JEUDI 24 JANVIER 2019 à 20 h : Jasmine, de Alain Ughetto
Jasmine
de Alain Ughetto
France – 2013 – 1h 10′
Avec les voix de Jean-Pierre Daroussin, Fanzaneh Ramzi
Dans le Téhéran de Khomeiny, mystérieux et oppressant, dans le tumulte de l’Histoire, des êtres de pâte et de sang luttent comme bien d’autres pour l’amour et la liberté. Du frémissement de la pâte modelée, surgit la plus incroyable des histoires mêlant l’amour et la révolution: France, fin des années 70, Alain rencontre Jasmine, une iranienne; elle change le cours de sa vie.
Dossier de presse
Entretien avec Alain Ughetto
Quel a été votre parcours professionnel avant Jasmine ?
Alain Ughetto : Toute mon enfance, toute mon éducation ont baigné dans ce discours : « L’art, c’est pas pour nous. Tu trouves un vrai travail dans l’administration et le dimanche tu pourras faire de la peinture. » Fils d’ouvrier, je voulais quand même prendre une caméra. J’ai commencé en Super 8, j’ai d’abord adapté un dessin de Sempé où en une dizaine d’images, il emmène élégamment à un gag. J’ai tenté en animation en volume de rendre ce même sourire. Curieux de cette proposition, il m’a reçu à Paris. Je lui ai projeté mon travail sur un écran en carton plume. Au-delà de l’intérêt qu’il a porté à ce travail, il s’est vite aperçu que je n’avais pas les codes de l’économie de cette industrie. « Faites d’abord vos films et revenez me voir. » Dans la banlieue de Marseille René Allio ouvrait le Centre Méditerranéen de Création Cinématographique (CMCC). Tel un père de cinéma, il m’y a accueilli et accompagné. J’y ai écrit et réalisé L’Echelle puis La Fleur puis La Boule… Une dizaine de films d’animation, dans une toute petite économie de court-métrage. De film en film quel que soit les succès (Perspective du cinéma français à Cannes, nomination pour un et César pour l’autre, vente à une chaîne, au cinéma…), il me fallait repartir à zéro. Aucun de ces films ne m’a ouvert à un travail ou à du travail, aucun d’eux n’a été rentable. Malgré la force, la qualité et la quantité de ses films, René Allio ne vivait pas que de son activité de réalisateur. Il a dû me le dire, mais à ce moment-là, je ne l’ai pas entendu. Le Centre a fermé, je me suis tourné vers l’actualité, d’abord comme preneur de son, puis en allant sur le terrain de l’actualité. C’est devenu un métier qui m’a permis de rencontrer d’autres techniciens, qui m’ont proposé d’autres travaux plus riches… En confiance, j’ai mis une caméra professionnelle sur l’épaule et toujours dans l’actualité, j’ai visité notre monde malade.
Je suis passé d’une technique à une autre, d’un travail à un autre grâce à des rencontres, à des gens qui m’ont fait confiance. J’ai réalisé un documentaire pour la région PACA, je suis allé le montrer au directeur des programmes de France 3 région qui m’a proposé de travailler à la réalisation de documentaires pour cette chaîne. Tels des exercices réguliers, dans un travail salarié, j’ai ainsi écrit et réalisé une vingtaine de documentaires en empathie avec la nature et ma nature. Parallèlement, je proposais des projets, pour le cinéma, pour la télévision, en vain. Comment est né le projet Jasmine et l’idée du choix particulier du « documentaire animé »? Tout a commencé par un mauvais rêve : je l’ai cru morte. J’ai retrouvé sa trace sur le Net, j’ai téléphoné. J’ai appris qu’elle était mariée, mère de deux enfants et enseignante dans un pays scandinave. Les nouvelles étaient rassurantes et ses rires joyeux. Du coup, j’ai replongé dans les lettres, les dessins, les bobines de films Super 8 que j’avais conservés de cette époque. À la lecture des aérogrammes qu’elle m’adressait 30 ans plus tôt, en 1978 et 1979, la puissance et la force de son amour contenu m’ont troublé. J’y sentais les flottements de ses sentiments, ses interrogations, mais qu’en était-il de moi ? Ce qui m’interrogeait, me dérangeait, c’était le creux, le creux de ma présence. J’avais la trace de ses écrits, elle n’avait pas conservé les miens. Au fil du temps, ses lettres s’étaient peu à peu espacées, puis plus rien. De mon côté, j’avais abandonné la pratique du cinéma d’animation et ce jouet de gosse qu’est la pâte à modeler. En revenant à mes films d’animation anciens, j’y ai retrouvé inscrit l’écho de ces moments. La réponse aux émotions contenues dans ces lettres se trouvait là, blottie dans les situations mises en place avec mes bonshommes de pâte modelée. Mon histoire avec Jasmine était terminée depuis longtemps, mais les émotions contenues dans ses lettres s’y retrouvaient. Elle y écrivait son mal être, m’y parlait d’une histoire impossible, j’exprimais après coup la même impossibilité dans mes films d’animation.
J’ai voulu revenir sur cet épisode de ma vie, en retracer l’histoire. J’ai d’abord fait un inventaire du matériel que j’avais pour la mettre en place. Dans l’humidité d’une cave, j’ai retrouvé des films Super 8 tournés en Iran à cette époque, de longues lettres de Jasmine, aérogrammes sur papier bleu, trois films d’animation en pâte modelée et, dans le désordre, beaucoup de souvenirs emmêlés, joyeux et tristes. Mais le plus émouvant a été de retrouver dix secondes de son image brouillée par l’humidité et tournée par moi et des images de moi, dans le même état, tournées par elle. Mon deuxième mouvement a été de reprendre la pâte, de la malaxer. Dans le creux de mes mains, elle s’est réchauffée, alanguie, détendue et puis elle s’est laissée aller… Toute une mémoire remontait. En revenant à mes premières amours, en modelant des bonshommes, à cette lumière, les émotions contenues dans ces aérogrammes devenaient plus intenses. Les personnages abstraits en pâte en faisaient une traduction indirecte. Dans leur matière, mes personnages racontent, mais aussi fondent, volent, se mélangent, s’incrustent sur du réel, se révoltent, vibrent, s’aiment… La sensualité et les mouvements de la pâte répondaient aux aérogrammes d’il y a trente ans. Il convenait maintenant de composer un film de moi qui ne pourrait exister sans elle. Un film entièrement inventé par moi comme un magnifique cadeau pour elle. En quoi cette forme était-elle la plus adaptée à votre projet ? Jasmine n’est pas vue, on devine les contours de sa personnalité dans la seule lecture de ses aérogrammes. Des lettres qui ont été écrites avant et après, mais il manquait le « pendant » la révolution. La forme des personnages est donnée, les bonshommes inanimés sont placés dans les différentes situations vécues, le mouvement va leur donner vie. Aujourd’hui, le plaisir charnel est proscrit, en Iran plus qu’ailleurs, il restait à laisser aller la main vers le plus de sensualité, la laisser guider les bonshommes, caresser les personnages, les re-modeler parfois… En laissant aller la sensualité de la main qui les accompagne, il restait aussi et surtout à maîtriser l’entremêlement dramaturgique de la petite et de la grande histoire.
Pourquoi l’archive INA ? À l’Institut National de l’Audiovisuel, je suis allé confronter le chaos de mes souvenirs aux actualités de l’époque. J’ai ressenti intacte l’intensité des moments vécus auprès de Jasmine. Les commentaires des journalistes déroulaient les faits au jour le jour, je pensais qu’ils pouvaient eux s’occuper de la chronologie des faits, et moi me consacrer à la « petite » histoire d’amour. Petit à petit, l’histoire d’amour s’est imposée, une à une, les images d’archives INA ont cédé la place à la vie des deux personnages. Ce ne sont pas mes images, mais elles sont dans mon histoire. Depuis trente ans, gravées dans ma mémoire, elles reviennent aujourd’hui avec la même violence qu’hier. J’ai baigné ce film dans une longue et profonde vague d’amour. Une vague qui s’explose sur le bloc de granit du réel. Dans ce niveau de lecture, j’ai voulu opposer la sensualité et la douceur de la main qui manipule la pâte au choc voire à la brutalité du réel. J’ai voulu confronter le Shah, ce personnage incontournable de la grande histoire de la révolution iranienne aux petits bonshommes de pâte. Voir son impuissance et la surprise de ces bonshommes revenus de l’au-delà qui retrouvent le réel de leur roi tout pareil. Pour que ce récit documentaire puise sa force dans la violence d’une histoire vécue, il me fallait en incarner le propos. En convoquant toutes ces images, (archives Super 8, INA, films d’animation, dessins, photos…) il me fallait en trouver la juste dose. Il s’agissait de créer un tempo, de tisser avec elles et autour d’elles un sentiment de rêve éveillé, une chanson qui pourrait contenir tout l’amour du monde.
Comment s’est déroulé le travail avec les collaborateurs de création ?
Au-delà de leurs compétences professionnelles, tous les collaborateurs ont amené de belles idées, des solutions malines, une cohérence de personnages, de fortes envies… Ces partenaires, je les ai choisis parce que d’une certaine manière et de leur façon particulière, ils aimaient ce projet, ils s’en approchaient doucement et surtout ils avançaient sans aucun préjugé. On peut tout essayer, essayons ! Entre questionnements et interrogations, entre doutes et certitudes, entre problèmes techniques et solutions, ils m’ont accompagné et soutenu tout au long de ce voyage immobile. Pour l’écriture de ce projet, j’ai demandé à Jacques Reboud (réalisateur lui-même) de me suivre dans mes écrits, d’être une sorte de miroir, de me renvoyer ce qu’il ne comprenait pas dans les séquences que je proposais, d’éviter les digressions et autres péripéties inutiles. Ce qu’il a parfaitement fait. Dans les lettres de Jasmine, j’avais trié les phrases les plus polies, les plus jolies, en faisant intervenir Chloé Inguenaud (réalisatrice elle aussi), Shéhérazade est devenue plus naturelle, plus réelle, plus vraie. Pour être précis dans la grande histoire de la révolution iranienne, j’ai demandé à Christian Bromberger (ethnologue et spécialiste incontournable de l’Iran) de superviser mes écrits. Ce qu’il a fait. Dans le studio qui se situait derrière l’écran du cinéma l’Alhambra à Marseille, Bernard Vézat (chef décorateur) a inventé un « Téhéran » avec des emballages de polystyrène. Accompagné de Sylvain Tetrel (assistant décor) ils mettaient en place les éléments du décor, Pierre Benrizem, (chef opérateur) installait les lumières, ils me laissaient ensuite seul le temps du plan. Ils revenaient ensuite pour un autre plan… Le soir, je montais le travail de la journée. En fin de tournage, j’ai montré une chronologie à Catherine Catella (monteuse), qui m’a fait ses propositions de montage, aérant et rythmant l’ensemble.
Lussas, août 2012
La fabrication du film
Il y a eu beaucoup d’essais, de recherche, pour la lumière, le travail d’incrustations, les séquences en mouvement, etc… Le tournage a été fait non pas sur la base d’un story-board, mais sur une intention. Bernard Vezat a conçu le décor général, Pierre Benrizem, le directeur photo a conçu une lumière globale et formé Alain à la lumière. Alain, passé les premiers temps de la mise en place de ce dispositif, est resté seul dans son atelier et déplaçait les décors et les lumières pour chaque plan. Le tournage s’est fait image par image, à raison de 25 images par seconde avec, pour ce film, 2910 plans mis en boite. Pas de moule, à chaque plan, il faut remodeler les personnages de pâte, pour que la chaleur des doigts se répartisse dans toute l’épaisseur de la matière. Ainsi il peut animer les bonshommes sans qu’ils se cassent. Plusieurs modelages par personnage, des gros pour les plans serrés, des plus petits pour les plans larges. Certaines séquences, plus compliquées techniquement demandent d’y revenir, de refaire, de reprendre, de recommencer. Les aérogrammes bougent et flottent ; il a fallu de nombreux essais de matières pour donner du poids à l’enveloppe et aussi et surtout en ajoutant des couches de papier aluminium pouvoir animer l’aérogramme image par image. Toutes les séquences avec les turbans, ont été très longues à mettre en place. Le budget étant très serré, un turban en volume a été fabriqué. Pour chaque plan de turban, il a fallu 6 photos (une fixe, deux qui semblent « respirer », deux qui semblent « souffler » et une immobile) et tripler chacune avec des prises de vues faites sur 3 axes différents (dessus, profil, face). Pour l’ensemble des séquences en mouvement, les personnages ont été photographiés et animés sur fond vert, toujours sur 3 axes différents (dessus, profil et face), puis ils ont étés incrustés dans le décor photographié sous les mêmes trois axes. Dans la production d’un film d’animation « normal », sur le plateau de tournage, plusieurs équipes de techniciens se relaient autour de plusieurs postes de travail où interviennent successivement décorateur, chef opérateur et animateurs. Tous suivent un scénario très construit ou un story-board élaboré. Là, un homme enfermé seul dans son atelier raconte. Les doigts dans la matière, il fallait le voir modeler, au travail… Dans la pâte, Alain voulait témoigner d’un moment amoureux. Il voulait que cette main en même temps qu’elle modèle la pâte, masse sa mémoire endormie. Il voulait que tout soit vu ou puisse l’être. Afin d’aller vers plus de cohérence pour raconter cette histoire vécue, il était naturel qu’Alain fasse tout tout seul ou le plus possible. Quand ce bricoleur raconte, il utilise tous les objets qui se trouvent à sa portée, ventilateur pour les hélicoptères, projecteur pour le départ du bonhomme vers « Téhéran »… Alain voulait que l’on puisse voir le travail de sa main dans la pâte, jusqu’aux traces laissées par ses empreintes digitales. Chaque soir, Alain montait les images animées tournées dans la journée puis ajoutait des plans à tourner le lendemain en fonction de ceux déjà montés jusqu’à en arriver à construire une séquence. Pour la voix masculine, nous avons longtemps imaginé jouer la cohérence en utilisant celle d’Alain puisqu’il racontait son histoire. Mais il a essayé, seul, puis avec une partenaire, avec un coach, rien ne fonctionnait, c’était la fausse bonne idée. Le choix de Jean-Pierre Darroussin s’est imposé comme une évidence. Une voix mature, douce, qui retrouve les élans de la jeunesse en replongeant dans cette époque. Pour la voix féminine, cela a demandé plusieurs mois de recherche et de négociations téléphoniques. Non pas que nous n’ayons pas trouvé, bien au contraire, la voix de Jasmine est une voix plus jeune, elle n’a pas vieilli, elle est restée dans cette époque de la fin des années 70, et là aussi le choix était évident. Mais la comédienne souhaitée, désirée, a longtemps hésité à accepter car elle est iranienne, en extrême délicatesse avec le régime actuel (doux euphémisme), et si nous avons finalement réussi à la convaincre, c’est en respectant son anonymat. Il y a eu de nombreuses discussions et d’échanges autour de la bande son du film. C’est la rencontre d’Alain avec une bruiteuse, Agathe Courtin, qui a débloqué la situation. Nous avons fait venir pendant une semaine Agathe à Marseille en décembre 2012, où elle a travaillé en résidence en studio avec Alain, en proposant différentes options, en osmose avec le travail délicat de l’image. Au même moment, nous avons rencontré Ivora Isack, la monteuse son, qui nous a fait de nouvelles propositions et qui est venue travailler dès les premières séances de bruitage. Le choix de la musicienne, Isabelle Courroy, a demandé un long temps de maturation ! Pendant longtemps, Alain a rythmé son film avec une musique pré-existante. Nous nous étions tous habitué à cette scansion qui, au fil du temps est devenue très (trop) envahissante. Nous avons fait deux tentatives de composition originale, mais qui jamais n’arrivaient à nous faire oublier la musique « maquette ». Heureusement, Isabelle est arrivée, et son kaval magnifique est devenu l’instrument du film. Elle a elle aussi assisté au montage son, afin de faire des propositions précises. Elle a composé en décembre 2012 et nous avons enregistré ses morceaux avec différents musiciens de son choix.
Alexandre Cornu, producteur
Le blog documentaire
L’Amour, le grand, celui qu’on affuble d’une majuscule comme un rempart contre l’oubli, ne meurt jamais. Dans le cas d’Alain Ughetto, il prend les formes infiniment (é)mouvantes de la pâte à modeler (« pâte modelée« , comme le réalisateur préfère la nommer) qu’il malaxe avec un soin tout particulier, comme s’il massait délicatement la peau d’un être aimé. Ce sont ces bribes de souvenirs, vivaces, vibrants malgré le passage des années, que le réalisateur assemble, comme on médite sur ce que la vie nous apporte d’absolu. Dans Jasmine, long métrage brillant, mi-documentaire, mi-fantasmagorie, il sonde le souvenir charnel d’une relation, à 35 ans d’intervalle. Car en 1978 Alain Ughetto vit une histoire d’amour avec Jasmine, jeune iranienne libre et contestataire. Ensemble, ils connaissent les joies de la jeunesse triomphante, s’aiment, se filment. Bientôt cependant, l’Iran va sombrer dans l’Histoire que l’on connaît : Mollahs en démonstration dans les rues, révolution islamique dans les têtes, que les femmes sont sommées de couvrir du voile de la soumission. Alain Ughetto l’occidental ne cache pas son incompréhension, son dégoût aussi d’un changement soudain qui vole en même temps que son amour, l’utopie progressiste des droits humains enfantés dans les années 70. Ce pourrait être ethnocentrique, mais le ton, qui n’est docte à aucun moment, laisse plutôt entendre un dépit amoureux, une sincère et personnelle désillusion.
Alors parce que cette histoire ne l’a jamais quitté, parce qu’elle évoque tellement l’image de l’amour de jeunesse, pur et puissant, Alain Ughetto entreprend d’en faire le récit, avec ce qu’il sait faire : donner à la pâte à modeler un statut d’œuvre d’art ; sublimer le matériau avec des caresses ; transformer la nature ludique et profane (« la pâte modelée, ce truc de gosses », dit-il) en une réflexion méditative. Cette intimité avec la matière, Alain Ughetto ne la sort pas de nulle part. Son père déjà s’amusait à triturer les croûtes de Babybel pour en faire des personnages. Le fils a troqué la spécialité fromagère pour la pureté d’une pâte dont on a l’impression de sentir l’odeur, tant sa consistance à l’écran est physique, brute.
Alain Ughetto raconte donc à la fois l’amour, la distance puis la séparation, le tout avec une remarquable économie de moyens. Pas de 3D ni de personnages animés dont les expressions viendraient anthropomorphiser le matériau. Les deux personnages sont simplement bâtis – une tête munie de deux trous pour les orbites et un corps asexué. Lui orange ; elle, ainsi que tous les autres Iraniens, bleue, « comme le bleu de ses yeux ». Et ce qui frappe au fur et à mesure du film, c’est la richesse expressive de ces pauvres corps, de ces regards éteints. Plutôt que de déléguer à la pâte (la technique) le soin d’incarner, Alain Ughetto malaxe, créé des formes comme des mutations sorties d’un imaginaire lyrique, où la souplesse de la matière s’allie à la fluidité du geste pour donner vie, non à des personnages vivants mais à de la vie autour des personnages.
Cette sensualité, cette escapade loin du narratif est probablement ce qu’il y a de plus singulier, de plus intimement réussi dans Jasmine. Dans les moments où le geste même de jouer avec la pâte prend le pouvoir, « on ne sait pas ce que ça raconte, mais ça raconte », comme le dit de manière sibylline le cinéaste bien en peine de se faire plus précis. Car à l’instar de ce qu’évoquait son scénario pour décrire la scène d’amour des deux personnages en pâte à modeler (probablement l’une des scènes de cinéma qui exprime le plus magnifiquement et le plus justement la métaphore de la « fusion des corps »), Alain Ughetto laisse son film respirer d’instants imprévus, de raccords immanents, de divagations poétiques : « la pâte se mêle », voilà tout ce que pouvait dire le réalisateur, au stade de sa note d’intention, de cette scène charnelle avec ses « acteurs ». Devant le film, on se prend à oser une métaphore : Jasmine propose, par certains côtés, un lyrisme digne d’un Terrence Malick en pâte à modeler…
L’autre force du film réside dans son régime documentaire, la part avouée et montrée de reconstruction de la réalité : le film ne se nourrit pas uniquement de pâte, mais aussi de plans réels, tantôt rescapés du passé, tantôt fabriqués dans l’atelier où Alain Ughetto a façonné ses personnages – derrière l’écran du cinéma L’Alhambra à Marseille. Ainsi au détour d’un plan, il dévoile l’envers du décor, le hors-champ : ces bâtiments de polystyrène, ces mains qui construisent et qui, tel un Godzilla, viennent récupérer Jasmine ou Alain dans l’enfer d’un Iran qui s’assombrit. Cette mise en abyme n’est pas seulement habile, comme ce ventilateur chipé dans les locaux de la production qui se mue en hélicoptère dans le récit. Il montre aussi à l’œuvre le processus de distanciation qu’Alain Ughetto opère par rapport à l’objet de son documentaire. Les doigts qui affinent les silhouettes des personnages, caressent les hanches, ne tendent pas tant à recréer un monde, en recherchant la perfection de l’illusion de réel, qu’à le revivre, avec d’autres moyens, dans un autre temps. La pâte remplace la peau, le polystryrène la rugosité des bâtiments, mais le souffle de la vie, organique, reste le même.
Nous entraînant aux confins du vrai et du fantasmé, Alain Ughetto réussit le tour de force de donner aux images qu’il utilise entre les séquences de pâte à modeler une dimension fictionnelle. Ces images obsédantes, d’une beauté abîmée par les ravages du temps, semblent avoir été traitées, scratchées à dessein : il n’en est rien. Ce sont bien des images d’époque, d’Alain, de Jasmine, conservées « dans leur jus » dans la cave du réalisateur, et qui attestent du temps qui passe et du mystère de l’amour entre deux êtres, mystère qui ne se laisse jamais totalement dissiper.
Et si la part dévolue à la grande Histoire, celle de la révolution islamique iranienne, vient par moments déchirer le rêve dans son caractère factuel (et nécessaire ? peut-être pas…), elle n’entame pas le charme de l’autre histoire, la petite, celle de l’amour de jeunesse. Un amour fait de rendez-vous ratés, qui ne peut disparaître complètement, même avec les années. En témoigne le mail de Jasmine envoyé à son ancien amant, en 2009 et 30 ans après, en pleine révolte populaire, pour lui rappeler entre les lignes leur attachement indélébile. Rarement un écran d’ordinateur filmé n’aura dégagé autant d’émotion. On sort du film émerveillé, bercé par l’anaphore, cette figure de style largement popularisée depuis l’élection présidentielle française de 2012, de Jasmine, entendue comme une complainte d’un monde en voie de disparition : « C’est où cet endroit…où notre mémoire a été emprisonnée ? ». Nostalgique, assurément.
Nicolas Bole
Les projections en entrée libre – dans la limite des places disponibles – se déroulent à Paris, dans le 2e arrondissement, près de la rue Montorgueil :
Salle Jean Dame, Centre sportif Jean Dame17 rue Léopold BellanMetro : Sentier (L3) ou Les Halles