VENDREDI 11 JANVIER 2013 à 20 h ▶ Black Harvest, de Bob Connolly et Robin Anderson
Black Harvest,
de Bob Connolly et Robin Anderson
Australie – 1992 – 90′
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Dans les années 30, les chercheurs d’or australiens sont les premiers blancs à découvrir les populations autochtones des hauts-plateaux de Papouasie Nouvelle-Guinée. Des enfants métis naîtront de cette rencontre. Joe Leahy est l’un d’eux. A l’aube des années 90, il est un entrepreneur agricole prospère qui a su concilier ses deux cultures. Il propose à la tribu des Ganigas de s’associer à lui pour une vaste culture de café. Son expérience des affaires permet une levée de fonds importante auprès des banques. Les Ganigas apportent la terre et la main d’œuvre.
Les fluctuations boursières et les impératifs des alliances tribales vont soudain mettre à mal le projet.
Documentaire culte, l’un des plus primés au monde, Black Harvest est une tragédie contemporaine, le film de la rencontre fracassante d’une société traditionnelle avec le libéralisme économique, ainsi que le portrait d’un homme tiraillé entre deux cultures. Black Harvest a profondément marqué le cinéma documentaire et est souvent cité comme l’un des exemples les plus saisissants de la puissance narrative que peut véhiculer le cinéma direct.
Black Harvest (1991) est le troisième volet de la « trilogie papoue » de Bob Connolly et Robin Anderson, composée également de First contact (1983) et Joe Leahy’s neighbours (1988)
A propos de la trilogie
« Trois films, une trilogie impressionnante sur le choc des cultures, les rapports de pouvoir et d’argent, la tragédie (et la drôlerie) humaines, la guerre… De 1982 à 1991, deux cinéastes australiens, Bob Connolly et Robin Anderson, ont filmé l’histoire d’une tribu papoue découverte en 1930 par trois frères chercheurs d’or et ses démêlés avec la «civilisation ». ARTE diffuse (on ne sait pourquoi, dans le désordre) ces trois documentaires-événements aux allures de puissante métaphore, de grand drame shakespearien. Premier Contact (1982), les Voisins de Joe Leahy (1988), Récolte sanglante (1991), les films de Bob Connolly et Robin Anderson sont toujours des événements. Régulièrement montrés au Cinéma du réel, à Beaubourg, à Paris, ils ont chaque fois obtenu le Grand Prix. L’ensemble constitue non seulement un formidable triptyque sur soixante ans d’histoire (et quelle histoire ), mais une oeuvre qui rentre dans la lignée des « grands » documentaires, de Flaherty à Jean Rouch, de Joris Ivens à Wiseman. Bob Connolly et Robin Anderson bousculent le genre. Si l‘écriture de Premier contact reste assez classique (le film, en revanche, remet en cause un certain cinéma ethnologique), celle des Voisins de Joe Leahy et surtout de Récolte sanglante (leur chef-d’oeuvre) navigue près des règles de la fiction. Cadrages, rythme, construction, dialogues, on se croirait dans un grand film d’aventures avec des héros. Ce film est une fable, un classique déjà. Bob Connolly et Robin Anderson (mari et femme dans la vie) ont bâti une méthode pour observer le réel, une sorte de théorie ou cadre qu’ils oublient ensuite. Indépendants — ils y tiennent, — ils tournent aussi longtemps qu’il est nécessaire (les Voisins de Joe Leahy a pris trois ans ; Récolte sanglante, deux ans), mais peu. Intrépides, ils ont continué de filmer en pleine guerre tribale, quand le conflit a viré au drame et que tout, y compris leur maison, fut détruit et brûlé. En 1930, trois frères, trois chercheurs d’or australiens, découvrent en Nouvelle-Guinée une vallée inconnue où vivent des centaines de milliers d’hommes à demi nus, qui n’ont jamais eu aucun contact avec la civilisation. L’un des frères, qui possède une caméra, filme. On voit en noir et blanc — images silencieuses et intenses — la vallée, les frères et leurs porteurs, puis soudain les Papous. Frayeur, rires, échanges de cadeaux, vieillards écoutant la musique d’un phonographe, jeunes filles timides… Le plus étonnant n’est pas là. L’idée de génie, c’est d’avoir recherché et retrouvé ceux qui ont vécu cette rencontre. Ils ont cinquante-deux ans de plus, les frères d’un côté (il n’y en a plus que deux, le troisième est mort), les Papous de l’autre (habillés en haillons ou cravatés de frais). Ce qu’ils racontent est proprement extraordinaire. Comme dans les couples, les récits ne coïncident pas tout à fait. On ne peut résumer Premier contact, ceux qui ne l’ont pas encore vu doivent le voir. C’est un film inouï, plein de drôlerie et de gravité. Dans les Voisins de Joe Leahy, document plus difficile, on est dans plusieurs civilisations en même temps. Les Papous eux-mêmes sont à la charnière. Joe, fils naturel, né de la relation d’un des chercheurs d’or avec une jeune Ganiga, dirige une plantation de café où il fait travailler ses «frères». Joe, qui est métis, appartient aux deux mondes, mais il est devenu socialement le «patron ». Bob Connolly et Robin Anderson observent les relations ambivalentes qui se développent au quotidien. Le choc, dans la plus grande confusion, entre tradition et business, troc et capitalisme, valeurs tribales et économie de marché. Les rêves d’argent, de pouvoir… Tout un processus en marche, filmé en direct. Les contradictions que l’on voyait à l’oeuvre dans les Voisins de Joe Leahy explosent dans le troisième et dernier volet de cette trilogie. En 1990, le cours du café s’est effondré mondialement et, quand les cinéastes arrivent, Joe essaye de persuader les Ganiga de travailler pour un salaire réduit. En même temps qu’on assiste à une forme de lutte des classes qu’on connaît bien resurgit une guerre inter-tribale. Le film s’achève sur un massacre, la ruine de Joe et les espoirs anéantis de Popina Mai, le chef de la tribu ganiga. Mais Récolte sanglante (Black Harvest) ne dit pas que cela. Ce film, complètement moderne, est non seulement une spectaculaire métaphore sur la naissance du capitalisme, les débuts du colonialisme et sa fin, mais un grand drame shakespearien. C’est la tragédie de plusieurs individus que rapprochent et séparent l’amitié, l’orgueil, la race, la solidarité, la dignité. Tandis qu’on suit les négociations pour ramasser le café, qu’on vit les déchirements des uns ou des autres, on réalise que l’histoire n’est qu’un feuilleton qui se termine chaque fois sur le visage d’un Popina : regard effaré de celui qui a tout perdu, qui a été trahi. Le monde est une vaste scène où chacun joue un rôle, le même depuis la nuit des temps. Comme dans un grand livre, on retrouve ce qui constitue le fond de l’humanité depuis Caïn et Abel. L’appât du gain, la jalousie, le goût du pouvoir. »
Article de Catherine Humblot pour Le Monde
Entretien avec Bob Connolly par Catherine Humblot
— Peut-on revenir aux origines de cette trilogie, à Premier contact, en 1982 ? Que faisiez-vous à l‘époque ?
— Je travaillais pour la chaîne australienne ABC, explique Bob Connolly. J‘étais journaliste, documentariste et producteur. J’avais une quarantaine de films derrière moi quand j’ai décidé, en 1978, de devenir cinéaste indépendant. Robin revenait des États-Unis où elle avait fait une maîtrise en sociologie. On s’est rencontré et on a eu envie de faire des choses ensemble. Un de mes amis faisait une émission à la radio sur l’engagement de l’Australie en Papouasie-Nouvelle-Guinée. J’ai réalisé une chose dont on a peu conscience en Australie. On sait qu’on est une ex-colonie, beaucoup moins qu’on a été un pouvoir colonial. On a pourtant occupé un pays qui est passé d’une civilisation de « pré-contact » à l’indépendance. C‘était pour nous un bon sujet de film. Robin a commencé à faire des recherches très larges en Nouvelle-Guinée. Mais elle revenait toujours au même événement. Si l’administration coloniale de l’Australie ressemblait fort à celle de la Grande-Bretagne, il y avait en revanche un fait absolument unique, la rencontre des premiers explorateurs avec des tribus inconnues. On a mis du temps à réaliser qu’il existait, peut-être pour la dernière fois au monde, des témoins capables d’en parler. C’est ainsi qu’est né Premier contact.
— L‘écriture de ce film est très différente des suivants…
Premier contact est un documentaire pour la télévision. La méthodologie, la musique, le montage, tout est fait selon les normes de la télévision. Les équipes coûtent cher, on travaille donc avec une certaine précipitation. C’est pourquoi on a décidé d‘écrire un livre. On a passé deux ans à compléter nos recherches en Nouvelle-Guinée, à lire tout ce qui existait, à faire des interviews. Ce travail a eu un impact profond, non seulement sur notre façon d’approcher un sujet, mais aussi sur la façon de tourner. Intellectuellement, on a commencé à penser un peu moins en termes d’impérialisme, de victimes, et davantage en termes d‘étude d’un processus. On voulait faire un film sur la Nouvelle-Guinée contemporaine. Joe, le fils naturel, métis, de Michael Leahy, commençait juste d’installer sa plantation de café sur des terres achetées aux tribus qui vivaient autour de lui. Dans la relation entre lui et les Ganiga, on avait potentiellement, en microcosme, le choc qui se produit entre des cultures très différentes. Une société tribale face à l’influence occidentale. Les Australiens ont plaqué une « coquille » d’institutions (police, lois, argent liquide, notion d’achat et de vente de terrains…) puis ils sont partis. On est allé s’installer en Nouvelle-Guinée, au bord de la plantation de Joe, et on a attendu de voir ce qui allait se passer. Ce fut les Voisins de Joe Leahy.
— Vous tournez très peu, sur un temps très long. Cela signifie-t-il que vous savez exactement à l’avance ce que vous voulez montrer ? Comment est-ce possible dans un documentaire ? Comment faites-vous également pour créer cette sensation d’une action qui avance ? D’une histoire, comme dans une fiction ?
— D’une façon générale, j’aime bien les histoires, même si l’on me dit que je suis vieux jeu. On avait décidé de filmer la relation entre Joe et les Ganiga parce que cela nous permettait de montrer non seulement le choc entre deux cultures mais aussi une fabuleuse histoire personnelle. C’est la théorie, qu’on jette ensuite, bien sûr, par la fenêtre. On ne peut pas filmer en pensant que Joe est un exploiteur et les Ganiga les innocentes victimes d’un processus néocolonialiste — même s’il y a des éléments de vrai, — on détruirait la complexité humaine. Un cinéaste est un peu comme un romancier, on est face à une situation humaine, à des êtres humains ordinaires, motivés comme nous tous par leurs propres intérêts, pris dans des événements, comme des bouchons de liège qui flottent sur la mer. C’est une situation très dynamique, chaque jour il se passe des choses extraordinaires. Mais la difficulté justement est de savoir ce qui se passe. Petit à petit, par élimination, on finit par distinguer la voie qui montre la relation qui existe entre Joe et les Ganiga. Dans les Voisins de Joe Leahy, on a gaspillé beaucoup de pellicule au début. On filmait des situations formidables, mais qui n’avaient rien à voir avec cette relation. Puis on a passé une heure chaque jour à analyser ce que faisaient les gens, ce qu’ils disaient, nous disaient. On a cherché une méthode qui nous permette de trouver une direction à ce qui se passait autour de nous: On a décidé par exemple de ne pas filmer les tribus extérieures aux Ganiga pour se concentrer sur les personnages principaux. Et on s’est dit qu’on ne les filmerait que quand ils feraient des choses pertinentes par rapport au film. De manière générale, cela a bien marché. Au fur et à mesure que l’histoire se développait, le chemin est devenu plus visible. Ce qui m’amène à la notion de récit ou narration. Le cinéma direct, d’observation, a beaucoup de problèmes avec cette notion. On voulait un dénouement, mais pour cela il faut avoir du temps. Plusieurs fois dans les Voisins de Joe Leahy, j’ai cru qu’on était arrivé à la fin du film. On allait commencer le montage, mais ce sont les événements qui décident. Il faut être là non seulement quand ça se passe, mais avant que ça se passe, pour que l‘événement extraordinaire ait des racines et qu’on le comprenne. Etre au bon endroit, aussi longtemps que possible.
— Le rythme, la construction, l‘écriture : tout dans Récolte sanglante appartient à l’univers cinématographique de la fiction…
— Je me considère comme quelqu’un qui «enregistre». La caméra est pour moi l‘équivalent d’une machine à écrire. Récolte sanglante n’est pas de la grande cinématographie, mais c’est un grand événement. J’ai travaillé avec des cameramen brillants, je ne pense pas être à leur hauteur. Mais les grands cameramen coûtent 10 000 dollars par semaine, on ne pouvait pas se le permettre. C’est pourquoi on a décidé de travailler à deux, Robin au son, moi à l’image, avec le meilleur équipement. Le plus important pour nous est d‘être indépendants, pour pouvoir rester justement aussi longtemps que nécessaire. Les meilleurs documentaires sont invariablement ceux qui ont été réalisés dans des conditions d’indépendance par rapport aux institutions.
— Pour vous, le montage est-il aussi important que le tournage ?
— Un film, c’est un peu comme une sculpture. Il faut d’abord trouver le bloc de marbre, c’est difficile. Puis il faut le ramener à l’atelier, c’est dur. Enfin il faut s’attaquer au bloc, jusqu‘à ce que la statue émerge… Chaque plan a une vie, précise comme un métronome. Dès qu’un plan a atteint son but, il doit disparaître. Il faut également éliminer tout ce qui entrave le déroulement de l’histoire. C’est pour ça que je mets un an ou dix-huit mois à faire un montage. — On peut vous reprocher d’avoir privilégié le point de vue de Joe, du métis, dans Récolte sanglante. D‘être davantage rentré dans son intimité que dans celle des Ganiga. Ceux-ci semblent se battre à la limite pour rien, il doit bien y avoir des raisons à cette guerre tribale, plus complexes… — Je vais vous raconter ce qui s’est passé. Des gens d’une tribu voisine avaient tendu une embuscade à un bus rempli de femmes appartenant à une autre tribu alliée aux Ganiga. Ces femmes ont été violées toute une nuit. Quand les policiers sont arrivés sur les lieux, ils ont demandé, ainsi que les Ganiga qui étaient alliés à la tribu victime, des compensations mais ils ont été attaqués, certains massacrés. D’où ces représailles terribles, horribles… Mais c’est une autre histoire, ce n’est pas le film. Et je voudrais ajouter ceci. Je sais qu’il y a un principe selon lequel les indigènes sont d’innocentes victimes qu’il faut protéger. Notre culpabilité postcoloniale influence encore et toujours notre analyse. Je pense, moi, que la responsabilité du cinéaste consiste à montrer les choses telles qu’elles sont. Si les gens apparaissent sous un mauvais éclairage, si la guerre paraît brutale, c’est qu’elle l’est. Popina le dit en lançant son couteau par terre, moi aussi. Il y a eu trois cents morts en deux ans. Des jeunes hommes meurent, des chefs tribaux perdent leur autorité, et la voie préconisée par Joe — aller de l’avant, arrêter ces guerres — n’existe plus.
Distinction(s) : Cinéma du Réel // Grand Prix 1992 – Meilleur Documentaire // Australian Film Institute Awards 1992 – Festival de Sundance // Sélection Officielle 1993
Projection suivie d’un débat animé par Cédric Mal, du Blog documentaire (sous réserve)
Les projections en entrée libre – dans la limite des places disponibles – se déroulent à Paris, dans le 2e arrondissement, près de la rue Montorgueil :
Salle Jean Dame, Centre sportif Jean Dame17 rue Léopold BellanMetro : Sentier (L3) ou Les Halles