JEUDI 28 FEVRIER 2019 à 20 h : Belinda, de Marie Dumora
Belinda
de Marie Dumora
France – 2016 – 1h 47′
Belinda a 9 ans. Elle aime la neige, la glace pour glisser, plus encore sa soeur avec qui elle vit en foyer. On les sépare.
Belinda a 15 ans. Pas du genre à vouloir travailler dans un magasin de chaussures, en mécanique à la rigueur.
Belinda a 23 ans. Elle aime de toutes ses forces Thierry, ses yeux bleus, son accent des Vosges. Elle veut se marier pour n’en être jamais séparée. Coûte que coûte.
Ardente, déterminée, Bélinda déploie toute son énergie à imposer ses convictions, son désir de liberté et sa rage de vivre.
Le Monde – Jacques Mandelbaum
Voici vingt ans que Marie Dumora tourne à l’Est, entre Alsace et Lorraine. Colmar, Mulhouse, Forbach, par là. Elle filme des enfants, des Manouches, des Yéniches, des ferrailleurs, des êtres en déshérence, marginalisés, mais ô combien vivants. D’un film à l’autre, des personnages reviennent et se croisent, entraînent souvent le désir du tournage suivant, tout un système d’échos se construit, y compris à des années de distance. On ne connaît pas très bien cette œuvre, qui tourne plus souvent dans les festivals qu’elle n’est distribuée en salles. C’est dommage, se dit-on, en découvrant Belinda.
Sacré morceau que ce brin de fille, d’une famille yéniche sédentarisée, qui se jette tête la première dans le mur de la vie pour y trouver quelque chose qui s’apparenterait, denrée plutôt rare pour elle, au bonheur. Déjà filmée à plusieurs reprises par la réalisatrice, qui avait consacré un film à sa sœur Sabrina (Je voudrais aimer personne, sorti en salles en 2008), Belinda apparaît ici à trois âges. 9, 15 et 23 ans. […]
Admirable est ce film de Marie Dumora, ainsi fait que les informations y sont dispendieuses, les commentaires absents, la narration erratique, écartelée entre l’attente filandreuse du quotidien et les méchants coups de Trafalgar du destin. On ne sait pas très bien, au demeurant, comment qualifier ce film, dans quel cadre le ranger. Documentaire si l’on veut, mais plus sûrement essai climatique, geste d’accompagnement et d’amour. Belinda se rattache à ce titre à une famille de films épidermiques, tournés à l’arraché autour d’enfants et d’adolescents forcés à conquérir seuls leur place dans le monde. Nous, les enfants du XXe siècle (1994) de Vitali Kanevski, Demi-tarif (2003), d’Isild Le Besco, Tarnation (2003), de Jonathan Caouette, Pauline s’arrache (2015), d’Emilie Brisavoine. Autant d’approches affectées par une tendre brutalité, autant de personnages et de films inoubliables.
Le Blog documentaire : Après cette quinzaine d’années passées à filmer Belinda et sa famille, quel statut avez-vous auprès d’elle ? Une grande sœur ? Une confidente ? Ou plus simplement une amie ?
Marie Dumora : Je n’ai pas filmé la famille de Belinda continuellement pendant 15 ans. J’ai fait six films dont trois avec Belinda et les siens, mais tous dans la même région, sur le même territoire. De film en film, je me suis constituée une sorte de territoire de cinéma, le personnage d’un film m’amenant vers l’autre comme un fil d’Ariane. J’ai donc filmé Belinda et sa sœur Sabrina ainsi qu’Antony, un garçon formidable dans Avec ou sans toi. J’ai décidé alors de faire une trilogie en continuant avec « le film des garçons » Emmenez-moi avec Anthony, l’enfant devenu adolescent et préparant avec trois autres garçons des C.A.P. qu’ils rataient tous d’ailleurs avec la plus grande élégance. J’ai ensuite retrouvé Sabrina, la sœur de Belinda pour le film des filles, si j’ose dire : Je voudrais aimer personne. Le documentaire est construit autour du baptême de l’enfant de Sabrina, Nicolas. Lors du tournage, nous avons rencontré, dans une fête foraine, un garçon manouche qui, à la fin de la séquence, repartait chez ses cousins, à la manufacture, de l’autre côté des rails. Je suis donc partie à la manufacture, de l’autre côté des rails, tourner La place. J’ai découvert ce monde, de l’autre côté des rails et, sans mauvais jeu de mots, juste à côté des rails d’ailleurs, comme souvent les endroits où l’on confine les gitans. J’ai appelé ce film La place, dans le sens de la « place forte », protégée de l’extérieur, où une minorité se bat d’une certaine manière pour défendre ses valeurs, son identité en somme. Malgré toutes les difficultés que l’on peut facilement se représenter, il y avait la une force vitale, une gaîté, une vigueur, une sorte de résistance qui s’ignore aux difficultés matérielles très impressionnantes. J’ai trouvé un groupe de personnes avec des valeurs très fortes ; le sens de la parole donnée, la solidarité, l’entraide, un goût ou un sens inné de la beauté, de l’élégance, une façon de vivre avec et dans la nature d’une grande évidence. Les femmes et les hommes de La place faisaient d’une certaine manière corps avec ce territoire, avec cet espace. Ils soignaient les caravanes, les maisons de bois ou de ciment avec goût, les mobylettes, comme les hommes de l’Ouest soignaient leurs chevaux. Au passage, je suis extrêmement admirative de la façon dont Anthony Mann dans L’homme de la plaine, filme magistralement les hommes pris dans leur cadre au sens littéral. C’est puissamment juste et émouvant. Pour en revenir aux hommes de La place, cela peut sembler un peu idéaliste ou romanesque, mais je crois que quelque chose là-bas de l’humain et, au risque de schématiser, du sacré, ne s’est pas perdu en route.
J’ai ensuite tourné Forbach forever, dans le quartier manouche de Forbach donc (et grâce à un musicien qu’on m’a fait écouter pendant le tournage de La place). Il y avait là, aux confins de Forbach, trois rues ; la rue des Jonquilles, la rue des Pâquerettes et la rue Grappelli. C’est un endroit extraordinaire, une sorte de paradis perdu (avec aussi bien sûr ses difficultés) où l’on joue de la musique, jour et surtout nuit. J’y ai rencontré quatre garçons formidables : Rovelo, Pipi, Balou et Coucou, qui travaillent la journée, font la ferraille et, le soir, chantent a capella des standards de musique américaine extrêmement sophistiqués des années 40 pour faire un disque. Il y avait aussi Samson Schmidt, fils de Dorado, qui s’inscrit dans la lignée « aristocratique », si j’ose dire, de l’héritage de Django Reinhardt. J’ai filmé Samson à New-York, où il se produisait au Birdland (Di Caprio, entre autres, venaient l’applaudir) puis qui retournait à Forbach, dans cette communauté qui nourrit cette musique d’excellence justement – d’où le titre.
Je suis retournée voir Belinda que j’ai retrouvée avec bonheur et nous avons décidé de faire ce film. Il ne m’appartient pas de dire ce que je représente pour elle, cela lui appartient, mais il est certain que Belinda et les siens comptent beaucoup pour moi.
Le rôle de la musique m’est apparu essentiel, dans sa dimension à la fois tragique et sublime. S’en dégage la sensation d’une destinée à laquelle on n’échappe pas, comme si vous filmiez ce quelque chose qui nous dépasse, qui s’impose à nous… C’est ce qu’exprime Belinda pour vous à travers ce film ?
C’est vrai que dans chacun de mes films, la musique compte beaucoup et très souvent dès le tournage. Il y a pour chaque film deux ou trois morceaux que j’écoute en boucle et qui sont à la fin dans le film ou pas, cela dépend. Ici, en l’occurrence, il y avait And more again, la chanson du génial Arthur Lee de Love, un peu comme une chanson d’amour qu’on pourrait fredonner intérieurement lorsqu’on est amoureux. La chanson d’Haris Alexiou, une immense interprète grecque, extrêmement connue et aimée de tous là-bas, était déjà dans la séquence du baptême de Je voudrais aimer personne depuis le pied de l’immeuble et sur le travelling comme une voix, une musique qui protège et accompagne la famille qui marche vers l’église. Il y avait aussi celle de Karen Dalton, dans le travelling en voiture un peu mélancolique de Avec ou sans toi, où Belinda rentrait au foyer, séparée de sa sœur. Et puis Adamo à la fin, Tombe la neige, tellement sensible… J’avais beaucoup hésité avec La nuit d’ailleurs. Il y a eu aussi deux morceaux beaucoup écoutés et qui n’ont pas trouvé leur place : un de Nirvana et un de Scott Walker. Il y a les morceaux qui surgissent du tournage à proprement parler, que les gens écoutent. J’aime beaucoup quand la musique est in, cela évidemment donne toujours une couleur, quelque chose à la scène. L’interaction est toujours fructueuse et peu importent ensuite les problèmes de montage. Il y donc pour Belinda les deux registres : les musiques in, dont parfois d’ailleurs je favorise la venue, et les trois autres qui soutiennent des moments narratifs cruciaux, des charnières.
Il y a donc des échos ou des correspondances entre l’histoire telle que je la raconte, la filme, et ce qui se passe réellement dans la scène. Déterminer ce qui est de l’ordre de la destinée, du fatum, est une question bien trop vaste. Ce qui est remarquable toutefois, c’est que Belinda, dans le cadre pour le moins contraignant qui lui est imparti, déploie un courage et une énergie hors du commun. Elle vit jusqu’au bout ce qu’elle a décide de vivre (ici, le mariage avec cet homme absent), ne se plaint jamais et fait montre d’une rage de vivre et d’un courage d’autant plus poignant qu’ils s’ignorent.
La place de la caméra, vous en avez parlé dans un entretien au moment de la sortie du film précédent sur Sabrina, la sœur de Belinda : s’approcher des personnages, être présent en tant qu’équipe de tournage et non se prétendre invisible… Comment cela s’est décidé ? C’était une position théorique mise en pratique ? Dès les premiers tournages, vous avez adopté cette technique ? Ou elle est venue au fur et à mesure ?
Non, j’ai toujours filmé comme ça, dans tous mes films depuis le premier. C’est intuitif et c’est ma place au tournage, dans l’espace de la scène. Je n’ai jamais changé de focale d’un film a l’autre, ou exceptionnellement, pour des questions de manque de recul, sur quelques très rares plans seulement. Ce n’est pas une recette de cuisine, ça ne marche pas pour tout le monde et partout ! Chacun doit trouver la bonne manière de se positionner, sa place. Ce qui est certain, c’est qu’en faisant le choix de cette focale (50 ou 35 mm), qui restitue ce que l’œil humain perçoit, et en étant accompagnée d’une ingénieure du son qui perche tout, je suis extrêmement encombrante au tournage, m’éloignant, m’approchant parfois au plus près.
Comment se déroulait le tournage ? Vous débarquiez un peu à l’improviste ou c’était préparé ?
Je n’arrive jamais à l’improviste, même lorsque je ne tourne pas, un peu de manière générale d’ailleurs. Je m’annonce ou plutôt, nous convenons de rendez-vous qui conviennent à peu près. Ensuite, on prévoit et puis on s’adapte. Il y a de la mise en scène et puis des choses qui échappent complètement, ce qui est formidable d’ailleurs, quand cela advient et que l’on est prêt.
Qu’est ce qu’on vous a dit de plus beau à propos de vos films ?
Peut-être ce qu’a dit une femme gitane que je ne connaissais pas, lors d’une projection de La place : que j’avais réussi à faire sentir, à donner l’idée de la pluie qui tombait sur une caravane dans un champ.
Comment le film est-il reçu en Alsace ? Est-ce qu’il fait changer le regard porté sur la communauté yéniche ?
Je n’ai pas le recul nécessaire pour analyser cela. Mais l’idée quand on fait un film grâce, au départ, à une rencontre est de construire des passerelles entre des mondes qui ne se rencontrent jamais. Autant dans le documentaire que dans la fiction d’ailleurs. En entrant dans le monde de quelqu’un d’autre, on peut trouver des échos avec une histoire qui n’est pas la sienne. Il a été projeté récemment en avant-première à Strasbourg. C’est impossible pour moi de dire que cela change la perception des Yéniches. La projection a été très émouvante : Belinda était là, de même que son mari, tous les frères et sœurs présents dans la scène du baptême (ils avaient alors 1 ou 2 ans et là, 15), ainsi que l’ancien directeur de la Nichée, Monsieur Gersheimer, qui avait pris une chambre en ville pour l’occasion, son meilleur costume et sa profonde intelligence de cœur. Il y a eu beaucoup de questions bienveillantes et respectueuses. Tout le monde est reparti dans un sentiment de très grande fraternité et d’intimité.
C’est impossible pour moi de dire que cela change la perception des Yéniches. D’ailleurs, je précise que je n’ai pas eu la sensation de faire un film sur les Yéniches. C’est d’abord un film sur une destinée individuelle, sur une personne. Ce n’est pas un film ethnologique mais j’espère, oui, que les gens peuvent en sortir rassemblés par quelque chose d’universel qui circule (le lien, l’amour, l’engagement, les obstacles, la vie en somme). Bien sûr, tout le monde ne peut y adhérer. On verra bien.
Propos recueillis par Nicolas Bole
Le Monde – Mathieu Macheret
Les ricochets de Marie Dumora
« Je suis très mal à l’aise avec l’autobiographie », nous prévient, par mesure de précaution, Marie Dumora, réalisatrice du très beau portrait documentaire Belinda. C’est un même refus de la typologie sociale, des grilles déformantes, que l’on perçoit chez elle et au cœur de ses films. Au fil de la conversation, elle ne laisse affleurer de son parcours personnel que ses rencontres avec d’autres, ceux qu’elle a filmés, ou avec les œuvres qui l’ont nourrie. Elle le reconnaît : « Les dates, dans ma tête, c’est un foutoir. »
Un jeu de piste se dessine alors : enfance et adolescence passées dans un « petit coin perdu » de la banlieue parisienne (Yvelines), études de lettres modernes et de philosophie, le tout traversé grâce à la lecture et au cinéma, mais aussi à l’univers coloré des fêtes foraines, comme seules bouées de sauvetage.
« J’ai découvert le cinéma toute seule. Je prenais le vélo et le RER pour aller au Balzac, sur les Champs-Elysées, puis je revenais chez moi comme si de rien n’était. Il y avait aussi un très vague ciné-club, dans ma banlieue, de ceux qui, sans le savoir, vous sauvent la vie. »
S’ouvre alors un panthéon personnel sous la forme d’un autoportrait éparpillé, où se dressent les héroïnes fougueuses et fugueuses, comme Mouchette (1967), de Robert Bresson, ou Wanda (1970), de Barbara Loden, des films de Maurice Pialat, les « univers romanesques » de William Faulkner (le cycle de Yoknapatawpha), de Marcel Proust, de Charles Dickens, ou encore Les Sept Samouraïs (1954), d’Akira Kurosawa, qui l’ont « beaucoup aidée à traverser les épreuves les plus rudes, comme partir en tournage par exemple ». Un vade-mecum de combativité et de refus qui en dit certainement plus long que tous les récits de soi.
Si l’œuvre de Marie Dumora se construit dans un rayon d’une trentaine de kilomètres autour de Colmar, en Alsace, ses débuts eurent lieu sur un territoire encore plus restreint :
« J’emmenais jouer mon premier enfant au bac à sable, en bas de chez moi. Je regardais les autres parents tout autour et je trouvais ça incroyablement drôle. J’ai commencé à les filmer et ça a donné une petite comédie documentaire [Le Square Burq est impec, 1997], improvisée dans 10 m2 de sable, à travers une tempête d’enfants. »
Cercles concentriques de clans
Quatre ans plus tard, son premier long-métrage, Avec ou sans toi (2001), inaugure une entreprise documentaire depuis ininterrompue. Partie filmer entre les murs de La Nichée, foyer pour enfants en difficulté d’Algolsheim, en Alsace, la réalisatrice « repère immédiatement deux sœurs, Sabrina et Belinda, qui boudaient dans un coin », et se lie à elles. La suite se construit par ricochets, d’abord dans le sillage d’un autre garçon du foyer (Emmenez-moi, 2005), puis de retour auprès de Sabrina (Je voudrais aimer personne, 2010), retrouvée à l’âge de 16 ans, au moment du baptême de son premier enfant : « Elle avait un petit côté Antigone, avec ses grandes bottes blanches et son petit visage de madone. »
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Ainsi, à chaque fois, un film en entraîne un autre, conduisant la réalisatrice dans les cercles concentriques de clans et de communautés en marge de la société civile : La Place (2011), autour du pasteur évangéliste Ramuncho (« un physique entre Marlon Brando et Jean Yanne »), puis Forbach Forever (2015, en attente de distribution), sur une fratrie manouche de ferrailleurs musiciens. « Après celui-là, raconte Marie Dumora, je suis revenue voir Belinda. Enfant, elle me faisait penser à Paulette Goddard ; adulte, elle avait quelque chose de Silvana Mangano. » Au cours de ces retrouvailles, les souvenirs se bousculent :
« On a revu avec ma monteuse les images de Belinda issues des films précédents. Leur intégration s’est imposée pour donner au film son découpage en trois temps. »
2001, 2010, 2017. Enfance, adolescence, maturité. Trois âges à travers lesquels Belinda, issue d’une famille yéniche, grandit sous nos yeux. Marie Dumora la décrit d’ailleurs comme un personnage en construction : « Belinda a un côté guerrier, elle se pare avant d’affronter la vie, avec tous les artifices nécessaires, son rouge à lèvres, ses chaussures. C’est une reine. Elle ne lâche rien. » Avant d’enfoncer le clou : « C’est quand même au cinéma que les gens peuvent enfin exister comme des héros. »
Mathieu Macheret – 9 janvier 2018
Les projections en entrée libre – dans la limite des places disponibles – se déroulent à Paris, dans le 2e arrondissement, près de la rue Montorgueil :
Salle Jean Dame, Centre sportif Jean Dame17 rue Léopold BellanMetro : Sentier (L3) ou Les Halles