JEUDI 25 AVRIL 2019 à 19 h 30 : Contre-pouvoirs, de Malek Bensmaïl
Contre-pouvoirs
de Malek Bensmaïl
Algérie – 2015 – 1h 37′
Après vingt années d’existence et de combats pour la presse indépendante algérienne, Malek Bensmaïl pose sa caméra au sein de la rédaction du célèbre quotidien El Watan, nécessaire contre-pouvoir à une démocratie vacillante, à l’heure où Bouteflika s’apprête à briguer un quatrième mandat.
Une rencontre avec celles et ceux qui font le journal, leurs doutes, leurs contradictions, leur souci permanent de faire, chaque jour, un journal libre et indépendant. Une réflexion sur le travail et la pensée journalistique.
Dossier de presse
Un regard sur l’Algérie d’aujourd’hui
« Ce film est dédié aux 120 journalistes algériens assassinés durant la décennie noire. »
Après mes documentaires Algérie(s), Aliénations, Des vacances malgré tout, Le Grand Jeu et La Chine est encore loin, j’ai commencé à réfléchir en premier lieu à un projet sur la question de la démocratie, sur la liberté d’expression, de ce que cela implique. Un film qui révélerait en quelque sorte la pensée journalistique et qui mettrait en lumière le concept du « contre-pouvoir », à la fois comme enjeu de liberté et de démocratie.
Pour reprendre une note de Pasolini à propos de son film La rage, il décrit ce qu’est la normalité après la guerre et l’après-guerre. Cette normalité où l’on ne regarde plus autour de soi car « l’homme tend à s’assoupir dans sa propre normalité, il oublie de réfléchir sur soi, perd l’habitude de juger, ne sait plus se demander qui il est. (…) La rage commence là, après ces grandes, grises funérailles. » conclut Pasolini. En lisant ce texte, je pense et repense à la rage des journalistes algériens qui ont trop souvent été les oubliés de notre histoire, si douloureuse.
Rappelez-vous, plus d’une centaine d’entre eux ont été les victimes d’une guerre civile, sanglante. Le film leur rend hommage.
Revenu à la « normalité », on ne regarde plus, on n’écrit plus, on ne filme plus l’Algérie d’aujourd’hui qui s’indigne, qui s’exprime. C’est un temps mort pour les Algériens, pour le monde. Il s’agit pour la première fois, de s’intéresser à eux et de demeurer avec eux, loin d’une actualité médiatique, sanglante ou « printanière ». Prendre le temps d’écouter, d’observer. Prendre le temps de saisir et d’examiner la pensée, la réflexion et le travail au quotidien des journalistes.
On le sait, l’Algérie possède un système politique verrouillé et autoritaire. Paradoxalement, ce même « système » a permis, il y a vingt-cinq ans, l’unique liberté possible, celle de l’expression dans la presse écrite. Ce système a en effet permis la naissance d’une presse dite « indépendante » ou libre dans les années 90.
Le désir d’un film surgit souvent à partir des films précédemment réalisés et d’une suite de questions qui restent posées, suspendues. La presse privée algérienne est née alors dans un contexte de violence politique. Au cours de la guerre civile qui a duré plus de vingt ans, les journalistes et les intellectuels étaient considérés comme les ennemis à abattre. Durant cette guerre prolongée, plus d’une centaine de journalistes et intellectuels ont été tués. Les médias indépendants et libres ont accusé depuis un sérieux retard. Aujourd’hui, la violence contre les médias s’est quelque peu atténuée, mais les journalistes restent tout de même les adversaires ou les prisonniers des dirigeants politiques, des militaires et des personnalités influentes du pouvoir.
Mais alors, la presse algérienne serait-elle un quatrième pouvoir ou un contre-pouvoir ? La presse apparaît alors comme un fait d’observation. Qu’est-ce exactement que le pouvoir de la presse en Algérie ? Quelles sont ses formes diverses ? D’où ce pouvoir se tire-t-il ? Comment fonctionne-t-il ? Quelles sont les forces qui l’habitent ? Qu’est ce qu’une presse indépendante ? Et puis il y a la langue. La langue ! Voilà le mot. La problématique de la langue en Algérie est bien visible dans l’ensemble de mes films. De tous temps, elle a été l’instrument et l’objet de controverses politiques. El Watan est francophone et assume l’héritage de cette langue. Autre question de départ : la langue française est-elle devenue un enjeu de contre-pouvoir en Algérie ?
Au fil de mon questionnement quasi obsessionnel autour de la complexité de ma société, ce film m’apparaît comme une des préoccupations majeures dans l’accompagnement de ce que j’appelle la mémoire audiovisuelle contemporaine. Il ne suffit pas de montrer les violences, ni de raconter l’actualité mais il y a un devoir à continuer d’enregistrer les évolutions, les réflexions, les batailles, d’enregistrer une démocratie qui peine à naître mais qui se construit malgré tout, jour après jour. Malek Bensmaïl
Contre et Pouvoirs
« En Algérie, il est plus facile de définir les contre-pouvoirs que le pouvoir. Un journaliste algérien proposera même une définition fascinante : il n’est pas abus de pouvoir mais abus d’obéissance. Le contre-pouvoir est lieu de désobéissance, pas lieu de contrepoids comme dans les démocraties. Il est résistance à l’uniforme et donc à l’uniformisation. Il est le pluralisme, mais aussi la digression, la dissidence, la récalcitrante. L’enjeu est dans les mots : le pouvoir fait passer le contre-pouvoir pour une opposition et se dérobe sous le statut « d’État ». Le contre-pouvoir est pourtant polytone : il est dans le corps, le verbe, le parti, le cri, la marche, la manifestation, la violence même, l’institution, le discours ou le procès. Le contre-pouvoir dévoile les régimes comme usage de pouvoir sous la parodie des États.
En Algérie, le contre-pouvoir est doublement encerclé : par le pouvoir du régime et l’orthodoxie conservatrice ; il est double dissidence. Le pouvoir quant à lui est duel : il se réclame de Dieu et du martyr. Le contre-pouvoir est repoussé vers les marges de la singularité là où il s’affirme comme centre des résistances. En Algérie, le pouvoir est une hagiographie, les contre-pouvoirs sont la véritable histoire algérienne. Ils racontent l’histoire sans mensonges, parce que vécue ou perpétuée. »
Kamel Daoud, journaliste et écrivain, à propos du film de Malek Bensmaïl.
El Watan
El Watan est le plus grand quotidien algérien et francophone, fondé en 1990 par une équipe de journalistes issue d’El Moudjahid, l’unique journal du pouvoir depuis la guerre d’Algérie. Un des nombreux paradoxes de la société algérienne. Comme on dit : « El Watan est né sous Chadli, a espéré sous Boudiaf, a résisté sous Zéroual et a survécu sous Bouteflika ». Son patron, Omar Belhouchet, a reçu la plume d’or de la liberté en 1994, récompense donnée par l’Association Mondiale des Journaux, récompense qui honore des journalistes et écrivains qui exercent avec courage leur métier dans des conditions difficiles. Omar Belhouchet a défendu un agenda démocratique qui a inquiété le régime au pouvoir et les militants islamistes. Malgré deux tentatives d’assassinat, plus d’une centaine de menaces de mort, un nombre incalculable de procès et de condamnations et cinq suspensions du journal, il a réussi à maintenir à flot El Watan et même à le renforcer localement et au niveau international. Le style du journal s’est modernisé au fil du temps, introduisant le premier la couleur et adoptant une nouvelle maquette. Caricatures, chroniques, journal en ligne, suppléments thématiques, site Internet conçu pour couvrir les présidentielles en direct, présence de correspondants attitrés dans les principales régions du pays et à l’étranger.Pour assurer son indépendance, El Watan se bat sur plusieurs fronts et se dote de moyens directement liés à l’industrie de la presse, distribution, publicité et impression indépendante.
Rencontre avec Omar Belhouchet, directeur de publication d’El Watan
Le film de Malek Bensmaïl s’intitule Contre-Pouvoirs. Votre rédaction semble, en effet, un lieu de résistance au sens d’un contrepoids face à une société bloquée. Cela vous paraît-il correspondre au coeur de votre travail ?
Dans les années 1992-98, il fallait dire non au terrorisme, à l’islamisme politique, en prenant, tout naturellement, des risques. Nous n’avons pas été épargnés. Nous sommes restés déterminés, continuant à exercer ce métier dans des conditions épouvantables. En même temps, l’autoritarisme est critiqué sévèrement. Ce n’est pas la solution aux problèmes majeurs qui secouent notre pays. Notre travail consiste à témoigner et décrire cette réalité, extrêmement douloureuse, en dépit de la censure d’Etat et des assassinats de journalistes. Il fallait donner la parole à tous ceux qui prônent une autre voie que celle de la violence ; aux femmes, aux démocrates, aux défenseurs des libertés, des droits de l’homme, à tous ceux qui sont persécutés.
Le choix d’un journal en français correspond-il encore aujourd’hui à la réalité de la société algérienne ? Pourquoi le défendre? Est-ce également un contre-pouvoir ?
Les Algériens s’expriment, dans une très large proportion, en français. Les islamistes ont cherché vainement à réduire le rôle et la place du français dans la société algérienne. Ils ont échoué. Nous sommes près de 11 millions à s’exprimer dans cette langue, c’est une réalité de la société algérienne. Le français est perçu comme un outil de travail, une ouverture à l’autre, au monde, à la modernité. Face au français, la langue arabe est forcée de se remettre en cause, de se moderniser, de s’adapter aux technologies. Le tirage d’El Watan, qui avoisine les 130 000 exemplaires par jour et la consultation très importante de son site, indiquent très clairement que cette langue est très partagée.
Une rédaction est multiple et un film doit opérer des choix de « personnages ». Votre rédaction vous semble-t-elle représentée dans sa complexité ?
La rédaction d’El Watan n’échappe pas au bouillonnement de la société. Des sensibilités très différentes la traversent. Les discussions de rédaction sont très animées, dans un climat ouvert et démocratique, de tolérance. Ce sont les journalistes, de manière organisée et collégiale, qui conçoivent le contenu éditorial du journal.
Propos recueillis par Olivier Barlet
Les projections en entrée libre – dans la limite des places disponibles – se déroulent à Paris, dans le 2e arrondissement, près de la rue Montorgueil :
Salle Jean Dame, Centre sportif Jean Dame17 rue Léopold BellanMetro : Sentier (L3) ou Les Halles