JEUDI 23 AVRIL 2015 à 20 h ▶ Les chevaux de feu, de Serguei Paradjanov
Les chevaux de feu,
de Serguei Paradjanov
Union soviétique – 1965 – 1h37′
Dans les Carpates, au XIXe siècle. Ivan et Marichka, deux enfants, s’aiment passionnément malgré la rivalité funeste qui oppose leurs familles depuis toujours. A l’adolescence, Ivan gagne les alpages pour garder les troupeaux. Saisi d’un étrange pressentiment, il retourne bientôt au village, pour apprendre que Marichka s’est noyée dans la rivière en voulant le rejoindre. Meurtri, il finit par épouser Palagna, dans l’espoir d’oublier son infortune. Mais le malheur le poursuit : amoureux de son épouse, fou de jalousie, le sorcier Jura le tue d’un coup de hache…
Sergueï Paradjanov, cet Arménien que Patrick Cazals nomme « le Falstaff caucasien », réalisa avec Les Chevaux de feu une œuvre majeure et devint ainsi le chef de file d’un cinéma qui se voulait novateur, figuratif, à la recherche d’une nouvelle esthétique qui fascine encore aujourd’hui. Ce film le fit connaitre internationalement. Il obtint de nombreuses récompenses, et la critique (sauf celle de l’ex-URSS) le découvrait et l’acclamait. Une œuvre à (re)découvrir.
L’histoire de ce cinéaste surprend et fascine : son impétuosité, sa volonté, son courage, sa révolte, son insoumission contre un système corrompu. Il nous faut avant tout parler un peu de l’homme pour mieux comprendre l’importance du cinéma à ses yeux, mieux cerner sa valeur et ses qualités intrinsèques. Avec ce film, en 1965, Sergueï Paradjanov rompt avec les codes du cinéma réaliste et socialiste de l’époque. Ce « clown triste de la Perestroïka », comme il aime s’appeler, a longtemps été harcelé par le régime en vigueur, passant un grand nombre d’années derrière les barreaux, suspecté d’anti-soviétisme, victime de calomnies, de diffamations, envoyé dans des camps de redressements au « régime sévère ». Beaucoup vont le défendre. Et rien ne va l’empêcher d’aimer courageusement le cinéma, de vouloir en vivre, tout en revendiquant sa liberté. Il prend parti contre le pouvoir en place, soutient les intellectuels de son pays, signe des pétitions adressées à la Troïka. À 64 ans, seulement, il peut sortir de l’ex-URSS pour présenter un de ses courts-métrages à Rotterdam. La vie de faste commence, mais déjà un brin de folie et un souffle de maladie viennent ternir son image. Ne fallait-il pas être un peu fou aussi, pour rentrer dans sa fière demeure de Tbilissi et remarquer tous ses collages, cette multitude d’objets étranges qui se chevauchaient et se retrouvaient dans ses films. Il ne faut pourtant pas oublier que ce charmant provocateur a vu sa première femme assassinée par sa propre famille, et surtout que, pendant quinze ans, le régime soviétique l’a empêché de toucher à une caméra : on ne devient pas fou sans raisons.
L’idée de ce film émane des studios d’Aleksandr Dovjenko à Kiev, qui proposent au réalisateur une adaptation d’une des nouvelles de l’auteur Mikhaïl Kotsioubinski : Les Ombres des ancêtres oubliés. C’est à Jabie, dans les Carpates orientales que se tourne le film, en étroite collaboration avec les Goutzouls, tribu montagnarde. L’histoire relève d’un Shakespeare russe. La tragédie d’un amour impossible, celui de Roméo et Juliette, ici devenus, Ivan et Maritchka. Leurs familles respectives se détestent. Mais eux s’aiment, dans l’interdit et la mort.
« Le grand projet qui sous-tend son œuvre est de faire se rencontrer et dialoguer les différentes cultures – arménienne, ukrainienne, géorgienne – qu’il a côtoyées et appris à aimer. En témoignent les titres de ses films (Conte moldave, Rhapsodie ukrainienne, Les Fresques de Kiev) et les sujets dont il s’inspire, comme la vie du troubadour arménien Sayat Nova, la légende géorgienne de la fondation de la forteresse de Souram ou encore les tribulations de l’Achoug musulman Achik Kerib. Paradjanov aime à parler directement des artistes (d’Hagop Hovnatanian, court métrage de 1965 sur le peintre arménien du même nom, à Arabesques sur le thème de Pirosmani en 1986 sur le peintre géorgien) et chacun de ses films est une occasion de célébrer l’art sous toutes ses formes : l’inachevé Les Fresques de Kiev consacré à l’architecture de la ville, les enluminures arméniennes de Sayat Nova, les tapis et des bas-reliefs géorgiens dans La Légende de la forteresse de Souram, les miniatures persanes dans Achik Kerib. Ce goût du mixage se retrouve également dans l’évocation des différentes croyances religieuses, ses films s’attachant aussi bien aux rituels orthodoxes qu’à l’animisme, au paganisme (comme ici avec le sorcier qui séduit Palagna) qu’à l’islam. Ce syncrétisme artistique, culturel, religieux à l’œuvre dans ses films est le reflet de cet homme curieux et ouvert qui a toujours refusé les frontières. »
Cette oeuvre, conte autant que document ethnographique, adaptée des Ombres des ancêtres oubliés de Mikhaïl Kotzioubinski, se déroule parmi les bergers et bûcherons ukrainiens des Carpates. Douze chapitres déclinent synthétiquement autant d’épisodes de l’existence tragique d’Ivan, paysan de légende accablé par le destin et mis à l’écart de sa communauté. On a parlé de “Roméo et Juliette dans les Carpates”, mais le film déborde la geste shakespearienne par son ampleur cosmique et surtout sa sécheresse primitive digne d’une tragédie grecque. Le film offre un formidable mélange de styles : chromo Sovcolor pour certains plans des amoureux, Ivan et Maritchka ; expressionnisme quand le rouge vient gicler sur l’objectif ou teinter les branches des arbres lors d’une mort ; impressionnisme pour le filmage au jugé, les cadrages fantasques et géniaux du chef-op Ilienko. Bref, une oeuvre inclassable qui se joue de tous les codes, y compris picturaux (références à Bruegel) et qui, par un excès d’archaïsme, voire d’obscurantisme, rejoint l’art moderne de l’époque. Désincarné, anti-psychologique, à mi-chemin entre Bresson et Tarkovski, Les Chevaux de feu est un opéra paysan ponctué par des rites et cérémonies religieuses, des choeurs envoûtés et d’aigrelettes musiques païennes.
Les projections en entrée libre – dans la limite des places disponibles – se déroulent à Paris, dans le 2e arrondissement, près de la rue Montorgueil :
Salle Jean Dame, Centre sportif Jean Dame17 rue Léopold BellanMetro : Sentier (L3) ou Les Halles