VENDREDI 15 AVRIL 2016 à 20 h ▶ Chante ton bac d’abord, de David André
Chante ton bac d’abord
de David André
France – 2013 – 82′
A Boulogne-sur-Mer, une ville moyenne confrontée aujourd’hui à la désindustrialisation et à la précarité, Gaëlle, Rachelle, Caroline, Nicolas et Alex forment une inséparable et turbulente bande d’amis. Tandis qu’ils s’apprêtent à passer le bac, leur univers adolescent, auquel s’oppose celui de leurs parents, est porté par des « chansons du réel », de petites pages enchantées dans un monde désenchanté. Ce documentaire fait le pari d’émerveiller le réel avec des chansons et musiques originales, qui alternent avec la chronique douce-amère, à la fois grave et pleine d’humour, de cette fameuse année du bac…
Extrait de l’entretien de David André recueilli par Cédric Mal pour Le blog documentaire
Venons-en aux chansons. Comment ont-elles été écrites ? Et comment ont-elles été mises en musique ? Puis en images ?
J’avais un peu peur que les lycéens fuient, alors je ne leur ai parlé de ces chansons qu’après quatre mois de tournage. L’idée les a fait beaucoup rire, et ils en étaient finalement ravis. Au fil de l’année, un semblant de dramaturgie commençait à apparaitre (par exemple avec la visite aux Beaux-Arts), et je leur demandais d’écrire leurs sentiments ou leurs impressions en fonction de la trame que je voyais se dessiner. Par exemple, Gaëlle a rédigé une « adresse à son père », dans laquelle elle lui dit ce qu’elle a sur le coeur. Je compose ensuite la mélodie au piano, et lui propose. On discute ensemble et on parvient à ce morceau, « Ne t’en fais pas, papa ». Avec Caroline, je lui ai demandé d’écrire ce qu’elle pensait du village dans lequelle elle habitait. Sur le papier, elle explique : « J’ai une vue sur un champ de terre » ; ce qui deviendra, en chanson, « chemin de terre, chemin de fer ».
Nicolas, lui, ne voulait pas aborder la mort de son canard. Il me racontait n’importe quoi, alors même que je savais que son animal avait succombé au froid. Pour arriver à « Duck is dead », j’ai dû lui faire comprendre qu’on fabriquait un documentaire qui ne pouvait pas se contenter de ses fables personnelles. Les discussions ont été assez nourries avec lui sur l’écriture des chansons, mais je crois que nous sommes parvenus à des morceaux qui correspondent bien à son personnage, et à son état d’esprit de l’époque.
Ces séquences chantées ont été réalisées un peu à l’arrache, avec un matériel très léger. Nous étions deux ou trois dans l’équipe, avec un téléphone portable qui diffusait la mélodie. Les voix ont été enregistrées par les lycéens dans l’appartement que j’avais loué. Je voulais que tout reste spontané, et à leur image. J’ai donc préféré un bon micro qui coupe les réverbérations à Boulogne, plutôt que les studios parisiens.
A Boulogne-sur-Mer, pas très loin de Lens, ville où Maurice Pialat tourna en 1978 Passe ton bac d’abord, une bande d’adolescents révise le bac. Sous le même ciel lourd et lumineux du nord de la France, avec les mêmes craintes et les mêmes affects qu’à 17 ans on affiche d’une manière plus ou moins contrariée. Sauf que trente-cinq ans plus tard, si le bac est resté un rite de passage, la crise économique, déjà présente chez Pialat, a fortement contaminé les âmes tourmentées, surtout celles des parents, paniqués face à l’avenir sombre promis à leurs enfants. Sauf que, surtout, les futurs bacheliers filmés dans le documentaire de David André, Chante ton bac d’abord, produit par Emmanuel François, ont mis un peu de fantaisie dans leur propre déshérence, histoire d’égayer la noirceur de leur époque.
Plutôt que de déchanter et s’abandonner à la mélancolie, ils ont décidé de la mettre en chansons. Le projet du film tient à cet élan vital et musical : chanter les éclats parfois brisés d’une vie adolescente, ses troubles et ses joies entrelacées. Comme si l’envol d’une voix triste, sous les nuages de Boulogne-sur-Mer, portait la promesse, illusoire mais intense, d’un réenchantement. Le film induit d’ailleurs en creux ce sentiment que le désenchantement et le réenchantement sont au fond un peu la même chose : ce que les deux mots partagent – l’enchantement – est plus fort que ce qui les sépare – un préfixe un peu flou.
Dès les premières minutes du film, lorsque la jeune Gaëlle, la meneuse cool et enjouée de la bande, se met à chanter dans le bus qui la conduit au lycée, après avoir présenté le cadre général du récit – l’histoire de cinq ados filmés au quotidien durant leur année scolaire en terminale -, le téléspectateur saisit l’enjeu narratif : imbriquer dans un regard documentaire sur la jeunesse l’écoute d’un chant qui en densifie le visage.
Une fiction non fictionnée
Raconter, c’est aussi écouter ; écouter, c’est aussi entendre des voix qui chantent. David André ne se contente donc pas d’observer des adolescents, au lycée, en famille, dans des soirées ; il propose de décoller, au fil du temps, au hasard des plans, dans une dimension parallèle, qui surgit moins pour nous éloigner du réel que pour nous en rapprocher, par un effet paradoxal de distanciation, d’esthétisation d’une expérience qui passe par la musicalité. Ce qui résonne dans les chants, écrits par le réalisateur lui-même (et arrangés par le collectif de musiciens LoW), ce sont les doutes de ces cinq adolescents, vrais personnages d’une fiction non fictionnée.
Chantant sur un mode “lo-fi”, les cinq sont autant acteurs dans cette vie qu’acteurs de leur vie. Tous appartiennent à la classe moyenne et ouvrière : Gaëlle, réfléchie, lucide, joyeuse, désireuse de rentrer dans une école d’art ; Nicolas, garçon solitaire et poète, écorché vif qui ressemble à Serge Gainsbourg lorsqu’il chante ses tourments ; Rachel, sa copine, brillante élève qui chope un 20 au bac philo ; Alex, drôle, un peu lunaire, jouant dans un groupe de rock avec son père fan des Clash ; Caroline, légèrement paumée, sans grand soutien familial… Le film circule entre ces cinq profils disparates et proches à la fois. David André saisit progressivement les failles de chacun, mais évite surtout de les réduire à une dimension trop simpliste. Tout reste ouvert et toujours possible, en chacun d’entre eux comme au sein du collectif. Le seul motif intangible qui traverse de bout en bout le film est l’amitié qui rassemble les protagonistes, attentifs les uns aux autres : une ressource vitale et critique par laquelle chacun se construit, à son rythme, avec sa petite musique, qui résonne avec les autres.
David André filme moins des chansons d’amour que des chants inquiets, comme autant de traces de l’existence d’adolescents de la France d’aujourd’hui. Les chansons posent elles-mêmes sans cesse des questions : “Comment partir d’ici ? C’est quand le présent ?”… Le film assume de ce point de vue sa fonction strictement documentaire, à travers le soin mis dans l’exploration de son sujet et des questionnements qu’il suggère. Le regard ethnographique qu’il porte sur une certaine jeunesse de la province d’aujourd’hui a valeur de témoignage partiel, mais assez emblématique des doutes qui la traversent, de la multiplicité des expériences qu’elle abrite, et de l’incertitude généralisée qui la caractérise. Sans prétendre révéler un scoop, le film esquisse les traits d’une inquiétude indexée sur un état de crise sociale larvé dont Boulogne-sur-Mer, comme tant d’autres villes françaises, affiche les stigmates.
Documentaire chanté autant qu’ethnographie de la jeunesse contemporaine, Chante ton bac d’abord peut se voir comme une sorte d’objet non identifié, comme si l’irruption de la comédie musicale au coeur d’une matière documentaire aride venait brouiller, par ses artifices, les frontières et les codes balisés du genre. On peut aussi considérer cette imbrication d’un naturalisme assumé et d’une échappée musicale – et poétique – comme un geste finalement très simple, presque enfantin, qui procède d’un attachement à ce qui vibre dans le présent des jeunes de 17 ans. Le plus étonnant serait de penser que chanter sa propre vie serait en soi un geste trop singulier pour qu’il ne soit pas sincère ; l’artifice qu’a inventé ici David André restitue intensément les élans et travers d’un âge dont personne ne saura jamais s’il est le plus beau ou le plus triste de la vie.
Jean-Marie Durand – Les Inrocks
Les projections en entrée libre – dans la limite des places disponibles – se déroulent à Paris, dans le 2e arrondissement, près de la rue Montorgueil :
Salle Jean Dame, Centre sportif Jean Dame17 rue Léopold BellanMetro : Sentier (L3) ou Les Halles