VENDREDI 14 NOVEMBRE 2014 à 20h ▶ L’image manquante, de Rithy Panh
L’image manquante
de Rithy Panh
France – 2013 – 92′
« Mon enfance, je la cherche, comme une image perdue. Ou plutôt, c’est elle qui me réclame. Est-ce parce que j’ai 50 ans ? »
Ce passé qui remonte comme une vague trop forte, c’est la vie brisée d’un jeune Cambodgien de 13 ans qui, en quelques mois, sous le régime des Khmers rouges, voit disparaître la plus grande partie des siens et survit en côtoyant quotidiennement la mort et l’horreur dans des camps de travail. Mais c’est aussi le bonheur tranquille anéanti par le génocide, « le monde d’avant, de la musique, de la douceur, de la famille », dont le souvenir n’est pas moins dangereux pour qui l’a irrémédiablement perdu. Ces images qui brûlent dans la mémoire, le crime de masse, la maison familiale à Phnom Penh, demeurent à jamais introuvables dans la réalité. Alors le cinéaste narrateur les fait revivre à sa manière…
«Avec de la terre et de l’eau, avec les morts, les rizières, avec des mains vivantes, on fait un homme. Il suffit de pas grand-chose. Il suffit de vouloir. Son costume est blanc, sa cravate sombre. Je voudrais le tenir contre moi. C’est mon père…»
Par la magie du cinéma, l’épure du commentaire, le talent d’un sculpteur, qui fait naître sous l’œil de la caméra personnages, décors et accessoires de glaise, puis les peint avec minutie, Rithy Panh parvient à évoquer, avec une émotion puissante et toujours contenue ce qui, pour tant de rescapés, demeure indicible : les souffrances vécues jour après jour, la douleur du survivant, l’amour pour ceux qu’on a perdus. Contrepoint des images de propagande filmées par le régime, ses minuscules poupées d’argile, animées d’une étonnante humanité, restituent toute l’inhumanité des quatre années de terreur khmère rouge.
Dans la vingtaine de films, documentaires et fictions, qu’il a réalisés avant L’image manquante, et dont la plupart, directement ou pas, évoquent le génocide et ses fantômes, jamais Rithy Panh n’avait raconté son histoire ou celle des siens à la première personne du singulier. Mais avec l’écrivain Christophe Bataille, également auteur du commentaire du film, il l’a exposée dans un livre terrible, L’élimination, paru en 2012 chez Grasset. Il y explique comment sa longue confrontation avec Duch, le directeur du centre d’extermination S21, l’a replongé dans les gouffres du passé, l’obligeant à regarder en face sa propre tragédie pour en faire le récit. L’inlassable enquêteur qui, depuis vingt-cinq ans, traque la vérité du régime khmer rouge, a ainsi le courage de retourner la caméra vers lui. Avec pudeur, humour, et la déchirante poésie de ses reconstitutions d’argile, il offre en partage au spectateur sa fragilité d’homme, conjurant le silence et l’oubli que les bourreaux de tous les temps s’efforcent d’imposer derrière eux.
« Il y a l’image qu’on a trop vue, celle qu’on ne peut pas montrer, celle qu’on invente. Mais celle qui tourmente le cinéaste franco-cambodgien Rithy Panh depuis trop longtemps, c’est l’image manquante. De cette obsession, il a tiré le titre de son dernier documentaire, dans lequel il livre un récit du génocide cambodgien d’autant plus poignant que les vides sont comblés grâce à un procédé renversant de simplicité : des figurines d’argile.
Cette absence est née en 1975. Quand Rithy Panh, 13 ans, et sa famille sont contraints de quitter leur maison de Phnom Penh pour rejoindre, comme tous ceux que les Khmers rouges ont décidé de «rééduquer», les rizières arides du Kampuchéa démocratique.
«Je sais que les Khmers rouges ont photographié des exécutions. Pourquoi ? Fallait-il une preuve ? Compléter un dossier ? Quel homme ayant photographié cette scène de mort voudrait qu’elle ne manque pas ? Je cherche cette image. Si je la trouvais enfin, je ne pourrais pas la montrer, bien sûr», expose le cinéaste dans l’Image manquante. Cela fait plus de vingt ans qu’il se consacre, à travers ses films, au travail de mémoire sur cet épisode terrifiant de l’histoire cambodgienne, les tortures et massacres commis par le régime de Pol Pot entre 1975 et 1979. Mais c’est la première fois qu’il aborde frontalement son parcours : la perte de sa famille alors qu’il n’est qu’un adolescent, le laissant seul aux mains de l’Angkar, l’organisation du régime maoïste dont on estime à 1,7 million le nombre de victimes.
En 2002, dans S21, la machine de mort khmère rouge, Rithy Panh confrontait les tortionnaires aux survivants du principal «bureau de la sécurité», où 17 000 prisonniers ont été torturés et exécutés. Dix ans plus tard, dans Duch, le maître des forges de l’enfer, c’est la parole de l’idéologue de l’extermination qu’il recueille lors d’une harassante confrontation qui le laisse exsangue. Avec l’écrivain Christophe Bataille, il décide alors de se pencher sur son propre passé dans l’ouvrage l’Elimination (Grasset, 2012).
Inlassablement, Rithy Panh continue sa quête d’images, celles de l’époque qu’il numérise, mais aussi celles qui sont enfouies dans sa mémoire. «La langue, celle des slogans du parti, je l’ai refusée. J’ai du mal à me souvenir des noms des gens. Mais je me souviens bien de l’image. C’est une chose qui s’imprime, qu’on ne peut pas déformer», explique-t-il à Libération. Pour mieux visualiser, il décide, plus de trente ans après, de retourner sur les traces de son enfance. La maison de ses parents est devenue un bordel. Afin de se la représenter telle qu’à l’époque, il demande à son équipe d’en créer une maquette. Compliqué. Problèmes d’échelle. Un technicien fabrique alors une petite figurine d’argile, dont il sculpte les traits. Des statues qui ont une âme et dans lesquelles le cinéaste se retrouve, au point de transfigurer son film en en faisant le sujet. Ces petits santons à la tête protubérante l’aident à mettre en scène ses souvenirs, des plus doux aux plus durs. «On les a fabriqués au fur et à mesure, à chaque fois que j’avais une nouvelle idée. Ils ont tous été faits par le même sculpteur. Je voulais que ce soit une seule personne qui transmette ce que je voyais. Chaque personnage a une réelle expression.»
La ribambelle de poupées, filmées dans des saynètes statiques auxquelles la caméra et les archives sonores insufflent une fugace vitalité, est d’abord parée des chatoyantes couleurs de l’enfance. L’entrée des Khmers rouges dans Phnom Penh et la déportation de ses habitants dans les rizières, déplacés comme ces petits morceaux de terre cuite, émacie les visages et habille les silhouettes de noir, comme celles des milliers d’ennemis du régime que les Khmers rouges ont voulu rééduquer en effaçant tout ce qui faisait d’eux des individus. Seule une petite statue garde ses couleurs : celle de cet adolescent qui voit mourir son père, lequel cesse de s’alimenter dans un ultime geste de résistance, puis ses sœurs, taraudées par la faim, et enfin sa mère, qui s’allonge aux côtés de la dépouille de sa fille de 16 ans pour ne plus se relever. «Mes couleurs, c’est pour montrer qu’il faut garder une petite chose au fond de nous qu’on ne peut pas abîmer.» L’innocente poésie de ces figurines en glaise donne sa puissance à l’horreur du récit, lentement déroulé par la voix de l’acteur Randal Douc.
Les recherches de Rithy Panh l’ont mené à découvrir, parmi les images tournées et validées par le régime, ce bout de pellicule sur lequel le cameraman Ang Sarun a fixé les camps tels qu’ils sont : maisons de paille et épuisement. Surprenant, comme cet extrait de discours de Pol Pot où un voile apparaît sur les rushs. Pourquoi les avoir gardés ? Mystère. Le cameraman, lui, est torturé puis exécuté. A cette image retrouvée succède une autre. «L’image manquante, c’est aussi celle qui n’existe pas», affirme le réalisateur, qui met en scène ses parents d’argile en train de commenter un passage télévisé de leur fils survivant. «Notre fils, il parle, il parle. Les phrases, il sait faire», dit le père, exprimant le dépit d’un fils pétri, aussi, d’une culpabilité irraisonnée.
Dans l’Image manquante, Rithy Panh ne tourne pas la page, mais y imprime enfin pleinement l’expression de ses souvenirs, ceux qui le hantent au quotidien. «On y pense tout le temps. On a la mort en nous. C’est ça d’être un survivant», dit-il, évoquant le travail de Primo Levi. «J’essaie de vivre avec. On nous a imposé ce vécu et maintenant, on doit en plus le transmettre.» Alors, aujourd’hui, cette image, il nous la donne. »
Sophie Gindensperger – Libération
séance organisée dans le cadre du Mois du Doc
Les projections en entrée libre – dans la limite des places disponibles – se déroulent à Paris, dans le 2e arrondissement, près de la rue Montorgueil :
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