VENDREDI 15 FEVRIER 2019 à 20 h : Les Bienheureux, de Sofia Djama
Les Bienheureux
de Sofia Djama
VOSTF – 2017 – 1h 42′
Avec Nadia Kaci, Sami Bouajila, Lyna Khoudri, Adam Bessa
Alger, quelques années après la guerre civile. Amal et Samir ont décidé de fêter leur vingtième anniversaire de mariage au restaurant. Pendant leur trajet, tous deux évoquent leur Algérie : Amal, à travers la perte des illusions, Samir par la nécessité de s’en accommoder. Au même moment, Fahim, leur fils, et ses amis, Feriel et Reda, errent dans une Algérie qui se referme peu à peu sur elle-même.
Dossier de presse
Note d’intention de Sofia Djama
Je ne saurais pas mettre en image la guerre civile qui nous a frappés. Je ne saurais même pas définir précisément la date de son commencement ou de sa fin. On a même du mal avec le mot « guerre civile », on dit « tragédie nationale » ou « décennie noire », et quand on prononce le mot « guerre », on le dit du bout des lèvres, timidement, comme si on avait peur d’en débattre, peur de se souvenir de nos morts. Pourtant, elle est dans la mémoire de tous, elle nous a tous touchés d’une manière ou d’une autre, elle n’a épargné aucun d’entre nous, quelle qu’ait été notre appartenance sociale.
J’ai eu envie de mettre en images cet état d’après-guerre, observer la manière dont ce conflit a construit notre perception, comment il a transformé nos espérances, influé sur notre sens des priorités encore aujourd’hui. Montrer cette après-guerre dont on ne parle pas.
Dans le film, cela prend corps à travers plusieurs protagonistes, de différentes générations et origines sociales. Il y a d’abord le couple bourgeois formé par Nadia Kaci et Sami Bouajila, d’anciens quatre-vingt-huitards, des militants qui ont participé en octobre 1988 aux émeutes qui ont conduit à la fin du parti unique et à l’ouverture démocratique. Ils sont néanmoins revenus de leurs illusions, après un conflit qui semble s’être conclu par la victoire du conservatisme religieux (islamisme). Il y a aussi leur fils, Fahim, jeune adulte plus ancré dans le présent et dans sa ville, Alger, dans laquelle il erre avec ses amis étudiants, Reda et Feriel, avant de rejoindre des jeunes d’un tout autre milieu social, dans un quartier populaire, où l’humour, mais aussi l’alcool et le shit, aident à tuer l’ennui. Le tout dresse le portrait d’un pays figé dans un immobilisme déconcertant.
Pour moi, Alger reste pourtant le personnage central du film, d’où ces moments de déambulation, ces plans de rues folles, ces immeubles qui écrasent les personnages par un trop-plein d’Histoire, cette cacophonie sonore, le Taqwacore (une espèce de punk muslim hyper connecté au présent) à la rencontre de Léo Ferré ou de Fela Kuti qui incarne une certaine Algérie qui pue la naphtaline.
Alger n’est pas qu’une géographie, elle est le centre d’attraction et de répulsion de chacun d’entre nous ; on doit la quitter, mais on voudrait tellement y rester. Kateb Yacine aurait dit qu’être Algérien est un dur métier…
ENTRETIEN AVEC SOFIA DJAMA
Quelle a été la genèse des Bienheureux ?
Au départ, il y a une nouvelle, Un verre de trop, que j’ai écrite sur quelques personnages dans Alger, « ville étranglée ». En partant de mon propre objet littéraire, j’avais donc, en l’adaptant, tout loisir de lui être totalement infidèle ! J’ai écrit le scénario en deux ans et demi, en ajoutant des protagonistes. A l’époque, je voyageais beaucoup avec mon court-métrage, Mollement, un samedi matin. Il y a dans ce court quelque chose de très revendicateur, de nerveux, mais certaines réactions violentes de spectateurs algériens me donnaient l’impression que je n’avais pas le droit d’exprimer ma colère. J’attache une importance absolue à ce que les Algérois, en particulier, pensent de mes films. Et puis, je me suis libérée de ce malaise : j’allais raconter ce que je voulais avec Les Bienheureux et comme je le voulais puisque de toute manière, chaque film, en Algérie, est attendu au tournant : les Algériens y voient l’occasion, rare dans notre pays qui produit peu de films, de se voir, et ils ont tendance à ne pas y retrouver « leur » Algérie. Mais il n’y a pas qu’UNE Algérie. Ce pays est multiple, et ce sont justement cette richesse et cette diversité qu’il faut respecter pour l’apaiser.
Les Bienheureux raconte une nuit vécue par un couple de quadragénaires et trois adolescents à Alger. Etait-ce pour vous une manière de faire une sorte d’état des lieux ?
Je voulais deux points de vue générationnels pour montrer les conséquences de la bigoterie et de la politique sur l’intimité des gens. Résignation pour les uns, cynisme pour les autres… Il y a les adultes qui avaient vingt ans en octobre 1988 lors du soulèvement populaire et celui de leurs enfants âgés de vingt ans en 2008 (ma génération), période à laquelle se déroule l’histoire, quelques années, donc, après la guerre civile. Amal et Samir, les parents, veulent fêter leur vingtième anniversaire de mariage au restaurant. Mais cette nuit-là va les forcer à rompre avec ce rituel : ils vont devoir faire face à l’échec socio-politique dont ils sont en partie responsables en tant qu’ex-militants. Amal a perdu ses illusions, elle est prête à tout pour changer le destin de leur fils, Fahim, et elle commence à mépriser Samir qui continue à se voiler la face. Au même moment, Fahim et ses amis, Feriel et Reda, errent dans une Algérie différente, sous tension, mais dans laquelle ils trouvent des espaces de liberté, car, contrairement à leurs aînés, ils continuent de rêver en créant leurs propres codes, en vivant avec leur société et en essayant de s’y frayer un chemin sans la juger. En une nuit, je les confronte tous à des contretemps permanents : barrages de police, impossibilité de se garer, de trouver un tatoueur, un restaurant…
Mais vous ne les filmez pas pareil…
J’avais envie d’illustrer la rigidité des adultes et leurs empêchements en les filmant dans des cadres précis et toujours enfermés : dans des voitures, dans des vérandas, ou regardant la ville de haut, par le prisme de balcons. Les plans séquences, eux, représentent la vérité d’une situation : la danse entre Samir (Sami Bouajila) et Amal (Nadia Kaci), le couple de quadragénaires, et le moment où elle lui échappe pour aller sur la véranda, traduit la rupture entre eux… J’ai attaqué le tournage avec cette scène de l’apéro et je n’en menais pas large ! Elle est importante car elle est l’occasion d’un règlement de compte entre ceux qui ont quitté l’Algérie pour la France, ceux qui regrettent de ne pas être partis, ceux qui s’aveuglent et ceux qui composent avec cynisme comme le journaliste joué par le merveilleux Faouzi Bensaïdi.
A travers les déambulations de Nadia Kaci dans la ville, je voulais aussi rendre hommage à Nahla de Farouk Beloufa : un film monumental de 1979 où une chanteuse déambule dans Beyrouth sous le regard d’un journaliste algérien. C’est le seul film algérien tourné à Beyrouth ! Felouk Belouka n’a plus touché une caméra, depuis. Quelle tristesse.
Il y a une tension constante dans votre film.
Parce qu’il n’y aucune sérénité dans cette ville ! Alger est une ville constamment au bord de la crise. Tout peut se passer à tout moment. Un instant joyeux peut basculer en affrontement, en dispute. A cause d’une insolence, d’un moment de liberté, de la décision d’un policier de vous arrêter ou pas… La violence est devenue banale. Elle explose, soudain, mais le lendemain, la vie reprend comme avant, comme si de rien n’était : la ville a repris ses droits… Cette nuit que je filme a seulement mis chacun des personnages face à sa vérité. Feriel, l’étudiante, a appris à ne plus cacher sa cicatrice de victime du massacre de Bentalha. Samir a enfin compris que sa femme ne partage plus sa vision de l’Algérie. Vont-ils partir ? Je veux croire qu’ils vont tout de même rester.
Si l’on vous dit que votre mise en scène des personnages dans la ville évoque … Sidney Lumet ?
L’un des films qui m’a le plus marquée est 7 h 58 ce samedi-là ! J’ai été fascinée par la vitalité de ses plans, son sens de la rupture. Quand j’ai découvert que le cinéaste qui avait filmé ça avait quatre-vingt ans, je n’en revenais pas !
Comme il le fait avec New York, Alger est un personnage en soi ?
Je voulais un film urbain ! C’est la ville où j’ai grandi et dans laquelle j’ai beaucoup erré avant de bien la connaître et d’y trouver ma place. Son esthétique est si particulière : une lumière oppressante, un urbanisme stalinien qui écrase ses habitants, les vestiges d’une architecture coloniale haussmannienne, mais aussi mauresque, art déco, moderniste école Le Corbusier, bref une confusion architecturale qui incarne parfaitement la relation tumultueuse de l’Algérie avec son Histoire ! Et je voulais que cette esthétique articule et rythme ma narration noctambule.
En fait, j’expliquais à mon équipe technique que, pour moi, Alger est comme un vieux vinyle un peu rayé qui saute régulièrement mais continue de tourner….
Sans Patricia Ruelle, ma décoratrice, jamais je n’aurais réussi : elle a une vraie connaissance de l’Algérie, a visité beaucoup d’intérieurs et connaissait tous les milieux que je décris. La vérité du film lui doit beaucoup. Comme à Jean Umansky d’ailleurs, mon ingénieur son, car Alger est une ville particulièrement bruyante et il a su capter à la fois sa cacophonie constante et son silence, la nuit venue, où les sons les plus ténus, soudain, résonnent étrangement.
Tous les acteurs sont incroyablement naturels. Comment les avez-vous dirigés ?
J’ai beaucoup répété avec eux, car il y a beaucoup de non-professionnels dans le casting. Avec les comédiens adultes professionnels, Sami Bouajila et Nadia Kaci, nous faisions des Italiennes pour qu’ils puissent être le plus à l’aise possible au moment de tourner. Le personnage interprété par Sami est un quatre-vingt-huitard, l’équivalent des soixante-huitards français. Il est l’héritier d’un système communiste à la Russe, d’une société cultivée et urbaine. Il a lu Tolstoï et connaît Léo Ferré par coeur. Il entonne l’Affiche Rouge, alors que depuis longtemps le texte ne fait plus sens pour l’Algérie, que le monde a changé. Cette nostalgie révèle cruellement les petits arrangements avec le système et la trahison des idéaux qu’il a lui-même consentis.
Sami m’a donné des choses merveilleuses : il est formidable dans le rôle. Les jeunes, eux, sont un mélange de jeunes professionnels et d’amateurs, comme le personnage du tatoueur qui est incarné par un copain à moi, à qui j’ai demandé de rameuter deux potes à lui, dont l’un est étudiant et l’autre plombier. Nous avons fait beaucoup de séances d’improvisations pour qu’ils comprennent les enjeux de leurs personnages et qu’ils réécrivent, à leur manière, leurs répliques. Puis, sur la séquence dans le squat, je les ai laissés faire et je les encourageais à dire des gros mots ! Ils m’ont tellement étonnée, comme lorsque l’un d’entre eux, soudain, lance une vanne inspirée de Petit Papa Noël de Tino Rossi ! Il faudrait que je les crédite au générique comme co-auteurs des dialogues !
C’est quoi, ce squat ?
A Alger, cela s’appelle un « diki » … une cave, un lieu discret, un petit squat, où les jeunes s’inventent un espace de liberté et se permettent tout ce qu’ils ne peuvent pas faire dans leur famille ou en public. Ils boivent de la bière, fument du shit, baisent, ou simplement écoutent du rai, du chai, ou du taqwacore, une musique punk à la sauce muslim : un truc déroutant qui prétend faire la synthèse entre piété musulmane et idéologie no future. Le mot lui-même est d’ailleurs un mot valise formé du mot arabe « taqwa », la piété, et « core » de hardcore. Elle était vraiment toute petite, cette cave ! Mais avec l’aide de Pierre Aïm, nous avons trouvé immédiatement les bons axes de caméra.
Vos personnages féminins incarnent la révolte … Et la lucidité.
Amal, la mère, l’est même un peu trop car elle y met encore de l’idéologie. La jeune Feriel elle, l’est de manière plus cynique : elle connait les règles et est prête à les accepter pour trouver son propre espace de liberté. Elle est plus mature que les garçons de son âge : elle a une maison à entretenir parce que sa mère est morte et que son père est dépressif, elle a ses études et un frère chiant et elle zigzague entre tout ça en « négociant » avec la bigoterie : elle paye son frère pour qu’il la laisse sortir.
Etes-vous particulièrement fière du Prix d’interprétation que Lyna Khoudri, qui joue Feriel, a décroché au Festival de Venise dans la compétition Orizzonti ? Et la voilà, aussi, dans la pré-liste des nommés dans la catégorie Espoirs des Césars…
Quand je l’ai vue arriver au casting, ce fut comme une évidence. Feriel, c’était elle ! Voluptueuse, frondeuse. Avec des blessures, elle aussi. Je suis particulièrement heureuse qu’elle ait eu ce prix : elle est jeune, elle porte le film, elle est l’avenir. Je suis déjà en train d’écrire un nouveau film pour elle.
On sent, dans votre film, une forte inspiration autobiographique.
J’étais collégienne, lycéenne, puis jeune universitaire pendant la décennie noire que j’ai vécue de façon irréelle. En 1994, ma famille s’est posé la question du départ : pour la première fois, on me demande mon avis : « Que penses-tu de la France ? ». Je ne voulais pas partir et cela tombait bien, car mes parents ne se voyaient pas en train de recommencer leur vie ailleurs. Quand j’avais 20 ans, dans les bars, je fréquentais des journalistes de quarante ans qui avaient assisté à l’assassinat de certains de leurs amis par les islamistes. Ils allaient à la morgue reconnaître leurs cadavres. Ils avaient dû quitter leurs femmes et leurs enfants, de peur d’être suivis par des terroristes chez eux, et ils devaient changer d’adresse tout le temps. Paradoxalement, ce furent aussi mes plus belles années. Nous fêtions chaque jour le désir de vivre qui était en chacun de nous, nous allions à la plage, en randonnée, nous organisions des soirées, des concerts… Nous étions déjà blasés et insouciants alors que la violence nous était quotidienne : en 1997, j’allais à la fac, et le matin du 23 septembre, je me suis réveillée en apprenant le massacre de Bentalha. Même si on ne le voit pas de ses propres yeux, comment sortir indemne d’une telle horreur ?
J’avais commencé à écrire sur la guerre elle-même mais c’était trop dur. J’ai lâché prise. Avec ce film que je situe en 2008, je prends de la distance et je raconte les conséquences. A la fin de la guerre civile, en 2000, il y a eu un grand soulagement, un appétit de vivre énorme et désordonné de la part de la jeunesse, et puis très vite s’est instaurée une chape de plomb.
C’est cette implication personnelle qui vous donne autant de tendresse pour tous les personnages quelles que soient leurs vues différentes sur l’Algérie ?
On disait à mon père que l’Algérie était fichue, qu’elle était devenue un pays de fous et que la montée des islamistes n’était pas un hasard. Ils ont profité d’un terrain pétri d’archaïsme et on les a laissés faire. Les discussions politiques à la maison étaient d’une grande violence. Mais comment faire comprendre cela à un homme né en 1930, à ce combattant du FLN qui s’est retrouvé, en 1961, à Paris, au bord de la Seine, à se faire tabasser et à voir certains de ses amis être balancés à la Seine par les flics de Papon. Je ne l’ai appris qu’en 2013… Les hommes, en Algérie, ne parlent pas quand ils ont vu l’horreur.
Il est venu se réinstaller en 1974 dans une Algérie indépendante, avec ma mère, qui est française, qui militait au Parti Communiste, et qui l’a suivi. Voir, vingt ans plus tard, son pays retomber dans un bain de sang était inadmissible pour un ancien combattant comme mon père.
Donc je comprends parfaitement que le personnage incarné par Sami Bouajila refuse de regarder la vérité en face. Avec son épouse, ils font partie de cette génération qui est descendue dans la rue en octobre 88 pour faire tomber un système autoritaire et avec un rêve de démocratie, de multipartisme et un projet de société où le vivre ensemble était possible. Et ils ont gagné ! Mais ça n’a marché qu’un an. Aux élections de février 91, ce fut le raz de marée du FIS (Le Front islamique du salut)… Puis la guerre civile.
Il y a quelque temps, dans les escaliers de la mairie d’Alger, je me suis arrêtée devant la plaque commémorative de l’assassinat d’un journaliste qui est le père d’un copain à moi. Cela m’a fait du bien de voir que son nom était écrit quelque part. Qu’il reste des traces pour l’Histoire. Une vieille dame est passée à côté de moi et elle a dit : « Les gens oublient. » Je ne veux pas que l’Algérie oublie, et c’est aussi pour cela que j’ai fait ce film.
Télérama – Entretien avec Sofia Djama (extraits)
Propos recueillis par Jacques Morice
Quelle est l’origine du film ?
Une nouvelle que j’ai écrite autour de personnages à Alger, dans l’après-guerre civile. Une période proche d’un état de sidération, survenue après des événements qu’on saisit mal, parce qu’ils n’ont pas été vraiment nommés ou du bout des lèvres. A l’époque, le gouvernement parlait de « terrorisme résiduel ». Encore aujourd’hui, on a du mal à parler de « guerre », on dit plutôt « tragédie nationale », sans vraiment savoir avec exactitude quand tout a commencé et quand s’est achevé. Cette guerre nous a tous touchés, d’une manière ou d’une autre. Pour Feriel, le personnage que joue la jeune Lyna Khoudri, je me suis inspirée d’une étudiante qui était avec moi à la fac et qui a été égorgée. Elle était un symbole fort. Au début de la guerre, je vivais en Kabylie, dans une région épargnée, à Béjaïa. Je suis arrivée à Alger au moment des derniers attentats. L’horreur, je ne pouvais pas la raconter directement, et je ne me sentais pas légitime pour le faire. J’ai donc décalé les choses, en situant l’action en 2008, à un moment où la bigoterie est revenue. Et j’ai tenu à montrer plusieurs points de vue, de générations différentes. Avec, d’un côté, un couple d’intellectuels bourgeois, des anciens militants qui ont participé aux émeutes d’octobre 1988, que j’appelle des « quatre-vingt-huitards » ; de l’autre, des jeunes, deux garçons et une fille.
On vous sent plus proche des jeunes…
Il n’y a pas un personnage que je n’aime pas. Mais c’est vrai que je suis plus en adhésion avec la jeunesse, spontanée. Le couple de quatre-vingt-huitards est un peu enfermé dans la nostalgie, des références qui sentent la naphtaline. Ils représentent l’arrière-garde, au même titre que les féministes en Algérie, souvent communistes. Celles-ci ont été très courageuses pendant la guerre civile. Mais aujourd’hui, elles sont prisonnières de vieux schémas idéologiques et sont obnubilées par le hijab [le voile islamique, ndlr]. Pour moi, le combat à mener est ailleurs. Il y a plein de filles qui portent le hijab et qui sont dans une dynamique incroyable de progrès.
Les Bienheureux est assez critique sur le climat politique en Algérie. N’avez-vous pas subi de censure ?
Pas vraiment. Même si l’argent du film était français, la logistique était pourtant algérienne. La mairie d’Alger m’a fourni deux salles de cinéma, pour pouvoir répéter et rassembler des éléments de la décoration. J’ai pu tourner dans la plupart des lieux gratuitement et je n’ai pas non plus été tracassée à la douane pour faire passer le matériel, comme cela arrive souvent aux cinéastes, qui peuvent attendre des jours et des jours. On m’a demandé parfois de revoir certains passages du scénario, mais j’ai tenu bon. Les autorités m’ont juste embêtée pour des choses techniques, qui paraissent secondaires. Par exemple, pour la scène du barrage policier, je n’ai pas pu obtenir d’autorisation, soi-disant parce que le dispositif n’était pas conforme à la réalité. Sinon, j’ai bénéficié d’une relative liberté, qui témoigne aussi de la schizophrénie du pays. L’Etat algérien joue une politique d’équilibriste, en donnant des gages à tout le monde, aux islamistes comme aux progressistes. Cette tactique rejoint une forme de populisme ou de clientélisme. Malgré tout, il se produit des choses étonnantes. En ce moment, par exemple, il y a une ministre de l’Education nationale exceptionnelle, Nouria Benghabrit-Remaoun. Elle se bat en mettant en place des réformes très positives, tout en se heurtant à une levée de boucliers des islamistes. Et pour cause : c’est l’Education nationale qui a produit les bigots. Après une période courte, au début des années 2000, d’appétit de vivre décuplé, de frénésie dans l’alcool et le sexe, une chape de plomb s’est peu à peu installée, de manière insidieuse. Ma génération a grandi dans un système universitaire qui était infiltré d’islamistes.
Vivez-vous toujours là-bas ?
Depuis quatre ans, je fais des allers-retours entre la France et l’Algérie. Ce qui m’a amenée en France est la réalisation d’un court métrage qui a pas mal circulé, Mollement, un samedi matin, sur un violeur qui a des problèmes d’érection ! Je l’ai tourné en Algérie, où les autorités m’en voulaient un peu, car j’y tourne par moments en dérision le commissariat où la victime, qui se dit « demi-victime », va porter plainte.
Les Bienheureux, c’est aussi une peinture en même temps qu’une exploration d’Alger…
A Alger, on est en pleine confusion architecturale, entre l’urbanisme stalinien, les vestiges de l’architecture coloniale, le mélange d’art mauresque et d’Art déco ! La topographie de la ville résonne directement avec l’évolution et la vérité intime de chacun des personnages. C’était essentiel pour moi. Le couple de parents est bloqué, sans cesse confronté à une impasse, même lorsqu’il sort de la ville pour trouver un restaurant. Les jeunes, eux, circulent plus librement, bougent et s’arrêtent dans des lieux qu’ils s’approprient.
Quelle est la musique qu’écoute Reda, le jeune croyant ?
Du « taqwacore », un courant musical bourré d’énergie qui mêle le punk hardcore et la foi musulmane (« taqwa ») ! J’aime beaucoup ce brassage, qui résume bien Reda. Ce personnage réinvente la religion à sa manière, lui donne du sens en tant qu’individu. Il dit « je » en se détachant de l’orthodoxie lourde. Il va jusqu’à traiter d’autres gars de « salafistes post-modernes ». Même si je suis moi-même agnostique, j’ai beaucoup de respect pour ceux qui défendent une vision personnelle de leur croyance.
Il y a un personnage secondaire, discret, qu’on aime beaucoup, c’est celui du flic…
Je tenais à ce que son lien avec Feriel reste ambigu, qu’on ne sache pas très bien s’ils sont amoureux ou non l’un de l’autre. Ce personnage n’est pas très caractérisé, mais je le vois comme un mentor. Les deux s’ennuient ensemble, chacun avec sa douleur. Ce qui les lie surtout, c’est le massacre de Bentalha [nuit d’horreur en 1997 au sud d’Alger, pendant laquelle près de quatre cents personnes ont été assassinées à l’arme blanche ou avec des armes à feu, ndlr]. Il y a une douceur miraculeuse entre eux.
Les projections en entrée libre – dans la limite des places disponibles – se déroulent à Paris, dans le 2e arrondissement, près de la rue Montorgueil :
Salle Jean Dame, Centre sportif Jean Dame17 rue Léopold BellanMetro : Sentier (L3) ou Les Halles