JEUDI 28 MARS 2019 à 20 h : Après l’ombre, de Stéphane Mercurio
Après l’ombre
de Stéphane Mercurio
France – 2017 – 1h 33′
Une longue peine, comment ça se raconte ?
C’est étrange ce mot qui signifie punition et chagrin en même temps.
Ainsi s’exprime Didier Ruiz lorsqu’il entreprend la mise en scène de son dernier spectacle monté avec d’anciens détenus de longue peine. Dans le temps suspendu des répétitions on voit se transformer tous ces hommes – le metteur en scène y compris. Le film raconte la prison, la façon dont elle grave dans les chairs des marques indélébiles et invisibles. Il saisit le travail rigoureux d’un metteur en scène avec ces comédiens « extraordinaires ». Et surtout il raconte un voyage, celui qui va permettre à cette parole inconcevable de jaillir de l’ombre pour traverser les murs.
https://vimeo.com/ondemand/apreslombre/258118435
Dossier de presse
Entretien avec Stéphane Mercurio
C’est votre troisième documentaire de cinéma sur le monde carcéral mais le premier sur l’« après » incarcération.
J’ai commencé un peu par hasard ce travail sur la prison sur une proposition. J’ai tourné À côté dans le lieu d’accueil des familles de prisonniers qui viennent au parloir, plus particulièrement sur les femmes de prisonniers. Je ne me doutais pas que dix ans après je continuerais à travailler sur cette question de l’enfermement. A l’occasion de ce film, j’avais rencontré Bernard Bolze, cofondateur de l’OIP. Peu de temps après, il est entré au Contrôle général des lieux de privation de liberté avec Jean-Marie Delarue, et lui a montré À côté. Jean-Marie Delarue m’a alors demandé de réfléchir à un film autour du travail du contrôle. Ce fut À l’ombre de la République. J’ai pu pénétrer au coeur de l’enfermement : quartiers disciplinaires, cours de prison, cellules. C’est là que j’ai eu mes premiers contacts avec des prisonniers purgeant de longues peines. A la prison de l’Ile de Ré, l’un d’eux m’a dit : « Vous qui êtes là, allez leur dire ce qu’on vit ici ! ». Je ne l’oublie pas. J’avais en tête un film sur l’« après prison » mais il était bien différent d’Après l’ombre. J’ai téléphoné à Bernard Bolze, qui aujourd’hui s’occupe de Prison-Insider, pour entrer en contact avec d’anciens prisonniers. Il m’a suggéré de voir le metteur en scène de théâtre Didier Ruiz qui allait commencer un travail avec d’anciens longues peines. Avec Didier, le courant est immédiatement passé. Il n’avait pas encore vu les anciens détenus mais j’étais persuadée que la parole de ces hommes serait puissante. Il y avait donc matière à un film. Cependant, l’idée était « juste » de faire un court métrage…
Avez-vous choisi ensemble les prisonniers ?
Non, c’était Didier qui voyait des gens pour sa pièce mais il n’y a pas vraiment eu de « casting ». Didier a pris les gens avec lesquels, il était possible de travailler : ceux qui avaient reçu du juge l’autorisation de changer de région – puisque certains étaient encore sous contrôle judiciaire, ceux qui en avaient envie, ceux qui étaient disponibles pour participer à cette aventure et que leur travail n’empêcherait pas de faire la tournée. J’étais là, dès les premières rencontres. J’ai très vite filmé. Les témoignages étaient encore hésitants mais il y avait la puissance de la première fois. Bien sûr nous échangions ensuite nos sentiments. Grâce à mes deux films précédents, je comprenais parfois les dessous d’une histoire. Ce fut une chance pour le film d’avoir des personnalités comme Alain, Dédé, Eric, Louis et Annette. Ils sont si différents, y compris physiquement et chacun a une grande présence.
Avez-vous encore appris sur la prison grâce à eux ?
Bien sûr. J’apprends toujours sur mes films, sinon je m’ennuierais. Si j’étais indifférente, je n’aurais pas pu filmer. On filme avec sa tête mais aussi beaucoup avec son coeur. En les écoutant, en les regardant, je me suis rendue compte à quel point la prison reste gravée dans les chairs à jamais, comme c’est le cas par exemple d’Eric qui ne supporte presque plus les contacts physiques. Pendant dix-neuf ans, le temps de son incarcération, le toucher n’a été que violence. Je savais que filmer l’Après c’était questionner ce qu’il reste de la prison. En revanche, je ne savais pas que le film parlerait de la confiance et de la force du collectif. Didier Ruiz parle avec eux de « contrat de confiance » : c’est exactement ça. Mon film est donc un film sur la confiance. C’est étonnant, je savais qu’Après l’ombre serait un film sur la prison et sur un metteur en scène de théâtre au travail avec ses « acteurs », mais je ne savais pas à quel point le vrai sujet serait la confiance et le collectif. C’était magnifique de vivre ces moments. C’est la magie du documentaire. Il y a toujours une part d’imprévu, d’inconscient, qui nous échappe quand on fait un film et heureusement. On mesure ce que l’on a vraiment filmé parfois seulement au montage ou même plus tard !
C’est donc un film sur des corps, à nouveau libres ?
Il y a leurs corps sur scène et en dehors de la scène. Chacun des corps raconte à la fois la prison et la liberté : cette rectitude chez Louis ou Alain tout en muscles comme pour se protéger de l’extérieur, et puis il y a les moments où ils se détendent, dans la nature, on sent le plaisir d’être là. Mais Alain continue, en pleine nature, à faire ses allers-retours comme dans sa cellule, même si le parcours s’allonge. Louis qui ouvre et ferme souvent les mains quand il est sur scène, et Dédé qui les croisent derrière le dos comme s’il était toujours menotté : les souvenirs de la prison sont inscrits dans les chairs.
Après l’ombre est aussi un film sur la libération de la parole.
En effet, en prison, c’est aussi la parole qui est à l’ombre. On ne les entend pas. Personne n’écoute les prisonniers. Une fois dehors leur parole, déjà difficile dans l’intimité, est d’autant plus forte quand elle surgit ainsi dans l’espace public. Prendre cette parole a eu très certainement pour certains d’entre eux un rôle important dans la confiance en soi, l’estime de soi tellement mise à mal par l’incarcération.
Comment faire un documentaire de cinéma avec un travail de théâtre ?
Je ne devais me mettre ni à la place du spectateur de théâtre, ni à celle de Didier. Il fallait que je me décale pour éviter la redite de ce quelque chose qui est bien plus fort sur scène, en direct. Le metteur en scène est aussi un des personnages du film. La question de la place et de la distance est toujours centrale. Je voulais qu’on soit dans l’intimité de ce groupe : au milieu d’eux tout en n’étant pas intrusive. La distance ne s’explique pas, on sent si on est juste ou non : comme pour le reste c’est assez impalpable… Un film on y réfléchit beaucoup avant. Pendant le tournage, si on se met à penser, on rate les séquences. Les décisions sont instinctives. J’ai eu la chance de travailler avec un chef opérateur formidable Mathieu Bertholet. Lui non plus, je ne le connaissais pas. Ce film était sous une bonne étoile. Il fallait beaucoup filmer, pour ne pas risquer de rater le moment où les choses se révèlent, où soudain quelque chose, advient. J’ai aussi utilisé des petits trucs : certains entretiens au début étaient dans des salles blanches ou autres, j’ai tendu un tissu noir pour unifier le tournage. J’ai imaginé ces temps de pause en extérieur qui permettent de reprendre son souffle, de se poser avec eux. J’ai bien sûr travaillé la dramaturgie au montage. Le montage a été long, pour parvenir à restituer l’intensité de ce travail. Nicolas Chopin-Despres était aux manettes du montage avec beaucoup de finesse.En fait, c’était un film relativement évident. C’était tellement émouvant pour moi et mon équipe de les voir évoluer doucement, de voir leur confiance grandir au fil de leurs échanges et de leur travail avec Didier. Le montage du film suit presque l’ordre du tournage : il épouse leur processus d’approbation, montre leurs craintes puis leur évolution dans une plus grande théâtralité, leur meilleure maîtrise de l’espace, leur entrée dans la lumière jusqu’aux coulisses de la première.
Chez chacun, la confiance s’installe différemment…
Oui, chaque comédien (car on les voit devenir de vrais comédiens !) a un rapport très différent à Didier, à la mise en scène, à ce qu’il peut jouer, ou à ce qui le heurte, le panique. Louis ne se sent pas tout à fait légitime et, au début, il cache sa peur de monter sur scène derrière une certaine méfiance envers Didier. André a peur d’oublier, il se fait sans cesse des antisèches. Alain, lui, a du mal avec les mots : il est physique, et on sent que son corps est devenu une armure, mais il trouve les mots, petit à petit et c’est bouleversant.
C’était un double contrat de confiance de leur part : avec Didier Ruiz, mais aussi avec vous…
Pour eux, l’enjeu majeur était avant tout la pièce de théâtre. Comment allaient-ils pouvoir monter sur scène, raconter leur histoire devant un public. Ils ne l’avaient jamais fait auparavant. Ce n’est pas une pièce de Molière qu’ils jouent, mais leur propre vie ! Avec moi, le contrat de confiance était peut-être plus simple. Un film, c’était après, un peu abstrait… Puis j’avais déjà fait des films sur la question, ils savaient qu’il n’y aurait pas de voyeurisme. Ma relation avec Bernard Bolze était aussi une garantie. Parfois les choses s’imposent comme une évidence pour tout le monde. Il en a été ainsi de ce tournage. Dès les tout premiers moments de tournage, notre présence était « naturelle ». C’est drôle, d’ailleurs : avec ma petite équipe, pendant les répétitions, nous nous étions placés sur le plateau pour filmer entre Didier et eux : légèrement décentrés, mais malgré tout en plein milieu. J’étais un peu embêtée. A la fin de la première journée, j’ai demandé si notre présence les gênait. En fait ils ne nous voyaient pas. « Ah bon vous étiez là ? » ont-ils tous répondu… Ils étaient si absorbés par leur travail. Ils savaient qu’on était là bien sûr, mais ils nous oubliaient. Nous étions pourtant trois. Le tournage a été assez court. Une résidence d’une semaine et quelques jours avant et après…
Tout de même, vous les filmez, aussi, dans des scènes intimes, comme l’anniversaire de Dédé, où ils ne peuvent pas vous ignorer…
Nous étions presque toujours avec le matériel de tournage. Nous participions à l’anniversaire comme les autres. Nous étions à table avec eux. Nous avons filmé un peu au début puis avons vécu l’instant, trinqué avec Dédé, partagé une part du gâteau. Un anniversaire, c’est un moment convivial qu’on filme assez facilement dans toutes les familles, entre amis. Je ne savais pas si cela aurait une place dans le film. Bien sûr, dans le cas présent, l’enjeu était autre. Au-delà des 73 ans de Dédé, la scène allait-elle raconter autre chose ? Que le collectif commençait à exister, sûrement. Et quand Louis dit à Dédé « Ça fait longtemps que tu n’as pas eu un anniversaire comme ça, hein, Dédé ? » et qu’il répond « C’est mon plus bel anniversaire », j’ai su qu’en plus cela montrait l’omniprésence de l’enferment dans leur vie. A ce moment j’étais certaine que cet anniversaire serait une séquence du film. Annette avait sa guitare et ses magnifiques textes de chansons. Elle n’osait pas chanter, je crois. Je lui ai demandé de le faire pour André. Je n’ai pas eu beaucoup à insister pour la convaincre. C’est le seul moment de « mise en scène » du film.
La plus belle séquence pour vous ?
C’est difficile de répondre à cette question mais celle de la danse est particulière. Elle fut très surprenante pour nous tous. Nous sortions à certains moments du cocon du théâtre pour donner des respirations. Avec des scènes de ballades dans la nature, un ou deux moments de dîners, mais nous avions encore besoin d’un peu « d’extérieur ». Nous les avons suivis, sans grande conviction, au cours d’expression corporelle. J’ai dit à Mathieu, qui faisait l’image :« On verra bien, a priori, c’est un moment de plaisir donc attrape le plaisir, les sourires, le fait qu’ils se sentent bien »… L’espace était tout petit, ils étaient tous là. Nous étions à nouveau au milieu, alors je me suis un peu déplacée sur le côté. J’ai senti que c’était effectivement un moment de plaisir et j’étais un peu distraite quand j’ai entendu Eric dire : « Non je ne peux pas ! Je ne peux pas être touché ! ». C’était comme un coup de tonnerre. La prison toujours, avec cette violence-là… treize ans après sa sortie !
Pourquoi faites-vous le choix, de ne pas donner les raisons exactes de leur incarcération ? Pourquoi ne pas dire clairement leurs crimes ?
On entend des petites choses quand même : des allusions à des braquages, dans l’ensemble. Mais c’est une question récurrente que l’on me pose depuis À côté, où j’avais délibérément choisi d’exclure les peines, pour ne pas polluer la réflexion sur la prison. Le motif de la condamnation risque de dévorer toute la pensée autour de la prison : on le juge grave, ou pas si grave que cela. Chacun a son échelle de valeur mais la question n’est pas là. Il faut se demander : doit-on être traité de la sorte en prison ? Les durées des peines sont-elles justifiées ? Que fabrique la prison ? De toute manière, ces hommes ont été condamnés, ils ont purgé leur peine. Et parfois, contrairement à ce que l’on entend : toute leur peine ! Comme Alain qui a fait ses quatorze ans.
Didier Ruiz leur dit à un moment que le public va réaliser que la prison n’est pas un palace… A l’heure de l’ouverture des débats à l’Assemblée nationale sur la prison au printemps prochain, qu’est-ce qui vous semble essentiel ?
La réflexion politique sur la prison est très pauvre1, désespérante. Les politiques répondent aux peurs par toujours plus d’emprisonnement. Les chiffres explosent, les durées des peines ont doublé. Le nombre de détenus aussi et on voit que la prison devient impossible aussi pour le personnel pénitentiaire. « Ce sont les deux faces d’une même pièce. La sécurité est un ogre jamais rassasié » dit Jean-Marie Delarue. C’est sans fin, et de fait un nouveau programme de construction de prisons va être lancé et comme pour les précédents, les prisons vont se remplir et déborder. D’autres pays commencent à faire d’autres choix pour sortir de cette impasse délétère pour l’ensemble de la société. Il est admis que la prison ne permet pas de se réinsérer. Les études sur cela sont innombrables. Je crois que la prison fabrique la violence de demain. Les gens qui sont emprisonnés sont fragiles économiquement et psychologiquement. Quand ils sortent, dans quel état sortent-ils ? En général : plus pauvres, plus désocialisés, plus fous (la maladie mentale est très présente en prison). La prison est une question qui nous concerne tous et nous ferions bien de nous poser ces questions avant de fabriquer une société invivable. Mais il faudrait un peu de courage politique… J’aimerais que les responsables politiques et le monde de la justice voient ce film. Louis, Dédé, Eric et Alain sont des hommes assez incroyables. Ils ont repris pied dans la vie. Ce sont de vrais résilients. Mais les autres ? Je rêve de changer le monde à chaque film pour m’apercevoir que cela ne sera pas le cas. Cependant, à l’occasion d’une projection du film à l’école de la magistrature à Bordeaux, où nous nous sommes rendus avec Louis et Didier sur place, la rencontre entre Louis et les futurs magistrats était passionnante ; peut-être que ce moment va éviter quelques années de prison… qui sait ?
Les projections en entrée libre – dans la limite des places disponibles – se déroulent à Paris, dans le 2e arrondissement, près de la rue Montorgueil :
Salle Jean Dame, Centre sportif Jean Dame17 rue Léopold BellanMetro : Sentier (L3) ou Les Halles