MARDI 5 NOVEMBRE 2013 à 20 H ▶ Ceuta, douce prison, de Jonathan Millet & Loïc H. Rechi
Ceuta, douce prison
de Jonathan Millet & Loïc H. Rechi
France – 2012 – 90′
« Ceuta, Douce Prison » suit les trajectoires de cinq migrants dans l’enclave espagnole de Ceuta, au nord du Maroc. Ils ont tout quitté pour tenter leur chance en Europe et se retrouvent enfermés dans une prison à ciel ouvert, aux portes du vieux continent. Ils vivent partagés entre l’espoir d’obtenir un « laissez-passer » et à ciel ouvert, aux portes du vieux continent. Ils vivent dans la crainte d’être expulsés vers leur pays.
Avec ce film, nous avons voulu raconter la migration, raconter l’impalpable frontière Nord-Sud, raconter l’enclave de Ceuta à travers un autre regard, celui des migrants qui, bloqués à ses portes, fantasment sur une Europe qu’ils n’ont jamais vue. Des semaines durant, nous avons suivis au plus près nos personnages pour partager et ressentir leur quotidien, leurs doutes et leurs espérances. Pour appréhender le rêve d’Europe à travers leurs regards, à travers des enjeux purement humains. Nous avons voulu plonger le spectateur dans cette douce prison, aux cotés d’Iqbal, de Marius, de Simon, de Guy et de Nür, en immersion sans temps mort ni recul, sans voix-off ni commentaire supplémentaire.
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Entretien avec les réalisateurs – dossier de presse
Comment est née l’idée du film ?
Nous sommes arrivés en repérages à Ceuta avec l’idée de faire un film sur les frontières. Il y avait aussi cette idée du mur qui nous posait question. Un mur si impressionnant et si peu médiatisé… Et puis au même moment, l’Europe toute entière s’auto-congratulait en fêtant les vingt ans de la chute du mur de Berlin. Lire un article sur le côté « arriéré » de la séparation de Berlin et se retrouver face au mur de Ceuta, c’est quelque chose. Mais, c’est une fois sur place que nous nous sommes vraiment rendus compte de l’ensemble des enjeux concentrés sur cette minuscule enclave de 18 km2. Nous avons vite constaté que cette zone tampon, entre l’Europe et l’Afrique, est en passe de devenir un des symboles de la fermeture progressive de l’Europe. Car bien plus que la frontière entre le Maroc et l’Espagne, c’est de la frontière Nord / Sud dont il s’agit ici. Ce que nous avions peine à imaginer, c’est que Ceuta est également une immense prison à ciel ouvert, où errent un bon millier de migrants, tels des fantômes dans la ville. Nous avons rencontrés des Afghans, des Congolais, des Indiens, de nombreux Subsahariens, un Cubain, un Birman, des Algériens… Et tous témoignaient des différentes routes migratoires, toutes rendues plus périlleuses – et donc plus mortelles – chaque jour. L’enclave est quasiment un point de convergence entre ceux qui veulent fermer l’Europe et ceux qui viennent de partout ailleurs et qui veulent l’atteindre. On a senti qu’il y avait là quelque chose de fort.
Comment s’est fait le choix des personnages ? Comment vous avez obtenu leur confiance ?
Nous avons eu la chance d’avoir du temps sur place avant de filmer, avant de sortir la caméra. Nous avons passé de longues journées à rencontrer la plupart des migrants, à écouter leurs histoires, à raconter notre projet. Au départ forcément, nous avons fait face à beaucoup de méfiance. Pour la plupart, ils sortaient d’un périple d’une ou plusieurs années, dans lequel ils ont dû cacher leur nom et leur nationalité. Mais après quelques semaines à vivre avec eux, à partager leur quotidien, la confiance s’est installée et les personnages se sont imposés d’eux-mêmes. Il se trouve que sur place, nous avons été très régulièrement arrêtés, par la police comme par les militaires, et que cela nous a permis d’obtenir rapidement la confiance des migrants, comme une preuve que nous n’étions pas de « l’autre bord ». Nous avons à peu près le même âge et nous sommes sentis très vite très proches. Nos personnages sont tous différents et se complètent bien. Chacun ayant une force, un moteur différent et une façon bien personnelle de réagir à la claustration et à l’éloignement de leur famille. Dans le film, ils se racontent lentement, livrent sans ambages leurs difficultés, leurs angoisses. On s’attache, on comprend petit à petit leurs enjeux, ce qui les a poussés à partir. Ils donnent l’impression d’avoir déjà vécu plusieurs vies, hantés comme ils le sont par les souvenirs de leurs pays et les horreurs croisées sur la route de l’Europe.
Comment avez-vous élaboré votre dispositif ?
Nous voulons avec ce film proposer un autre regard sur la migration, trop souvent décrite uniquement par le prisme de chiffres et de pourcentages. Notre intention est de personnifier ces milliers de migrants qui risquent tout pour chercher une vie meilleure. Pour cela, le film se veut en proximité totale avec les personnages et les situations, pour montrer et humaniser leurs quotidiens. Nous voulons faire ressentir la peur du lendemain à travers le regard de nos personnages, plonger le spectateur en immersion dans cette douce prison et lui faire éprouver l’enfermement et les doutes qui assaillent nos personnages.
Les plans reprennent l’imagerie-type de l’univers carcéral : les promenades circulaires maintes fois répétées, les coups de téléphone vers un ailleurs lointain, la promiscuité, la présence continue de murs ou de barbelés, le regard aiguillé par l’appel du dehors – ici le rocher de Gibraltar et la côte espagnole. Leurs incessants déplacements quotidiens nous ont marqués, et nous avons voulu le souligner en filmant ces trajectoires interminables qui se croisent et se recroisent. Le film se construit autour de moments du quotidien. Au vu de leur situation, il y a une vraie absence de temporalité. Il n’y a pas de jours pour nos personnages, mais des saisons, des moments indéfinis, des dates floues. La notion de temps est indéterminée et indéterminable. Le film capte le temps suspendu, ces journées qui se ressemblent, ces jours qu’on ne nomme plus. Nous avons voulu retranscrire cette dilatation du temps à travers les scènes de vie, des regards, de gestes du quotidien, des trajets, des errances ou de longues discussions interminables sur des sujets maintes fois rebattus entre eux. Le quotidien se répète sans fin, ils sont condamnés à attendre, sans savoir quoi.
Et sur la forme?
De par la situation géographique Nos intentions ont toujours été assez claires. Nous n’avons jamais voulu faire un documentaire exhaustif sur Ceuta. Ce qui nous a immédiatement intéressés c’est la question du point de vue : comment raconter et faire ressentir tout ce qui gravite autour de ce lieu. Il se trouve que nos expériences et nos références viennent surtout de la fiction. Nous avions notamment en tête Elephant, de Gus Van Sant, que ce soit formellement (ces trajets répétés des personnages avec des travellings qui épousent totalement leur marche) ou en terme de structure (la description d’un tout à travers des portraits aux trajectoires croisés, confinés en un lieu unique). Ce fut un temps de montage particulièrement long pour trouver un équilibre, mais c’est vraiment ce que nous recherchions, que cette succession de moments du quotidien raconte Ceuta. Nous avons voulu construire un décor ; un univers qui soit balzacien, où à l’instar de ce que David Simon a pu créer avec la série The Wire aussi, un monde où les personnages se croisent et se recroisent, où une figure centrale un instant avant puisse devenir secondaire l’instant d’après. Tous, les uns mis à côté des autres, forment une fresque globale. Ils décrivent un tout cosmique,, génèrent un équilibre qui est possible seulement parce qu’ils sont chacun un pilier d’un édifice globale. Par ailleurs, nous voulions souligner l’angoisse terrible que les personnages verbalisent en groupe par ces flots de paroles ininterrompus qui s’imbriquent les uns aux autres en passant par toute la gamme d’émotions possibles. Ils passent du rire aux larmes en quelques secondes, portés par un rythme de parole hallucinant. Ce rythme nous a intéressé en force motrice du film. Pour restituer cela, nous avons voulu une proximité absolue avec nos personnages, que nous n’avons quasiment jamais filmé à plus d’un mètre de distance et nous avons essayé de garder un maximum la temporalité des scènes et de privilégier ces échanges francs et spontanés, ces logorrhées verbales des scènes de groupes. L’idée directrice de la mise en scène, enfin, repose sur une volonté de se glisser au maximum dans le point de vue de nos personnages, sans recul ou jugement, pour ressentir Ceuta à travers leurs yeux et leurs expériences. Nous sommes avec eux, dans le même élan, c’est cette volonté qui nous amené à les suivre de dos, pour partager ce qu’ils voient, à leur hauteur. Ces trajets sont souvent solitaires, c’est à ce moment que les traumas ressurgissent, que « ça boxe dans leur tête ». À ces moments clés, on ne voulait pas les observer, mais être à leur place, dans leur tête.
Combien de temps reste t-on en moyenne à Ceuta ?
C’est très difficile à dire, même après avoir interviewé de nombreux responsables, nous gardons l’idée qu’il y a là des critères assez arbitraires. Nous avons rencontré au CETI des Congolais qui étaient là depuis cinq ans. Cinq années sans avoir aucune idée de ce qui les attend le lendemain, sans pouvoir raconter quoi que ce soit à leurs familles. Comme le dit un de nos personnages : « Il y a là de quoi devenir fou ». Lors de nos repérages, nous avons rencontré un groupe d’une cinquantaine d’Indiens, qui vivaient dans la forêt en attente d’une expulsion. Ils étaient là depuis quatre ans. Et puis certains, comme Guy par exemple, sont partis au bout de quatre mois. Quand on dit « parti », c’est qu’il a été arrêté et envoyé en ferry dans un centre de rétention, à Algésiras. Là-bas, s’il avait été « reconnu » par un ambassadeur du Cameroun, il aurait alors pu être expulsé en vertu de l’accord bilatéral qui existe avec l’Espagne. Conscient de cette situation, Guy a prétendu venir du Gabon, un pays qui n’a pas signé d’accord de ce type. Et comme la loi l’indique, à l’issue de soixante jours dans cette prison pour migrants, les autorités ont dû le relâcher dans la nature, le renvoyant à sa condition de sans-papier. Tous n’ont pas cette « chance ».
Quels parcours ont-ils eu avant Ceuta ?
L’entrée dans Ceuta est souvent considérée comme une consécration, celle d’avoir enfin atteint l’Europe. Cet état d’euphorie ne dure jamais très longtemps. Toutefois, avant cette entrée symbolique, les migrants ont essuyé un voyage d’une dureté indicible. Après le départ de leur pays, ils ont souvent dû voyager dans des conditions pénibles, dormir dans des endroits inimaginables et tous, sans exception, ont risqué leur vie au cours de ce voyage qu’ils surnomment entre eux « l’aventure ». Tous ont dû remettre leur vie aux mains de passeurs pour traverser le Sahara, à l’arrière de jeeps blindées de migrants, sachant pertinemment qu’en cas de chute, le chauffeur ne s’arrêterait pas pour leur laisser le temps de remonter. De la même façon, tous ou presque ont dû s’accrocher à l’arrière de train de marchandises pour voyager gratuitement. Tous, enfin, ont dû affronter des marches pénibles de centaines et centaines de kilomètres, en forêt, en montagne et en campagne, souvent traqués par les polices locales. Durant ce voyage qui dure parfois deux ou trois ans pour certains, une des nécessités permanentes pour pouvoir continuer à avancer est aussi de trouver du travail. Beaucoup sont ceux à avoir passé de longues semaines, voire de longs mois, à Tamanrasset en Algérie ou Rabat au Maroc à travailler dans le bâtiment et à dormir dans des conditions extrêmement précaires, généralement dans des bâtiments désaffectés qu’ils surnomment « ghetto », avant de pouvoir enfin tenter d’entrer dans Ceuta. Une fois arrivés, ils vivent tous avec les traumas de leur voyage, qu’ils racontent de manière incessante et qu’ils auront bien du mal à oublier.
Comment y rentre t-on ?
Pénétrer dans Ceuta est l’un des points les plus risqués du voyage. Les aventuriers organisent généralement des « convois » au départ de Rabat. Ils mettent de l’argent en commun pour acheter un bateau gonflable et des bouées qu’ils embarquent avec eux en direction de M’diq, une petite ville marocaine au sud de Ceuta. De là, ils passent généralement plusieurs jours ou semaines cachés en forêt, à attendre le meilleur moment pour mettre leur embarcation de fortune à la mer. Ce dernier point est loin d’être une formalité. La forêt en question est très connue des gardes-côtes marocains. Ils y organisent des rondes quotidiennes, de jour comme de nuit, pour empêcher ces migrants de tenter la traversée. Lorsqu’ils sont arrêtés, les migrants sont généralement envoyés en cellule quelques jours – parfois après avoir été battus – et sont finalement « déportés » à la frontière entre le Maroc et l’Algérie. Conséquence de cette difficulté, certains migrants – on les appelle les « cibleurs » – ont développé un petit business en forêt dont l’essence consiste à faire le guet et indiquer aux membres d’un convoi le meilleur endroit et le meilleur moment pour entrer dans l’eau. Et quand, enfin, ils arrivent à mettre leur bateau gonflable à la mer, s’engage alors un combat de plusieurs heures contre la mer, à ramer vers le nord pour tenter de rejoindre l’enclave de Ceuta. Chaque année, des dizaines de migrants y laissent leur vie. À noter que les plus pauvres enfin, ceux qui n’ont même pas les moyens de se cotiser pour un bateau, tentent la traversée à la nage, encourrant encore plus de risques de périr. C’est le cas de Nür dans le film.
Quel est le lien entre l’Europe et Ceuta, son mur et le CETI, ce centre d’accueil temporaire des migrants ?
En sa qualité de ville autonome espagnole, Ceuta fait évidemment partie de l’Europe. Toutefois, la ville a un statut un peu particulier : elle ne fait pas partie de l’espace Schengen. Cette situation est la cause du grand désarroi des migrants qui y sont bloqués. Non-concernée par la liberté de circulation des individus qui régit le reste de l’Espagne et de l’Union Européenne, Ceuta devient une sorte de prison à ciel ouvert pour les migrants, puisqu’ils ne peuvent en partir que sur décision du Ministère de l’immigration espagnol. Or, celui-ci n’est aucunement tenu de statuer à leur propos dans une limite de temps précis. C’est pour cette raison que certains migrants peuvent passer là, deux, trois, quatre ou cinq ans… Quant à la valla, ce mur qui délimite tout le territoire terrestre de Ceuta, il est le fruit d’une volonté européenne de renforcer la difficulté d’accès à son territoire. Bâti à partir de 2001, il a coûté trente millions, en partie financé par l’Union Européenne. Long de huit kilomètres et haut de six mètres, ce mur fait partie des réalisations notables conduites sous l’égide de Frontex, l’agence de protection des frontières de l’Europe. Entre 2005 et 2011, le budget de Frontex est d’ailleurs passé de 6 à 118 millions d’euros, ce qui dit assez bien le tour protectionniste qu’a pris l’Europe vis à vis de l’immigration en une décennie. Le CETI enfin est le centre dans lequel les migrants sont accueillis à leur arrivée dans Ceuta. Il joue un rôle de dispositif de premier accueil à l’attention des migrants. Sous tutelle espagnole, son fonctionnement est toutefois assuré en partie par des fonds européens, comme en témoigne la bannière de l’Europe qui flotte à l’entrée.
Vous ne filmez pas dans le centre ?
Lors du tournage, le centre était en surpopulation, plus de mille migrants pour une capacité d’accueil de moitié moins. Pour cette raison, ils étaient entre huit et dix par chambre et les salles habituellement dévolues aux activités associatives avaient été aménagées en dortoir de fortune. Les responsables du centre, dépositaires de l’autorité du gouvernement espagnol et des instances européennes, n’auraient pas pu laisser sortir ce genre d’images. Mais surtout, en filmant à l’intérieur, nous aurions été face à la routine qu’on impose aux migrants (horaires, chambres, cantine…), nous avons préférer nous attacher aux lieux qu’ils se réapproprient, à un quotidien qu’ils se réinventent, pour les filmer eux et non pas ce que le centre fait d’eux.
Pourquoi avoir appelé le film « Ceuta, douce prison » ?
La genèse du titre remonte à notre premier voyage à Ceuta en mars 2010. Nous avions rencontré Gurjeet, un migrant indien qui rongeait son frein là-bas depuis quatre longues années. Quand on l’avait interrogé sur son quotidien, Gurjeet avait naturellement lâché cette expression, « Ceuta est une douce prison », qui résumait probablement mieux la situation qu’il endurait que n’importe quel long discours. Ceuta est une prison pour les migrants dans la mesure où ils ne savent pas combien de temps ils y resteront, parce qu’ils n’ont aucun droit ou presque et ne peuvent donc pas travailler, et surtout, parce que Ceuta les plonge dans une instabilité émotionnelle et psychologique permanente qui annihile toute possibilité de développement personnel ou familial. Pourtant, cette sensation de cadre carcéral est atténuée par le fait de pouvoir se déplacer librement pendant la journée, par ce ciel toujours bleu et ensoleillé et ce sentiment de prospérité qui flotte dans les rues du centre-ville. Le titre du film entend donc rendre compte de ce paradoxe terrible.
Cette séance a lieu dans le cadre du Mois du film documentaire 2013
(graphisme : www.julienlelievre.com)
Les projections en entrée libre – dans la limite des places disponibles – se déroulent à Paris, dans le 2e arrondissement, près de la rue Montorgueil :
Salle Jean Dame, Centre sportif Jean Dame17 rue Léopold BellanMetro : Sentier (L3) ou Les Halles