et Vincent se font face pour la première fois sur le chantier bulgare. Champ/contrechamp : les deux hommes se toisent du regard et d’une certaine manière on les sent prêts à dégainer. À ce moment-là, cut abrupt. Western : avec une certaine insolence, le titre s’inscrit enfin à l’écran. Tout en signalant délibérément son désir de western, Valeska Grisebach matérialise ici le rapport même de son film au genre mythique qu’il va travailler et interroger : c’est qu’il s’agit moins d’adapter une grammaire classique à une réalité contemporaine que de puiser dans cette grammaire des formes immédiatement parlantes qui viennent donner à la narration une structure limpide, en même temps qu’elles la confrontent au risque de l’image d’Épinal.
Un risque que Valeska Grisebach prend avec entrain, sans jamais succomber aux sirènes de la citation. Car de même que Sehnsucht (2006) n’était un mélodrame que par spasmes et par échos, Western ne s’avère conforme à son titre que de façon très indirecte. Le film comporte certes son lot de topiques et de réminiscences du western hollywoodien : ici, une baignade mouvementée qui rappelle une scène d’altercation autour d’un point d’eau dans La Ville abandonnée (William Wellman, 1948), là, l’érection d’un drapeau allemand au sommet du camp qui, entre autres, évoque la scène finale de Sur la piste des Mohawks (1939) – où Valeska Grisebach substitue à la ferveur patriotique du film de John Ford une solitude très romantique face à l’immensité d’une nature sauvage. Mais ces instants, loin d’être figés dans un fétichisme cinéphile, communiquent surtout un sentiment d’incomplétude : ce sont des éclats fugitifs que Western dissipe dans ses détours imprévus.
Glissement progressif des signes
De fait, le film cherche moins à souligner des rapports de force binaires – Bulgares contre Allemands, hommes contre femmes, justes contre corrompus, Meinhard contre Vincent… – qu’à suggérer, par petites touches, l’effritement d’un ordre bien établi. C’est par exemple, dans la première scène de repas entre les ouvriers allemands, cet effacement de Meinhard au sein du groupe – effacement non pas ostentatoire, mais justement très discret –, qui met légèrement à distance la virilité presque débridée de ses camarades : en quelques plans très simples, Valeska Grisebach suggère d’emblée une friction entre deux masculinités aux antipodes l’une de l’autre.
Bien qu’il s’affirme très vite comme un être d’une grande sensibilité, en quête d’altérité, Meinhard n’est lui non plus pas épargné par ce climat d’incertitude et de flottement des valeurs. C’est ce que vient insinuer le motif du couteau, qui revient à plusieurs reprises, construisant une petite dialectique lapidaire. La première occurrence se produit au début du film, lorsque Meinhard accompagne quelques collègues partis cueillir des baies dans un champ – lequel s’avère appartenir à un paysan bulgare : deux habitants du village, qui passaient dans le coin, font savoir leur mécontentement auprès des Allemands. C’est alors que l’instigateur du vol sort un couteau et menace les deux Bulgares. Meinhard ordonne rapidement à son concitoyen de ranger son arme : c’est la première intervention du héros en faveur des autochtones. Plus loin, après un incident survenu avec Wanko – un adolescent du village –, l’oncle de celui-ci priera Meinhard de ne pas initier le jeune homme au maniement des armes – couteaux, fusils –, qui semblent alors cristalliser une sorte d’instinct tribal ; le signe d’une loi du talion aussi redoutée que réellement praticable. La promesse à laquelle il assure ici se tenir, Meinhard la violera néanmoins dans le dernier mouvement de Western, au détour d’une scène elliptique dans laquelle il confie son canif à Wanko – à la suite de quoi plusieurs Bulgares lui feront comprendre que, probablement aveuglé par son désir d’appartenance au groupe des villageois, il n’a pas su déchiffrer à temps les avertissements et les signes qui lui étaient pourtant envoyés.
Danse avec Meinhard
C’est peut-être dans cette manière très ténue de jouer avec l’ambivalence des signes et des signaux que Valeska Grisebach marque le plus nettement son attachement au genre. Nombre de héros de westerns du répertoire, fussent-ils ouvertement racistes, maîtrisent en effet parfaitement le langage des Indiens – que ce soit leur langue à proprement parler (James Stewart dans La Flèche brisée, de Delmer Daves) ou l’interprétation des traces qu’ils laissent dans le plan (John Wayne dans La Prisonnière du désert, de John Ford) –, ce qui instaure une passerelle tangible, fût-ce sur le mode du conflit, entre les deux communautés. Dans Western, la situation est donc inverse : Meinhard, outre qu’il ne maîtrise pas le bulgare, n’arrive pas à établir un partage clair entre le signe amical et le signe de désapprobation, l’accueil et le rejet. Si la langue hybride – faite de gestes et de phrases démembrées – qui naît des rencontres successives entre Meinhard et les villageois permet d’abolir en partie la frontière qui les sépare, elle reste dès lors l’objet d’un doute quasi permanent.
Pour autant, il serait dommage de réduire le film au constat d’une incompréhension générale : jusqu’à la fin, Western est un film de mouvements – mouvements des corps, mouvements des cœurs –, qui met au premier plan les revirements émotionnels de son héros. La scène de danse – à la tonalité très incertaine – sur laquelle Western se clôt parachève ainsi ce que Mein Stern et Sehnsucht, à travers des scènes similaires, avaient déjà quelque peu mis en forme dans l’économie propre à leur récit : ce moment décisif et étrange où un personnage, au bord du précipice, s’autorise à s’abandonner à sa douleur autant qu’à sa joie d’être au monde. Cadré de près et de profil, isolé au sein du plan, à l’écart de l’effervescence collective : c’est dans sa danse légèrement désynchronisée que l’on quitte Meinhard – on l’imagine rejoindre la jeune Nicole qui, dans une belle scène de Mein Stern, finissait par danser seule dans une boîte de nuit, et Markus, le héros de Sehnsucht, dont on n’a pas oublié la danse très libre, sur un tube de Robbie Williams, dans une scène cruciale du film. C’est bien cet abandon de la mise en scène à la danse un peu désaccordée du héros qui achève ici d’épaissir le mystère de ce Western tourné vers l’Est : Meinhard Neumann et Valeska Grisebach emportent avec eux, dans ses dernières inflexions contradictoires, le secret de leur film.
Les projections en entrée libre – dans la limite des places disponibles – se déroulent à Paris, dans le 2e arrondissement, près de la rue Montorgueil :
Salle Jean Dame, Centre sportif Jean Dame17 rue Léopold BellanMetro : Sentier (L3) ou Les Halles