SAMEDI 17 SEPTEMBRE 2016 à 20 h▶ Le Bouton de nacre, de Patricio Guzmán
Le Bouton de nacre,
de Patricio Guzmán
France/Chili – 2015 – 1h 22′
C’est une histoire sur l’eau, le Cosmos et nous. Elle part de de deux mystérieux boutons, dont l’un découvert au fond de l’Océan Pacifique, près des côtes chiliennes aux paysages surnaturels de volcans, de montagnes et de glaciers. A travers leur histoire, nous entendons la parole des indigènes de Patagonie, celle des premiers navigateurs anglais et celle des prisonniers politiques sous Pinochet. Certains disent que l’eau a une mémoire. Ce film montre qu’elle a aussi une voix.
Dans le dossier de presse édité par le distributeur Pyramide, vous trouverez une conversation entre Frederick Wiseman et Patricio Guzman.
Le Monde
Jacques Mandelbaum
Depuis son expatriation (à Cuba, en Espagne, puis en France), consécutive au coup d’Etat d’Augusto Pinochet en 1973, le Chilien Patricio Guzmán n’a eu de cesse de documenter l’histoire contemporaine de son pays. La trilogie La Bataille du Chili (1974-1979), réalisée avec la participation de Chris Marker, Le Cas Pinochet (2001) ou Salvador Allende (2004), est constituée de titres de films qui parleront aux cinéphiles, mais aussi à tous ceux qui portent un intérêt à l’Amérique latine ainsi qu’aux dictatures sanglantes mises en œuvre sur ce continent durant la guerre froide.
Pour Guzmán lui-même, cet inlassable accaparement par l’histoire de son pays était aussi, sans doute, une manière pour l’exilé de revenir par procuration dans le cours d’une histoire, tout à la fois intime et nationale, dont il avait été violemment arraché.
Qui pourra jamais dire, à moins de l’avoir vécu dans sa chair, ce qu’est ce sentiment de l’exil ? Cet arrachement brutal à soi-même, cette lancinante souffrance de ne plus pouvoir habiter le monde auquel on était destiné, cette habitude à prendre de vivre perpétuellement ailleurs que chez soi. Cette rupture peut pourtant dévoiler une face solaire : la mise à distance du nationalisme, la découverte du monde et de soi-même comme altérité, la célébration plurivoque et universelle de la vie. Si l’on s’en tient à ce que montre son cinéma, on émettra l’hypothèse que Patricio Guzmán est entré depuis peu dans cette phase solaire, douce, pacifiée de l’existence diasporique. Que l’esprit de l’exil le tenaille moins qu’il ne l’inspire, lui insufflant une manière différente de regarder le monde.
Ainsi, depuis Nostalgie de la lumière (2010), documentaire chef-d’œuvral réalisé après six ans de silence, Guzmán, à près de 70 ans, s’est soudain mis à filmer non plus les choses en soi, dans leur supposée identité, mais les choses entre elles, dans le rapport sinueux et invisible qu’elles entretiennent ensemble au monde, entre mémoire de la dictature, recherche astronomique et archéologie de la civilisation indienne.
C’est donc toujours au Chili que filme Guzmán, mais un Chili désormais référencé non plus seulement en termes politiques ou historiques, mais encore géographiques, anthropologiques, poétiques, cosmiques. Du cosmique au cosmologique, il n’y a qu’un pas, que Guzmán franchit aujourd’hui avec son nouveau film, Le Bouton de nacre, qui se révèle aussi magnifique que le précédent.
Ce bouton, objet dérisoire d’une fable documentaire dont le film retrouverait le fil tragiquement arraché, nous mène très loin vers le Sud, en Patagonie, aux antipodes du désert d’Atacama où se déroulait Nostalgie de la lumière. Là, à la pointe extrême de l’Amérique latine, se dessine l’entrelacs du plus grand archipel du monde avec ses paysages antarctiques bleutés, glacés, sublimes et extrêmes ; là se rencontrent aussi les eaux de la mémoire indigène et de la puissance colonisatrice, deux conceptions du monde orientées l’une vers le respect du monde et de la vie, l’autre vers la conquête de la puissance et l’épuisement des ressources. C’est à leur croisée que le réalisateur met en scène un film fluide et concertant qui oppose une cosmogonie indienne oubliée à la violence de l’Occident marchant de destruction en destruction.
Tout cela passe, concrètement, par des histoires, des personnages, des lieux, des photographies, une pensée subtile qui les relie. Une histoire parmi d’autres : celle de Jemmy Button, l’indigène séduit par un bouton de nacre et ramené à Londres en 1830 par Robert FitzRoy, commandant de la marine royale britannique qui cartographia cette région et ouvrit la voie à la colonisation. On lui enseigne la langue de la reine mère, on l’habille comme il faut, on lui inculque les manières, on fait de lui un gentleman, puis on le renvoie chez lui. C’est évidemment le début de la fin pour sa civilisation, l’affaire ayant coûté à l’Occident le prix d’un bouton de nacre. Ce même type de bouton qu’on retrouve dans les fonds marins environnants, agglutinés aux coquillages qui ont colonisé les rails sur lesquels, au temps de Pinochet, on ligotait les opposants pour mieux les engloutir.
Entre ces deux boutons, le film nous raconte l’histoire d’une extermination continue, mais redonne figure aussi à une vision du monde scintillante, conçue par des hommes déguisés en esprits (photographies hallucinantes de l’Autrichien Martin Gusinde) qui pensent que les morts se transforment en étoiles. S’y adjoignent les témoignages de quelques rares survivants (Cristina Calderon, dernière représentante de l’ethnie Yagan), d’un philosophe (Gabriel Salazar), d’un poète (Raul Zurita), d’une artiste (Emma Malig).
Tels ces indiens assassinés qui nomadisaient au fil d’une eau qui porte leur mémoire, tels ces crucifiés océaniques de l’ère Pinochet transsubstantiés en coquillages nacrés, Patricio Guzmán invente pour ce film une alchimie qui réconcilie la science et la poésie, le rêve et la connaissance. Comme s’il voulait rendre un hommage en retour au plus cinéaste des philosophes, Gaston Bachelard, qui avait intitulé comme suit son fascinant ouvrage écrit en 1942 : L’Eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière.
Critikat
Impressionnant. Voilà le seul mot qui puisse espérer décrire l’intelligence, la beauté, et l’humanité profonde du dernier opus de Patricio Guzmán. Se situant dans la continuité de Nostalgie de la lumière – l’auteur envisage les deux œuvres comme un diptyque – Le Bouton de nacre livre une brillante réflexion sur l’eau, et les multiples manières dont celle-ci nourrit l’histoire des hommes.
L’eau et les hommes
À travers un procédé très proche de celui qu’il employait pour Nostalgie de la lumière, Guzmán articule ici trois plans. Il y a tout d’abord le plan cosmique, le plus évident et le plus « mainstream » en apparence, sur l’importance de l’eau. L’eau est pareille à la vie, omniprésente, sur la terre, dans l’air, dans le corps bien sûr. Mais elle est aussi par delà le monde, au cœur des étoiles. Un fil unit donc l’espace à la mer, de même qu’il unissait le désert au ciel dans le précédent documentaire du cinéaste chilien.
Il y a ensuite un plan géographique et anthropologique, qui s’intéresse aussi bien à la spécificité du territoire qu’à l’histoire de son peuplement par les hommes. Le Chili est en effet le pays avec la plus grande extension côtière du monde, extension qui recoupe l’immense archipel dit de la Patagonie occidentale. Un archipel dont les habitants depuis les temps précolombiens ont été des « nomades de l’eau », peuples indigènes vivant en symbiose avec l’élément aquatique.
C’est de la mer que les peuplades indigènes tiraient leur subsistance et leur mode de vie, c’est de la mer que vient la colonisation européenne qui, rares survivants à part, entraînera l’extermination. Cette même mer qui deviendra enfin le cimetière de 1400 desaparecidos durant le régime de Pinochet. Les deux premiers plans ne sont pas envisageables sans un troisième plan, par delà le cosmos et les origines des hommes, qui est donc celui de l’Histoire et de ses atrocités.
Pénétrer le fragment
Levons cependant l’équivoque : le film ne gagne nullement en force du fait de la gravité progressive des sujets qu’il aborde. Il n’y a pas de progression linéaire d’une dimension à une autre, mais bien plutôt une densité qui ne fait que croître. On pourrait penser que le réalisateur est ambitieux, au vu de l’ampleur des sujets qu’il aborde. Mais l’ambition ne concerne pas l’échelle du cosmos dont Guzmán se sert pour faire débuter son film : elle réside davantage dans l’attention qu’il parvient à jeter sur les fragments, les objets épars, la petitesse ; la manière dont, en renversant les échelles, il y entrevoit des mondes.
Ainsi, après un ensemble de séquences consacrées aux astres, le spectateur se trouve confronté à une planète toute de pierre, qui est observée de plus en plus près. Jusqu’à ce qu’il découvre que cette planète est en fait une pierre sculptée par les indigènes chiliens filmées sur fond noir : une minuscule sphère qui rappelle la profonde vénération de ces peuples de l’eau pour les étoiles.
La première dimension marquante de la démarche du réalisateur réside donc dans sa capacité de creuser, de conférer un relief inattendu aux objets qu’il investit, et ce faisant, de pulvériser tout ce qui pourrait relever du cliché en tant qu’image lisse ou de surface. Ainsi du moment où il évoque la musique de l’eau au cours d’une interview avec un anthropologue. Ce qui semblait relever du simple topos est soudain transcendé quand l’anthropologue se met à décrire les différents sons du ruisseau (avec la même minutie que les dresseurs de pinsons dans les Mille et Une Nuits), et, non content d’avoir démontré aussi nettement la nature harmonique du son de l’eau, enchaîne avec un chant indigène où percent les différentes notes qui résonnent dans une seule voix. Guzmán ne troque pas des métaphores nouvelles contre les anciennes : conscient de l’impossibilité de la chose, il revivifie ce qui semblait éteint, en montrant tout ce que les idées de voix ou d’harmonie peuvent avoir de matériel.
Esthétique d’un regard rapproché
Le Bouton de nacre a la vertu de la minutie, traitant les différents objets de son investigation, dont le caractère parcellaire est évident, comme autant de microcosmes. Mais cette minutie domine aussi son esthétique qui est celle d’une vision rapprochée du réel, avec tout ce que celle-ci peut apporter en termes de captations. On éprouve ainsi un sentiment d’irréalité devant l’intelligence avec laquelle le réalisateur filme l’eau, laissant voir trois, quatre, cinq formes différentes dans le seul miroitement des vagues.
Mais surtout, la minutie sert une volonté de connaissance, comme en témoigne le recours constant du film à des modélisations. Parmi les plus marquantes, des vues « muséales » de silex sur fond noir, la création par une plasticienne d’une carte « entière » du Chili (par opposition aux cartes divisées en trois des écoles) de quinze mètres de long, l’utilisation d’illustrations d’époques racontant l’histoire de l’indigène Jamie Button, ou encore la reconstitution de l’empaquetage de cadavres lestés d’un rail pour être jetés dans l’océan. Le discours poétique contamine alors le discours scientifique, il indexe la volonté de connaissance objective sur un effort de mémoire et de compréhension intime : le rapport avec les indigènes en est la démonstration patente. Guzmán multiplie ainsi les images des indigènes : photographies d’époque, dessins scientifiques, portraits d’artiste, qu’il rythme par un jeu de zoom et de découpes – plusieurs fois sur les mêmes photographies, comme si la caméra véhiculait un désir de voir sans cesse renouvelé – tout autant que par l’alternance avec des interviews filmées des survivants, leur restituant une soudaine présence et nous ramenant à la démarche vive du réalisateur, qui est celle d’une rencontre avec ses semblables.
La métaphore ravivée
Contrepartie de cette profondeur d’analyse, la capacité bouleversante du cinéaste à tisser des métaphores. Car les différentes strates de l’œuvre ne sont pas distinctes : une circulation constante les réunit et les éclaire mutuellement. L’analogie irrigue le film, et procède par un ensemble de suggestions narratives fortes. C’est ainsi que l’eau, d’élément nourricier et cosmique porté par les cultures indigènes, est en même temps la partie la moins exploitée du Chili contemporain et occidental, entièrement tourné vers la minuscule bande de terre de l’intérieur. L’eau devient l’élément du refoulé, depuis l’océan désormais étranger jusqu’à l’extermination des peuples qui y vivaient, pour finir avec les cadavres jetés dans l’océan pour en faire disparaître la moindre trace, en même temps que l’élément de l’espoir, le lieu du repos des âmes que le cinéaste se prend à rêver après avoir appris l’existence d’un astre entièrement rempli d’eau.
Mais si la métaphore se grave si profondément dans l’imaginaire du spectateur, c’est en raison du caractère immersif de l’œuvre (notamment la qualité et l’intensité du son), et surtout, du pouvoir visionnaire des images que le film déploie. Guzmán multiplie les suggestions visuelles. Simples associations comme dans ce montage entre des blocs de glace dérivant dans la Patagonie et les silex des indigènes exposés dans un musée.
Ou véritables motifs, comme celui du bouton, depuis le bouton de nacre utilisé pour convaincre un indigène – Jamie Button le bien nommé – de partir pour l’Angleterre découvrir la civilisation occidentale jusqu’au bouton incrusté retrouvé dans un rail, seul témoignage de la présence d’un être humain dissous dans l’océan. Guzmán fait d’abord défiler sur la surface lisse et chatoyante de la nacre les images de cet indigène, en les mêlant à des gravures de la révolution industrielle, pour donner forme à un ensemble abstrait et d’une beauté troublante, qui ressemble à une constellation, celle-là même qu’il filme pour décrire le voyage de Jamie comme un voyage dans l’espace et le temps. Au moment où l’on revoit le bouton incrusté dans la surface poreuse et granulée d’un rail de fer désormais exposé comme vestige mémoriel aux côtés des silex et des pierres taillées, comme un témoignage de l’enfouissement tenace du passé le plus récent, on ne peut que reconnaître la grandeur du cinéma que porte le réalisateur chilien, un cinéma de la petitesse et de l’attention.
Les projections en entrée libre – dans la limite des places disponibles – se déroulent à Paris, dans le 2e arrondissement, près de la rue Montorgueil :
Salle Jean Dame, Centre sportif Jean Dame17 rue Léopold BellanMetro : Sentier (L3) ou Les Halles