VENDREDI 15 MAI 2015 à 20 h ▶ Tabou, de Miguel Gomes
Tabou
de Miguel Gomes
Portugal, France, Allemagne, Brésil – 2012 – 1h50′
Une vieille dame au fort tempérament, sa femme de ménage cap-verdienne et sa voisine dévouée à de bonnes causes partagent le même étage d’un immeuble à Lisbonne.
Lorsque la première meurt les deux autres prennent connaissance d’un épisode de son passé : une histoire d’amour et de crime dans une Afrique de film d’aventures.
« Dans Tabou, le monde devient cosmos, et c’est l’espace et le temps qui se mêlent pour une sublime histoire d’amour impossible qui avance longtemps cachée – le film est absolument imprévisible, délivrant merveilles après merveilles – avant de s’épanouir dans la dernière partie du film. Tout est dans Tabou. Passé et présent, Portugal et Afrique, slapstick et mélodrame, vie et mort, hommes et animaux, serviteurs et maîtres, silences et chansons sont les ingrédients d’un poème d’images et de sons qui ressuscite avec beaucoup de mélancolie un monde éteint, un âge d’or, un paradis perdu, qui fait rire et pleurer à cause de ses péripéties mais aussi parce qu’on a le sentiment pendant la projection d’assister à un miracle égaré dans une époque qui ne le mérite pas. Rares sont les films qui donnent l’impression de réinventer le cinéma, de nous offrir une expérience inoubliable, où tout est grâce. Tabou est de ces films. » Olivier Père pour Arte
« Au sortir du film, la comparaison avec The Artist de Michel Hazavicius ne manque pas de venir à l’esprit. Les deux films sont en réalité radicalement antagonistes. The Artist est un hommage dévotieux au cinéma muet qui fait comme si nulle distance ne nous en séparait. Tabou est au contraire une active saudade de cet art révolu, qui n’a de cesse d’accuser le présent dans le passé et réciproquement. Lorsqu’il inverse l’ordre des chapitres du Tabou originel, ouvrant sur « Le paradis perdu » et poursuivant en flash-back avec « Le paradis », Miguel Gomes va encore dans ce sens. Il nous montre le paradis du point de vue de sa perte. Allons plus loin : il montre que le paradis ne se conçoit pas sans la perte.
C’est cette manière de montrer, sans en renier la puissance d’attraction, que ce que l’on croyait intègre était déjà perdu qui confère au film son émotion si particulière. Il faudra donc admettre qu’outre l’humour et la délicatesse qui le caractérisent, Tabou est un film d’une colossale ambition sur la construction et le déclin de l’imaginaire occidental. » Jacques Mandelbaum – Le Monde
Entretien avec Miguel Gomes
recueilli par Isabelle Régnier – Le Monde
A 40 ans, le cinéaste Miguel Gomes est l’auteur d’une poignée de courts-métrages sublimes, et de trois longs qui ne le sont pas moins : La Gueule que tu mérites, Ce cher mois d’août et Tabou. Dans les locaux de son attachée de presse parisienne, il accueille les journalistes avec du vin ou du whisky, et ferme la porte de la pièce. Parce que depuis le début de l’après-midi, nous assure-t-il, un fantôme essaye d’entrer.
Quel est votre rapport personnel à la question du colonialisme ?
Ma mère est née en Angola. Mais elle est revenue quand elle était enfant, bien avant la guerre d’indépendance, ce qui fait que mon rapport à la période coloniale n’a jamais été viscéral. Avant de faire ce film, je n’étais jamais allé en Afrique. C’est peut-être pour cela que je me permets d’imaginer une Afrique qui vient beaucoup du cinéma. De Tarzan jusqu’aux films américains des années 1940-1950. Et même Out of Africa : le récit de Aurora commence par cette phrase « J’avais une ferme en Afrique ». C’est un mélange entre l’Afrique réelle, que j’ai vraiment filmée, au Mozambique, et une Afrique mythologique, une Afrique d’aventure, d’exotisme, un nouveau monde fabriqué par le cinéma et le colonialisme.
Le rapport entre fiction et colonialisme est en effet crucial dans le film… Entre Hollywood et l’Afrique coloniale, oui. C’est le registre que je voulais pour la deuxième partie. Inventer des personnages qui se faisaient des films, qui vivaient une sorte de Out of Africa dysfonctionnel, en niant la réalité des choses. A l’image du Portugal qui voulait garder ses colonies à tout prix quand c’était devenu impossible. Notre Meryl Streep à nous est enceinte. Son ventre va grandir pendant tout le film, l’enfant va naître. C’est comme une bombe à retardement. On peut ignorer le tic-tac mais ça explosera quand même.
Paradis Perdu et Paradis, les deux parties de votre film, sont les mêmes que celles du Tabou de Murnau mais vous en inversez l’ordre. De même, vous inversez en quelque sorte la trame de L’Aurore, qui est celle d’un réenchantement conjugal…
Le film devait s’appeler Aurora à l’origine. Mais quand celui de Cristi Puiu est sorti sous le même titre, j’ai changé le mien. Le personnage d’Aurora incarne mon rapport à Murnau. Sa mort devait faire advenir une société disparue, la société coloniale, que je voulais filmer dans un style qui avait lui aussi disparu, le cinéma muet, avec des moyens qui sont en train de disparaître : la pellicule, le noir et blanc, le format carré qui était le format du cinéma depuis l’origine jusqu’aux années 1950, quand la télévision est venue et l’a obligé à s’élargir.
Pourquoi avoir interverti les deux parties ?
Parce que notre époque n’est pas celle de Murnau. Le temps du Murnau, c’était le temps de la jeunesse du cinéma. Et c’est cette jeunesse, plus que tout autre chose, plus que l’empire colonial, qui manque aux personnages de la première partie. Cette jeunesse du cinéma qui me manque à moi aussi.
Il y a une séquence dans le film où les personnages regardent les nuages prendre des formes d’animaux. Le cinéma de Murnau arrivait à faire cela de manière très immédiate. Il y avait une forme de poésie très simple, que les films d’aujourd’hui sont moins capables d’avoir. Ça, c’est le paradis perdu. Même si ça se passe dans un endroit horrible et impossible comme le colonialisme.
La question du colonialisme est-elle aussi prégnante au Portugal qu’elle l’est en France ?
Pendant très longtemps, le rapport des Portugais à la question coloniale était un peu tordu. Le Portugal était le dernier pays d’Europe à donner l’indépendance à ses colonies, parce qu’il était dirigé par un régime politique fasciste. La guerre coloniale a laissé beaucoup de cicatrices dans la société portugaise. Après « la révolution des œillets » de 1974, deux groupes se sont opposés de façon très violente. Le premier considérait les partisans de la révolution comme des traîtres à la patrie, pour avoir laisser s’éparpiller cet empire colonial séculaire. Le second réduisait les colons à un ramassis d’êtres ignobles qui exploitaient les Noirs… C’était explosif.
Vous étiez enfant à l’époque…
En 1974, j’avais 2 ans. Je pense du coup pouvoir regarder les choses avec un peu de recul. D’une manière qui paraîtra peut-être contradictoire à certains, mais qui ne l’est pas à moi. J’ai essayé d’aborder la période d’une façon très ironique – le paradis perdu qui n’en est pas vraiment un –, et en même temps sans me poser en juge, sans me moquer des personnages. J’étais avec eux, pour construire un mélodrame.
Vous êtes-vous plongé dans des archives filmiques de l’époque ?
J’ai vu des images Super-8 tournées par des gens qui vivaient en Afrique dans les années 1960. C’était une pratique habituelle, comme font les gens aujourd’hui avec les caméras numériques.
Une pratique que vous attribuez au mari d’Aurora…
Précisément. J’ai vu des pique-niques, des promenades, des anniversaires… Ça ressemblait vraiment au cinéma muet. Ces home movies des années 1960 sont une sorte de cinéma primitif. En les regardant, j’avais la sensation de voir un monde englouti, de regarder des fantômes.
Avez-vous vu The Artist ?
Oui. C’est un film bien fait, pas con. Mais cette manière de pasticher le Hollywood des années 1920 ou 1930, je n’y crois pas beaucoup. Moi, je sais que je suis Portugais et que je vis en 2012. Pour essayer de rattraper cette sensation que j’avais eue en voyant des films muets, j’ai choisi de rester dans le présent.
On a parlé d’Hollywood, mais votre film résonne aussi d’échos du cinéma portugais d’Oliveira, de Monteiro, de Pedro Costa même…
Je ne veux pas faire un cinéma post-moderne de citations. Mais je sais qu’il y a des liaisons, parce que ça fait partie de moi. Ces cinéastes sont des gens que j’aime. Leur cinéma est très important pour moi. Je leur dois beaucoup. C’est si fragile la manière de faire des films au Portugal, il y a très peu d’argent, très peu de films qui sortent chaque année. Mais du coup, on n’a pas de pression pour le box office.
A chaque nouvelle génération, des cinéastes talentueux ont su profiter de cette liberté pour faire des films très libres. Ils ont su soutenir cette chose que l’on appelle cinéma portugais, et à laquelle je suis très fier d’appartenir.
Les projections en entrée libre – dans la limite des places disponibles – se déroulent à Paris, dans le 2e arrondissement, près de la rue Montorgueil :
Salle Jean Dame, Centre sportif Jean Dame17 rue Léopold BellanMetro : Sentier (L3) ou Les Halles