MERCREDI 7 MARS 2018 à 20 h▶ Certaines femmes, de Kelly Reichardt
Certaines femmes,
de Kelly Reichardt
Etats-Unis – 2016 – 1h 47′
Avec Michelle Williams (Gina Lewis), Laura Dern (Laura Wells), Lily Gladstone (Jamie), Kristen Stewart (Beth Travis), Jared Harris (James Fuller), James LeGros (Ryan Lewis), René Auberjonois (Albert)
Quatre femmes font face aux circonstances et aux challenges de leurs vies respectives dans une petite ville du Montana, chacune s’efforçant à sa façon de s’accomplir.
Avec seulement six films en vingt-deux ans, Kelly Reichardt, née en 1964 et affiliée au circuit indépendant, n’en compte pas moins parmi les plus grands cinéastes américains d’aujourd’hui. Son dernier film, Certaines femmes, qui a bien failli ne pas sortir en salle, alors qu’il y prend toute sa dimension, marque l’apogée d’un art de l’espace et du regard dont il faut ici louer l’épure, l’intensité et la précision, le souci de montrer plutôt que de raconter, de suggérer beaucoup à partir de peu, de faire exister des personnages en prêtant attention à leur respiration secrète, à mille lieues d’une tendance actuelle à la surcharge narrative. Art, surtout, d’accueillir le spectateur sans forcer son adhésion, de lui construire une place au cœur de rapports humains qui en constituent la seule matière.
Mais ce qu’on admire le plus, dans les films de Kelly Reichardt, c’est encore leur merveilleuse et unique « qualité de silence ». Non pas qu’ils soient morfondus, bien au contraire, mais parce que la parole y surgit et retombe par vagues, soupesée par sa propre raréfaction, laissant place dans ses creux à la réflexion, comme à la lancinante basse continue du monde environnant et de ses bruissements concrets.
Certaines femmes s’ouvre sur l’image saisissante d’un train traversant un vaste paysage rocheux du Nord-Ouest américain, et semble ainsi prolonger de nos jours le sujet de La Dernière Piste (2010), situé au temps des pionniers, à savoir un certain rapport de l’homme au territoire. A ceci près que le ciel lourd et la saison hivernale installent cette fois une perspective bouchée, qui désigne, en quelque sorte, les obstructions de la société moderne, comme le quadrillage désormais accompli d’un pays qui n’offre plus le rêve d’une frontière à repousser. De fait, le film s’installe à Livingston, petite ville d’allure banale et fonctionnelle du Montana, peuplée d’existences qui semblent bien plus noyées dans le territoire, perdues et isolées dans son immensité, qu’en pleine possession et domination de celui-ci.
Magnifiques portraits de femmes
Le récit, inspiré de trois nouvelles de l’écrivaine montanienne Maile Meloy, dresse côte à côte les magnifiques portraits de trois femmes, sculptés dans la matière même du quotidien. La première, Laura Wells (Laura Dern), est une avocate aux prises avec un client collant, entêté dans l’idée de traîner en justice un ancien employeur l’ayant licencié après un accident du travail. La deuxième, Gina Lewis (Michelle Williams), mère de famille, se pique de construire une maison avec les vestiges d’une école d’antan gisant sur la propriété d’un vieux fou. Enfin, la troisième, Jamie (Lily Gladstone), palefrenière d’origine indienne, noue une relation hasardeuse avec Beth (Kristen Stewart), une jeune juriste débordée par la précarité. Leurs histoires se succèdent indépendamment, n’ayant entre elles qu’une communauté de lieu et de temps, hormis une poignée de personnages secondaires qui circulent de l’une à l’autre.
Reichardt ne vise pas tant à faire converger artificiellement leurs destinées qu’à saisir le morcellement de l’Amérique rurale et le désenchantement des vies qui l’habitent. Chacune de ces femmes mène sa barque parmi des traces de mythologies et la mémoire dévitalisée de grands récits qui n’ont plus cours. Laura, confrontée à une prise d’otage sans héroïsme, ne reconnaît que trop tard le défaut de la loi et le préjudice réel de son client. Gina fonde un foyer comme les pionniers avaient fondé un pays, mais pour une famille aux liens distendus. Jamie et Beth frayent avec la légende de la mobilité et des grands espaces, choses que la nécessité de travailler rend problématiques, voire douloureuses. Ici et là, des Indiens costumés dans un centre commercial, une panoplie de cow-boy en vitrine achèvent de folkloriser le souvenir de l’« americana ».
Finalement, dans cette Amérique désaffectée, ce à quoi ces femmes d’âge divers sont confrontées, c’est à la possibilité même de nouer un lien, d’échapper ne serait-ce qu’un instant à la solitude profonde que recèle le seul mythe américain véritablement réalisé, celui de l’individu moderne, entité économiquement condamnée. Et ce n’est pas par hasard que lors d’un moment d’éclaircie, de ceux qu’orchestrent souvent les films de Reichardt (la découverte d’une source chaude dans Old Joy), Jamie invite Beth à la rejoindre, pour une brève et bouleversante balade nocturne à cheval, sur le macadam d’une ville endormie, comme un éphémère et improbable retour aux sources.
Regard insondable et ambigu
Pour cela, Kelly Reichardt convoque le souvenir de la photographie américaine des années 1970 (Robert Adams, Lewis Baltz, Henry Wessel Jr), sculpte ses images dans de magnifiques dégradés de teintes hivernales (beige, gris, taupe) et de lumières écrues, comme au sein d’une réalité cotonneuse et singulièrement engourdie. Sa mise en scène œuvre avec une lenteur singulièrement habitée, ne s’empare de situations minimales que pour en suggérer les multiples ramifications. La psychologie des personnages est contournée, mais leurs figures se révèlent dans un présent qui laisse deviner leur intériorité complexe.
La mise en scène de Reichardt s’attache à l’instable présence des êtres, à leur difficulté à tenir ensemble dans un même espace, et organise leur séparation dans le cadre, à travers un système de parois, de reflets, de surfaces, comme autant d’entraves à leur réunion possible. Le plus beau reste encore la façon dont chaque histoire se conclut sur un regard insondable et terriblement ambigu, sanctionnant l’impossible rencontre ou la lucidité fugace de personnages rendus étrangers à leurs propres désirs.
A terme, Certaines femmes offre l’un de ces rares exemples de film où chaque plan répond à une profonde nécessité, où chaque coupe résonne de multiples significations, l’ensemble dessinant pas à pas le profil d’un pays gelé où les cœurs hibernent résignés, chacun dans sa tanière, dans l’attente d’un nouveau printemps du monde.
Entretien avec Kelly Reichardt
Auriez-vous pu tourner ce film ailleurs que dans le Montana ?
Les nouvelles de Maile Meloy que je voulais adapter s’y situaient, et elles avaient cette dimension si visuelle que je pouvais immédiatement me représenter les scènes et me demander où j’allais placer la caméra. C’est un Etat que je traverse souvent en voiture et que je voulais connaître mieux. Pourtant, j’ai aussi cherché en Idaho, ça aurait pu fonctionner, mais des raisons de financement ont tranché la question. J’avais initialement peur que les villes là-bas soient trop mignonnes et pittoresques, trop classiquement westernisantes. Mais on a trouvé ce ranch, absolument parfait. Et une fois installés, la région s’est imposée comme une évidence : c’était un Montana movie.
C’est-à-dire ?
Ces montagnes toujours à l’horizon qui enserrent d’immenses espaces, la vie très reculée qu’y mènent notamment les ranchers, qui doivent consentir à un réel effort pour croiser un autre individu. Et puis des conditions très éprouvantes pour tourner ! A cause du froid, notamment, de l’intensité du vent et de l’imprévisibilité du temps. J’espérais de la neige, je m’imaginais un film beaucoup plus blanc que brun. Et puis, enfin, il y avait beaucoup d’animaux à filmer, notamment les chevaux, qui n’en faisaient qu’à leur tête. Ce ne fut vraiment pas simple. Mon assistant me disait d’utiliser les chevaux qui voulaient coopérer plutôt que de m’entêter avec les autres, arguant que personne ne s’en rendrait compte («Un cheval ressemble toujours à un autre cheval»), mais je les différenciais si spontanément que cela me semblait absurde.
Il y a souvent des animaux dans vos films…
J’aime beaucoup les animaux, et je n’en utilise presque jamais qui soient dressés, ce qui engendre souvent un chaos difficile à juguler, lequel nécessite un dispositif très ouvert sur la spontanéité. Je ne sais pas pourquoi je m’inflige ça, de la même façon que je n’ai vraiment pas du tout de passion pour le froid, et je m’obstine pourtant à écrire des scénarios hivernaux (rires). Cela dit, ça me plaît toujours quand il y a des chiens sur le plateau, cela annihile la tension de tout le monde. Et jouer avec un animal est très stimulant pour un acteur, qui doit rester en permanence aux aguets pour répondre à l’imprévu, que ce soit le regard ou un coup de corne, plutôt que de se focaliser sur son texte.
Un fil discret sillonne le film, du pittoresque factice d’une danse à l’identité de votre troisième héroïne, comme une archéologie de la question amérindienne…
Oui, dès le premier plan, la première chose qu’on entend est une native song. C’était une chose très importante pour moi d’explorer ça au Montana, après avoir beaucoup lu l’écrivain de là-bas James Welch, qui a considérablement écrit sur les différentes tribus et communautés. Et quand j’ai fait mes repérages, je me suis dit que c’était l’un des endroits les plus «blancs» où j’aie mis les pieds ! Pourtant, partout où vous allez, au restaurant, à l’école, à l’hôtel, la moindre serviette, le moindre rideau, ou la manière dont les mannequins sont vêtus dans les magasins, tout fait référence à la culture amérindienne, sur un mode plus ou moins modernisé. Et pourtant, pour voir des visages bruns, il faut sortir des villes et aller dans les réserves. C’est fou combien c’est présent partout, et combien tous ces signes ont été intégrés sans qu’il en soit fait autant avec les personnes. Dans le segment autour du personnage de Michelle Williams, il y a cette dimension de mise à jour du western, avec cette femme qui veut mettre la main sur des pierres anciennes tout en s’efforçant de ne pas culpabiliser.
Au rang de vos inspirations visuelles, vous citez plus volontiers des photographes ou des peintres que des cinéastes. Vous êtes plus nourrie par des images figées ?
Je passe mon temps à décortiquer des films en tant que prof et, sur mon temps libre, je tends à aller vers d’autres choses. J’aimais les partitions chromatiques de Milton Avery. Il y a une humeur, un sentiment difficile à décrire dans les toiles d’Alice Neel, à travers par exemple les postures de ses figures féminines, qui m’a beaucoup inspiré. Et avoir sous la main les photos de Stephen Shore m’a servi pour les nombreux plans de parkings. Je voulais trouver de la beauté dans une vision d’un décor moche, qui ne soit romanticisé en rien. En tant que cinéaste tournant des fictions ancrées dans le présent, il faut savoir embrasser la laideur. Car les voitures d’aujourd’hui sont assez affreuses, tout comme une bonne part de l’architecture moderne de ces villes. Il faut se confronter à la mocheté, si l’on veut éviter de tomber dans l’illustration mignonnette ou l’imagerie pub. C’est un vrai enjeu de ne pas chercher à rendre les choses cool ou tendance en les filmant. Sur ce film, j’ai aussi dû réapprendre à tourner en intérieur, à me confronter aux quatre murs, après des projets majoritairement en décors naturels. J’ai beaucoup pensé au travail de Chantal Akerman, à sa façon de cadrer les espaces et d’accorder aux corps la liberté d’entrer et de sortir du cadre. C’est peut-être la part la plus plaisante de la fabrication d’un film, cette enquête que l’on mène, à travers des textes ou des images qui nous offrent des ressources, nous permettent d’approfondir des angles d’attaque par rapport à des problèmes que l’on se pose.
Pouvez-vous parler de Lily Gladstone, révélation du film ?
Elle est… autre. Et je ne peux pas prétendre la connaître bien, car je l’ai surtout vue sous les traits d’un personnage tout au long du tournage, pour ne presque pas la reconnaître lorsque je l’ai recroisée à l’occasion d’interviews ou de cérémonies. C’est extraordinaire comme on peut placer une caméra à 30 centimètres de son visage sans que cela semble l’affecter d’aucune manière. Rien ne la dérange dans le travail, elle a quelque chose de très enfantin dans sa spontanéité, son enthousiasme, et en même temps elle saisit tout à une vitesse folle, avec un investissement absolu. Je ne peux imaginer ce que serait ce film sans elle, sans ce qu’elle lui apporte émotionnellement. On ne sait jamais à l’avance ce qu’elle va faire. Toutes ses actions trouvent leur source dans l’instant présent et ont quelque chose d’un don qui vous est fait.
Les projections en entrée libre – dans la limite des places disponibles – se déroulent à Paris, dans le 2e arrondissement, près de la rue Montorgueil :
Salle Jean Dame, Centre sportif Jean Dame17 rue Léopold BellanMetro : Sentier (L3) ou Les Halles