VENDREDI 15 NOVEMBRE 2013 à 20 H ▶ Kelly, de Stéphanie Régnier
Kelly
de Stéphanie Régnier
France – 2013 – 67′
À portée de regard, l’Europe se profile comme une entité floue. Elle reste inatteignable pour Kelly qui l’observe avec rage. Devant la caméra elle rejoue son destin : sa vie sage au Pérou, sa vie clandestine en Guyane française, la famille, l’amour, la débrouille… Kelly est en suspens, entre trois continents, trois langues et trois mondes. Sa vie se joue à l’échelle de la planète et se resserre le temps du film dans les couloirs et les chambres d’un hôtel. Tanger se révèle par fragments.
Prix du Jury Jeunes au Cinéma du Réel 2013
La projection sera suivie d’un débat avec Saskia Berthod, monteuse du film, et Carine Chichkovsky, productrice.
» Ce documentaire naît d’une rencontre entre la filmeuse et son personnage, à Tanger, dans un moment d’attente avant un énième retour vers le Pérou ou plutôt vers un autre départ, marqué toujours par le désir d’une vie meilleure. Par le cinéma, Stéphanie Régnier parvient à construire un temps et un espace à la fois bienveillants et consistants où faire se déployer le récit de son personnage. Le film s’organise autour de la parole vive que Kelly adresse en français face caméra, à la filmeuse, discrète mais présente, au spectateur, et, peut-être, un jour, à sa mère. Dense, rapide, animée, la voix de Kelly occupe l’espace et anime son visage, l’ensemble de son corps. Sa présence focalise l’attention dans les cadres presque vides d’une chambre d’hôtel au décor minimal. L’acte de la parole habite cet espace simple dont la qualité est d’être ouvert sur d’autres espaces, comme le personnage de Kelly qui, depuis la fenêtre ou le balcon, regarde au loin. L’espace intime de l’entretien prend consistance en dialogue avec son « contre-champ » extérieur immédiat (la ville de Tanger, ses habitants, la mer, les bateaux qui passent, l’Espagne à l’horizon) mais aussi son hors-champ géographique : le Pérou, la Guyane, la France sont rendus présents par le récit de Kelly. «
Camille Bui – Le Blog documentaire
Entretien avec Stéphanie Régnier
Le point de départ de votre documentaire n’est pas banal. Pouvez-vous nous raconter votre rencontre avec Kelly ?
Je l’ai rencontré par hasard alors que j’étais à Tanger pour faire des repérages pour un autre film. J’étais assise à l’intérieur du café de Paris qui fait face au consulat français à Tanger et j’ai vu cette jeune femme assise quelques tables plus loin. Elle écoutait de la musique sur un baladeur mp3, fumait nerveusement des cigarettes et échangeait de temps en temps un sourire avec les serveurs. Son attitude tranchait avec celle des femmes que j’avais pu croiser à Tanger, plus discrètes, contenues dans leurs gestes. Je me suis demandé d’où elle venait. Quand je me suis levée pour quitter le café elle m’a salué, et nous avons échangé quelques mots. J’ai appris qu’elle était péruvienne et qu’elle avait vécu en Guyane française. Elle parlait très bien français, mais un français argotique, de celui que l’on apprend dans la rue, pas sur les bancs de l’école. Sa manière de parler m’a intrigué. Le lendemain nous nous sommes croisées à nouveau et nous avons parlé plus longuement. Je lui ai demandé si elle connaissait la France. Elle m’a raconté qu’elle avait vu Paris une fois dans sa vie à travers les vitres d’un fourgon de flic. Alors qu’elle s’était faite arrêtée à Cayenne par la police française, on l’avait raccompagné à Lima au Pérou mais en passant par Paris. De la métropole française, Kelly n’a connu que les couloirs d’un aéroport et d’un centre de détention. Ce récit m’a fortement marqué. Ce jour là je lui ai demandé si elle accepterai que je fasse avec elle un entretient filmé et tout a commencé.
Le récit de Kelly est très dur mais le film n’est jamais mélodramatique. Vous étiez-vous fixée des limites ou est-ce tout simplement Kelly qui a dicté cette énergie, ce refus du pathos ?
Kelly a en grande partie dicté cette énergie. C’est ce qui m’a plu en elle, cette force, cette façon de ne jamais céder au désespoir malgré les difficultés énormes qu’elle rencontrait. Durant le montage du film nous avons essayé de rester sur un fil tendu quand aux émotions qui nous travaillaient. Mais cela s’est fait de manière assez intuitive. Et nous avions avec nous des guides… Ma productrice Carine Chichkowsky et différentes personnes que nous avions invitées aux projections de travail nous ont servi de garde-fou pour éviter tout pathos.
La parole de Kelly est très forte et captivante. Pourtant le film laisse aussi une large place à l’imaginaire, avec ses images prises par la fenêtre. Ce sont des images qui marchent non pas comme de plates illustrations mais comme un relais, une projection poétique de ce que Kelly raconte. A quel moment l’idée de filmer l’extérieur de cette chambre s’est-elle imposée à vous ?
Assez rapidement en fait. J’avais décidé que le film prendrait place dans le huis clos d’une chambre d’hôtel. La parole de Kelly est forte, parfois violente, je savais qu’il me faudrait aménager des respirations à l’intérieur de son récit afin que le spectateur ne soit pas submergé par cette parole. Et j’avais envie dans le film de jouer avec la géographie, à l’image de Kelly dans la vie. La parole filmée de Kelly renvoie toujours à un ailleurs lointain : son enfance au Pérou, son premier amour déçu avec un instituteur français en Guyane, ses différentes traversées de la forêt Amazonienne, la France qu’elle rêve d’atteindre et qu’elle n’a vu qu’une fois à travers les vitres d’un fourgon de flic… Elle ne parle quasiment pas de son quotidien à Tanger. Et pourtant c’est là qu’elle se trouve, bloquée, en suspens, dans l’attente d’un passage en France avant de se résoudre à rejoindre le Pérou d’où elle essaiera de regagner la Guyane à nouveau. La ville tout autour de la chambre constitue le hors champ de sa parole. Tanger apparaît d’abord par le hors champ sonore, le champ d’un muézin, le brouhaha d’une rue sous la fenêtre ouverte. Puis par les vues parcellaires à travers des fenêtres closes ou ouvertes. La langue de mer qui la sépare des côtes espagnoles filmées de la terrasse est un point de fuite et constitue à la fois une ouverture – qui la rapproche en pensée de sa mère qui l’attend en France – et une fermeture. Cette frontière elle ne parviendra pas à la franchir autrement qu’en pensée. Le dispositif est minimaliste, mais j’ai en réalité passé beaucoup de temps à filmer ces fenêtres, à jouer sur des opacités, des ouvertures, à attendre le passage des cargos et des ferries sur le Détroit.
Le rapport de Kelly aux hommes est complexe, souvent dur. Et il y a, à l’opposé, une dimension bienveillante, parfois sensuelle, dans la façon dont les hommes sont filmés par la fenêtre. En quoi ces images trouvent-elles selon vous un écho dans le récit de Kelly ?
Tanger est une ville très sensuelle. Et si la parole de Kelly quand aux hommes est très violente au début du film, elle s’adoucit ensuite. Et Kelly est une femme qui reconnaît son désir et son plaisir. Lorsque je me trouvais à Tanger je lisais Genet, et les écrits de Choukri sur Genet à Tanger. J’ai une grande admiration pour Genet, auteur et réalisateur. Personne n’a su comme lui décrire la beauté des hommes. Un soir, en face de la chambre que j’occupais, une petite lucarne s’est éclairée et j’ai pu filmer cet homme en train de se laver. C’était comme un cadeau. Cet homme regarde à plusieurs reprise la caméra, on pourrai croire qu’il y a un accord entre nous, ou bien qu’il s’agit d’une mise en scène, mais non. Cela faisait plusieurs jours certainement qu’il était en train de me guetter et je ne l’avais pas vu. Ce jour là, il s’est offert à mon regard et il a joué avec moi. Le lendemain, il est venu devant ma fenêtre, a attendu que je lui réponde, m’a fixé un rendez-vous et n’est finalement pas venu. Quand je suis revenue à Tanger j’ai cherché cette fenêtre, mais elle avait été bouchée durant mon absence. J’ai recroisé cet homme dans une ruelle, nous avons seulement échangé un regard en coin, et c’était bien comme ça. Le rapport de Kelly aux hommes est complexe, ses mots sont durs au début du film, mais une transformation s’opère en elle petit à petit. Elle trouve la place de donner sa confiance et d’aimer à nouveau, et ses traits s’adoucissent… je ressentais le besoin de faire exister les hommes dans les bordures du film. Je les ai filmés de loin, par les fenêtres, sur les terrasses, ils sont comme des chats.
Quelle importance a joué votre travail sur le montage dans la confection de “Kelly” ?
Quand j’ai commencé à travailler avec ma monteuse, Saskia Berthod, je lui ai dit que j’aimerais que le film commence comme une gifle et qu’il se termine sur une caresse. Nous avons travaillé dans ce sens. Le film suit relativement la chronologie du tournage mais ce n’est pas quelque chose que nous nous sommes imposé à priori. J’ai commencé à filmer Kelly en mars 2011, puis il y a eu trois autres tournages, en juin, aout et octobre de la même l’année. Quand je l’ai rencontrée, Kelly avait la haine. Elle se trouvait bloquée à Tanger dans l’impossibilité de rejoindre la France, elle était déterminée à traverser le Détroit de Gibraltar au péril de sa vie, elle gagnait de quoi subsister en faisant des petits boulots au black et en se prostituant. Son discours sur les hommes était très dur. Ce qui la maintenait en vie et en résistance était l’amour qu’elle portait à ses frères et à sa mère. Petit à petit, Kelly s’est rendue compte qu’elle ne parviendrait pas à passer le Détroit. Ses projets ont changé, elle avait renoué avec un ami de Guyane qui était venu la visiter à Tanger avec lequel elle pensait se marier. Cette perspective adoucissait son discours quand à ses rapports aux hommes, Kelly se sentait soutenue par un homme qui l’aimait et qui allait l’aider à obtenir ses papiers. Elle se projetait dans un futur matrimonial un peu idéalisé, très loin de l’image qu’elle avait pu me donner à notre première rencontre. Ces contradictions en elle et sa manière de jouer de ses propres contradictions m’intéressait. La relation de Kelly aux hommes, à la prostitution, à l’amour a constitué un des fils que nous avons décidé de dérouler au montage. Nous avons également cherché à jouer avec la géographie. Comme le dirait ma productrice, Carine Chickowsky, « la géographie est le savoir des migrants ». J’ai demandé à Kelly de dessiner son parcours, j’ai été impressionnée par la précision de ses souvenirs. Si l’économie de ses déplacements géographiques est basée sur les échanges sexuels tarifés avec les hommes qu’elle rencontre, la raison de ces déplacements est la réalisation d’un destin familial. Kelly oeuvre pour offrir à ses frères la possibilité d’une vie meilleure que celle qui leur était donnée de vivre au Pérou. Et pour cela elle accepte de sacrifier une partie d’elle même. Mais si ce sacrifice est possible, c’est que l’amour est là. Dans la dureté de cette vie de clandestinité, Kelly trouve toute la douceur et le soutien dont elle a besoin pour poursuivre le chemin qu’elle s’est fixé auprès de ses frères et de sa mère qui, même si elle est loin, reste proche. Et voilà l’autre fil que nous avons choisi de dérouler au montage, celui du lien indéfectible qui lie le destin de Kelly, son parcours et ses choix à sa mère à qui elle porte un amour sans limite. Kelly n’a de cesse de s’adresser à elle. Le film lui est en quelque sorte adressé.
Nicolas Bardot – Film de Culte
Cette séance a lieu dans le cadre du Mois du film documentaire 2013
(graphisme : www.julienlelievre.com)
Les projections en entrée libre – dans la limite des places disponibles – se déroulent à Paris, dans le 2e arrondissement, près de la rue Montorgueil :
Salle Jean Dame, Centre sportif Jean Dame17 rue Léopold BellanMetro : Sentier (L3) ou Les Halles