JEUDI 25 JANVIER 2018 ▶ Holy Motors, de Leos Carax
Holy Motors
de Leos Carax
France – 2012 – 1h 55′
De l’aube à la nuit, quelques heures dans l’existence de Monsieur Oscar, un être qui voyage de vie en vie. Tour à tour grand patron, meurtrier, mendiante, créature monstrueuse, père de famille, …
M. Oscar semble jouer des rôles, plongeant en chacun tout entier – mais où sont les caméras? Il est seul, uniquement accompagné de Céline, longue dame blonde aux commandes de l’immense machine qui le transporte dans Paris et autour. Tel un tueur consciencieux allant de gage en gage.
À la poursuite de la beauté du geste. Du moteur de l’action. Des femmes et des fantômes de sa vie.
Mais où est sa maison, sa famille, son repos ?
Le Monde – Thomas Sotinel
Holy Motors est à la fois un film fauché et une superproduction – une vue d’ensemble de l’histoire du cinéma (du chronographe de Marey aux capteurs numériques des tournages sans caméra) et le portrait intime d’un cinéaste qui n’a pas réalisé de long-métrage depuis 1999. Cette intimité est établie dès le prologue qui montre un homme endormi dans une pièce qui communique avec un théâtre. Tiré de son sommeil, l’homme chausse des lunettes noires et ouvre la porte qui mène au spectacle. Ce rêveur éveillé, c’est Leos Carax, en personne. Il se retrouve en pyjama dans une salle comble. Depuis l’échec de Pola X, le cinéaste n’a pu mener à bien les projets qui sont nés de son imagination. Il y parvient enfin et commence par se mettre en scène en somnambule, tiré de son hibernation par un moteur mystérieux, dont le carburant est probablement extrait du regard d’un public que la caméra filme de face.
Pour naviguer entre l’épopée et les replis les plus secrets de l’âme d’un artiste, Leos Carax a choisi pour vaisseau une stretch limo, une limousine étirée, toute blanche. On vient de voir l’une de ses collègues dans le Cosmopolis de David Cronenberg. Elle transportait un millionnaire à travers Manhattan. La limo de Carax roule dans Paris. Elle est conduite par une femme élégante, Céline (Edith Scob), qui est venue chercher un homme manifestement puissant (il vit sous le regard de gardes du corps) dans sa belle villa, de l’autre côté du périphérique. Le prologue nous a appris à nous méfier des apparences et le M. Oscar (Denis Lavant) que Céline salue avec déférence ne s’assied à l’arrière de la grande voiture que pour mieux travailler.
Dans cette loge, Oscar se travestit et devient tour à tour une vieille femme, un clochard monstrueux, un père de famille, un assassin asiatique, un vieillard agonisant. A chaque métamorphose correspond une situation, « un rendez-vous », dit Céline dont on s’aperçoit bientôt qu’elle n’a pas grand-chose d’une domestique et tout d’un manager, qu’on prenne le terme dans son sens show-business ou business tout court.
Ce forçat de la transformation s’use sous nos yeux. Ce qu’accomplit Denis Lavant dans Holy Motors tient du prodige : il passe d’un personnage à l’autre en s’abandonnant sans retenue à chacun des rôles. Quand il devient M. Merde, une créature répugnante déjà vue dans le sketch du film collectif Tokyo qu’avait réalisé Carax en 2008, l’acteur disparaît sous les postiches, exsudant une énergie de centrale atomique parfaitement incompatible avec la lassitude du père de famille qu’il incarne quelques séquences plus loin. Ces contradictions, ces oppositions radicales n’empêcheront pas qu’à la fin du film, on sera devenu un intime de M. Oscar, l’homme qui est payé pour se transformer et vivre d’autres vies.
Les Inrocks – Jean-Marc Lalanne (extraits)
C’est la surprise miraculeuse du film : sa promenade parmi les vestiges anciens ne comporte aucune tonalité crépusculaire. La mélancolie est sans cesse dépassée par une force de proposition active stupéfiante. “On voudrait revivre”, chante Gérard Manset dans les dernières scènes ; c’est en effet le programme d’un film qui ne vise pas moins qu’une résurrection. “Ça veut dire on voudrait vivre encore la même chose, refaire peut-être encore le grand parcours”, poursuit le chanteur.
Le même parcours ? Pas tout à fait. Parmi les décombres, une végétation folle a repoussé. Les images qu’accompagne la chanson de Manset, par exemple, en déminent effrontément le pathétique, et la surprise de taille que ménage ce retour au bercail ouvre le cinéma de Carax à une dimension d’absurde poétique d’une grâce insensée. De station en station, la limousine d’Oscar (le génial Denis Lavant) substitue à chaque image qui disparaît une image neuve, tonique.
Obstinément, le film avance. Et cette retraversée de Paris et du cinéma est avant tout une reconquête. Ce que nous dit le cinéaste, c’est qu’il peut tout faire : un drame psychologique français avec adolescente complexée, un film de gangster stylisé à humour noir façon Joel Coen, une comédie musicale, une version live du Cars de Pixar, un ballet érotique d’images de synthèse (et l’idée géniale est de filmer d’abord ce qui hante ces images, les comédiens en combinaison sous les capteurs, et de les constituer en spectacle plus passionnant plastiquement que le résultat numérisé).
Ce n’est pas le personnage qui bouge tout le temps, passe d’un rôle à un autre, c’est aussi le cinéaste qui fait son Fregoli, essaie toutes les formes qui peuvent l’être, très anciennes ou très contemporaines, comme si un film aujourd’hui ne pouvait plus être qu’un objet sauvagement composite.
Holy Motors est un film de démonstration. Il vise à tracer les contours de tout ce que peut aujourd’hui le cinéma (ce qu’il en reste mais aussi ce qu’il est en train de devenir).
Dans la première scène, le cinéaste se réveille dans un lit. Sur la bande-son, on entend des mouettes, le crissement d’une cale de bateau et pourtant par la fenêtre, on aperçoit une ville. Il suffit d’une élémentaire disjonction son/image pour que déjà le film nous embarque.
De son corps malingre d’ado éternel, le cinéaste longe des murs d’un pas incertain. Il passe devant un magnifique papier peint dessinant une forêt. Un lent panoramique épouse sa trajectoire courbe avec la lenteur nécessaire à une mini-extase plastique. Dans le papier peint, un trou. Le cinéaste y plaque son œil façon Norman Bates (déjà dans Mauvais sang, Carax apparaissait le temps d’une scène pour incarner “le voyeur du quartier”). Le trou est une serrure, qui ouvre une porte qui, passé un embranchement de couloirs, mène au balcon d’une grande salle de cinéma. Sur ce balcon, le cinéaste se juche et contemple la salle. Ce que dit cette séquence liminaire est littéral : Carax revient au cinéma ! Mais elle ne se contente pas de le dire : parfaitement performative, elle le fait. Avec presque rien, quelques bruitages poétiques, un corps qui se déplace, un mouvement d’appareil élégant, le juste choix d’une lumière, le film nous étreint de sa magie irréductible.
Envoûtant et tenace, il ne nous lâchera plus.
C’est une idée comme ça, qui traverse le film, qui trottera ensuite longtemps dans la tête. Mais Holy Motors n’est pas un film à idées. Sur cette pensée élastique, Leos Carax rebondit et réalise plus de films en deux heures que nombre de cinéastes pendant toute une carrière. On peut imaginer qu’il veut rattraper le temps passé loin des plateaux. A moins qu’il n’invente une manière délibérément velléitaire de faire du cinéma : chaque désir est mis en scène, entre innovation formelle et amour un rien fétichiste de l’histoire du cinéma (voyez Elise Lhomeau en orpheline boiteuse, on la croirait sortie d’un film de Clouzot). Ce collage n’est pas un patchwork : il s’organise autour d’un moment précis, la séquence qui réunit Denis Lavant et Kylie Minogue (chanteuse australienne, parfois actrice) à l’intérieur du grand magasin de la Samaritaine.
Les Parisiens se souviennent de la fermeture de ce monument, du jour au lendemain. Depuis, on attend sans illusion que ce temple de la consommation ménagère du XXe siècle soit consacré au luxe du XXIe siècle. Dans cet intervalle, Leos Carax s’est introduit : ce décor funèbre peuplé de mannequins de cire déshabillés, de caméras réformées, est traversé par le souvenir d’une histoire qui unit jadis M. Oscar et la jeune femme. Ils se retrouvent sur la terrasse qui surplombe le Pont-Neuf (décor qui scella la malédiction dont fut frappée la carrière de cinéaste de Carax, après les tribulations de son film Les Amants du Pont-Neuf), elle chante une mélodie triste, et l’on entrevoit une gigantesque histoire d’amour entre ces deux acteurs désormais privés du cérémonial du cinéma. Paroxystique, bouleversante, cette séquence n’est pas la dernière. On croit alors que Holy Motors va s’arrêter de tourner : il reste encore deux surprises à venir, deux idées folles qui achèvent de désorienter et d’enchanter, gommant le cours du temps, la distinction entre hommes, animaux et machines, si bien qu’on n’est plus sûr que d’une chose : d’être au cinéma.
Les projections en entrée libre – dans la limite des places disponibles – se déroulent à Paris, dans le 2e arrondissement, près de la rue Montorgueil :
Salle Jean Dame, Centre sportif Jean Dame17 rue Léopold BellanMetro : Sentier (L3) ou Les Halles