MERCREDI 6 NOVEMBRE 2019 à 20 h : Le Grand Bal, de Lætitia Carton
Le Grand Bal
de Lætitia Carton
France – 2018 – 1h 29′
C’est l’histoire d’un bal. D’un grand bal. Chaque été, plus de deux mille personnes affluent de toute l’Europe dans un coin de campagne française. Pendant 7 jours et 8 nuits, ils dansent encore et encore, perdent la notion du temps, bravent leurs fatigues et leurs corps. Ça tourne, ça rit, ça virevolte, ça pleure, ça chante. Et la vie pulse.
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DOSSIER DE PRESSE
Note d’intention
J’ai toujours aimé danser. Je n’ai pourtant pas eu de modèles, mes parents ne dansaient pas. Mais ma grand-mère me racontait souvent que, jeune, dans un temps où je ne la connaissais pas encore, elle montait sur le parquet en début de bal et ne le quittait plus avant le petit matin. Que la danse la transportait. Son visage s’illuminait quand elle me racontait ces nuits dans l’ivresse du mouvement, de la musique. Je pense que même sans l’avoir vue danser, elle m’a transmis son amour des bals. Mon premier bal trad a été un coup de foudre. C’était un samedi soir de janvier, au fin fond d’un petit village auvergnat, dans une grange pleine à craquer, avec des vrais musiciens sur scène. La musique était belle et tout le monde dansait ! Une vraie fête ! Des centaines de personnes. Beaucoup de jeunes, ça m’a surprise. Ça tournait, ça frappait, ça se regardait, ça souriait ou c’était très sérieux, mais ça dansait, pour de vrai. C’était gai surtout. Il y avait de la joie à être là ensemble. Les danseurs enchaînaient bourrée, scottish, polka, mazurka, jusqu’au petit matin. Des sourires. Des mains moites. Des embrassades en fin de morceau au moment de se quitter pour un autre cavalier. Une belle chaleur humaine. Un morceau funk très énergique où l’on se défoulait, où les rythmes s’accéléraient, où l’on se donnait, tout en gardant beaucoup d’allure, puis une mélodie nostalgique, et langoureuse, où les couples se rapprochaient, les têtes se touchaient. Le temps se suspendait.
Le monde du bal trad, je l’ai aimé tout de suite. Je m’y suis senti tellement bien. Chez moi. Depuis les bals jalonnent ma vie. Il y a quinze ans, je suis allée pour la première fois aux Grands Bals de l’Europe, à Gennetines dans l’Allier. C’est un lieu magique, une parenthèse enchantée. On y danse pendant 7 jours, non-stop. Les musiciens ne s’arrêtent jamais de jouer. Jour et nuit. Aujourd’hui, 29 ans après sa création, les Grands Bals de l’Europe, c’est 2 000 personnes qui dansent pendant une semaine, sur 8 ou 9 parquets sous chapiteau, en plein air. Sur ces parquets tournent tous les jours une vingtaine de groupes de musique, il y a environ 500 musiciens, pour des ateliers, et une quinzaine de bals le soir. Toutes les générations, jeunes et vieux se mélangent et dansent ensemble. C’est une des choses qui me réjouit le plus. Je ne vois guère d’autres lieux de fête qui brassent autant d’âges et de vies différentes. Les filles dansent avec les garçons, les garçons avec les filles, les filles avec les filles, et de plus en plus les garçons avec les garçons. Le temps de la danse, un lien particulier peut se tisser avec son partenaire pour créer un univers subtil, magique et unique. On sait comment on rentre dans la mazurka, on ne sait pas dans quel état affectif on va en sortir. Cette émotion, cette convivialité, cette énergie partagée qui nait de ce collectif, je ne la trouve pas ailleurs… Au bal on est tout simplement des danseurs et des danseuses. Il n’y a plus de riches ou de pauvres, de costume, de statut social. Tout le monde se mélange le temps d’une nuit. Nous vivons dans une société rongée par la création de besoins artificiels, une société qui pousse à consommer, seul et vite dans un perpétuel renouvellement. La danse trad permet de retrouver le plaisir d’être avec les autres et avoir des pratiques communautaires qui n’existent plus aujourd’hui. En partageant cette fête, on redécouvre qu’une unité existe et qu’on y a une place. Cette aventure humaine sans commune mesure, que je vis depuis plusieurs années, méritait qu’on la regarde, qu’on la contemple. Qu’on la partage. Alors pendant l’été 2016, avec deux équipes, une de jour et une de nuit, nous avons filmé la totalité du Grand Bal. Deux équipes, pour tenir. Comme les danseurs. Ecouter son corps, sa fatigue. Mais ne rien louper. Ne rien rater de ce tourbillon. Et faire un film comme un tourbillon.
L’équipe a vécu avec les danseurs et les musiciens, la même expérience. Les mêmes sensations : tourner, tenir, manger, danser, danser, danser, dormir, tourner, danser, boire, tourner, danser, se rencontrer… Et filmer les regards, les échanges, la communauté, la somme de ses singularités, le mouvement balbutiant, naissant, l’agilité, la simplicité des expérimentés, les lâcher-prises, les libertés que l‘on prend, la folie douce, la grande humanité qui défile, la joie qui illumine les visages, les attentes sur les chaises, l’amour qui naît, la fatigue qui tombe, les liens qui resserrent et font tenir debout. Donner à voir comme c’est différent, quand on ose enfin se toucher, quand on se regarde, quand on vit vraiment ensemble. Et que la vie pulse.
Entretien avec Lætitia Carton
Jusqu’ici vos documentaires étaient très liés à une personne en particulier : votre ami Vincent dans J’avancerai vers toi avec les yeux d’un Sourd, le dessinateur Baudoin dans Edmond, un portrait de Baudoin. Cette fois-ci, le point de départ semble davantage être un ressenti personnel, quelque chose qui vibrait au fond de vous. La démarche est-elle différente ?
Ça ne me paraît pas si différent. Je fais toujours des films sur des personnes, des univers, ou des communautés que je connais déjà très bien. Je ne me demande jamais sur quoi je pourrais faire un documentaire. Mes désirs de film naissent plutôt de ce que je vis et que j’ai envie de partager. Edmond Baudoin est quelqu’un que j’admire, j’aime sa manière d’être au monde et son dessin. Je ne pouvais plus le garder pour moi. Pour la communauté Sourde, c’était la même envie : comment le monde entier pourrait ne pas vouloir connaître cette culture, cette langue, cette richesse ? Pour moi, c’est vraiment la même origine et le même désir à chaque fois. Et pour Le Grand Bal, c’est le même processus. Quel a été le déclic ? La première fois que je suis allée au Grand Bal, c’était il y a quinze ans. Je me disais depuis plusieurs années qu’il y avait un film à faire. Mais je n’étais jamais passée à l’acte parce que je me disais qu’une caméra n’y rentrerait jamais. C’est un espace assez protégé, qu’on n’a pas envie d’abimer. Et puis, en 2015, les organisateurs des Grands Bals ont autorisé une équipe de journalistes à filmer et j’ai pu observer que la caméra avait été plutôt bien acceptée. Et un soir sur un parquet alors que Bernard Coclet, le créateur du Grand Bal, et moi regardions émus les danseurs, nous avons eu la même idée au même moment. Il fallait le faire.
Vous avez participé à ce bal de nombreuses années. Est-ce qu’il a été facile de vous y faire accepter, non plus en tant que participante mais en tant que réalisatrice ?
Je savais que cela passerait d’abord par beaucoup de communication, avant et pendant le tournage. Je savais que moi-même j’aurais vécu cela comme un geste intrusif dans cet espace qui m’est précieux. Mais je savais aussi que le jeu en valait la chandelle. J’avais fait passer un mot à tous les inscrits grâce aux organisateurs avant le bal. J’y expliquais mes intentions, et ma volonté de partager la beauté de ces rencontres. On a aussi organisé deux temps d’échanges au cours du tournage où tout le monde pouvait venir et poser des questions sur le film, sur mes intentions. Et un texte très personnel, était affiché à l’entrée du bal et sur les panneaux d’informations. J’ai été surprise car au final très peu de gens ont refusé d’être filmés : seulement 11, sur les 2500 présents. On les a pris en photos, et tous les cadreurs les avaient repérés et les évitaient. Au montage, on a éliminé d’office les séquences où ils apparaissaient. La confiance que les danseurs et danseuses m’ont donnée est extraordinaire. Je pense qu’ils ont senti qu’on avait cet amour du Grand Bal en commun. Ils nous ont fait un énorme cadeau.
Dans le documentaire que vous lui avez consacré, Edmond Baudoin s’interrogeait sur la faculté du cinéma à représenter avec justesse l’intensité des lieux auxquels nous sommes attachés. Je suppose que vous vous êtes posé la question avant de filmer ce Grand Bal auquel vous tenez tant.
Tout le temps. Une caméra pourra-t-elle capter ce qui se passe, et toutes ces émotions ? J’avais peur que ça ne marche pas. J’ai souvent des doutes sur le pouvoir du cinéma, je devrais pourtant, après 3 films, croire au Cinéma ! Et comme souvent, j’ai été agréablement surprise. On vit les choses de manière tellement intense, c’est tellement fort ce qui se passe entre les gens, mais tellement invisible, impalpable, qu’on se dit qu’une machine ne peut capter ces émotions, ces énergies. Et pourtant, si ! C’est magique. Et on le sent d’ailleurs quand on filme, même derrière les chefs opérateurs. C’est indéfinissable, imperceptible. L’émotion se laisse attraper, passe et se transmet.
À l’époque de J’avancerai vers toi avec les yeux d’un Sourd, vous disiez que vous préfériez filmer les gens vous-même, que ça créait une proximité essentielle. Pour Le Grand Bal, vous êtes quatre à avoir tourné les images. Comment s’est déroulée cette répartition ?
Je ne pouvais pas faire l’image seule, pour plusieurs raisons : je voulais filmer de jour comme de nuit, et que l’image sublime la danse. Et je voulais aussi un peu danser ! Deux équipes se sont relayées pour avoir une grande amplitude de tournage : une équipe de jour et une équipe de nuit. Et je dormais les matins. C’était très léger comme dispositif, quelqu’un au son et l’autre à l’image. Et les deux équipes tuilaient autour de 21h, pour avoir deux caméras sur les premiers bals du soir.
Le Grand Bal possède une image très cinématographique, c’était important pour vous que ce film-ci ait une telle qualité visuelle ?
C’était une condition sine qua non. Il y a une beauté dans le bal, que je voulais rendre. Quand on vient de l’extérieur, on ne va pas forcément voir cette beauté au premier abord, parce que le Grand Bal c’est le royaume des bâches et des chaises en plastique, des néons et des spots de chantiers. Donc si je voulais que la beauté que je vois dans la danse et les gens se ressente, j’avais besoin d’une vraie image de cinéma, avec beaucoup de profondeur de champ, et qui s’est accompagnée d’un long travail d’étalonnage. Pour qu’on soit vraiment avec les gens et non avec le plastique des bâches, le métal des barrières ou les slogans des tee-shirts. Certains plans paraissent plus construits que d’autres, comme ces scènes autour du canapé en extérieur où les danseurs viennent se reposer quelques minutes.
Quelle est la part de mise en scène dans Le Grand Bal ?
Je dirais que c’est plutôt un film où l’auto-mise en scène a été déterminante. Les danseurs choisissaient de venir sur le canapé alors que la caméra était devant, ou de ne pas en bouger quand on venait vers eux. On avait une sorte d’accord tacite. On tendait l’oreille aux discussions, on s’approchait, et les gens nous faisaient signe s’ils ne voulaient pas qu’on les filme, si les discussions étaient trop privées ou au contraire ne s’arrêtaient pas de discuter entre eux et faisaient même une place à la caméra. Beaucoup de danseurs et de danseuses ont joué le jeu, ils nous ont offert leurs discussions, et c’est exactement ce que j’espérais capter. Parce qu’au Grand Bal, soit on danse, soit on parle, et bien souvent on parle de danse, du bal et de ce qu’on y vit.
Vous dites dans votre film, en voix-off, qu’au sein du Grand Bal, on perd la notion du temps. Cette idée de perte de repères temporels, mais aussi en termes de modernité technologique, vous intéressait ?
C’était un de nos objectifs au montage : donner à vivre ce tourbillon. Mais c’était compliqué. On a essayé par exemple au début de ne pas prendre en compte l’alternance jour/nuit, mais le film avait du mal à tenir debout, ça ne marchait pas, et on est revenu à une structure plus chronologique. On a tenté de jouer sur la durée des séquences pour souligner la perte de la notion du temps, et sur le côté cyclique, sur le retour de certaines séquences. De penser le film, chaque journée, comme un cercle, sans début ni fin.
Dans Edmond, vous souleviez une théorie : un artiste, quel qu’il soit, ne ferait toujours que des autoportraits. On a tendance à vous donner raison ; à chacun de vos films, on a l’impression de lire une page de votre journal intime.
Oui je pense, comme Baudoin, que chaque film est un autoportrait. C’est vrai selon moi pour toutes les formes d’expressions artistiques. Et oui, Le Grand Bal est aussi une page de mon journal intime, comme l’ont été mes autres films. Ma vie et mes films sont très poreux. De manière générale, j’ai du mal à mettre des frontières, à cloisonner. Ma vie déborde dans mes films, mes films débordent dans ma vie. Tout se mêle et s’entremêle, j’ai du mal à le concevoir autrement.
À travers votre voix et vos paroles passe énormément de poésie. Pour votre texte, vous créditez plusieurs auteurs, dont Bobin. Comment l’avez-vous travaillé ?
Je raconte ce processus dans mon premier court-métrage, D’un chagrin j’ai fait un repos : je recycle, j’utilise des pensées d’occasion. Je lis, j’écoute, je note, je pioche à droite à gauche, et mes voix-off sont construites de cette manière, elles sont truffées de citations. Oui, j’ai emprunté par exemple une phrase de Christian Bobin. C’est comme un hommage pour moi, je les convoque. Il y a aussi un texte d’une danseuse, Natacha Devie, sur les moments difficiles que l’ont peut vivre en bal. Ce sont des emprunts, des textes en patchwork. J’adore travailler comme ça.
Dans vos œuvres, on décèle très souvent une volonté de transmission, de partage. Transmettre, c’est une sorte de mantra pour vous ?
Au départ, c’était inconscient. Avec le temps, plus j’avance, plus je me rends compte que c’est vraiment central dans mes films. Ça dépasse le simple intérêt : c’est ce qui me meut. La transmission, c‘est essentiel. C’est ce que j’aime filmer, et c’est ce qui donne du sens à la vie en général. Et ça m’obsède encore plus depuis que j’ai un enfant. Comment transmet-on les choses ? C’est un leitmotiv, un mantra oui.
On ressent également un grand amour pour le geste artistique dans vos films : celui d’Edmond Baudoin, celui, très chorégraphique et poétique, de la langue des signes, et enfin la danse du Grand Bal…
L’amour du geste, oui, mais pas uniquement le geste artistique. Je suis aussi admirative du travail de mes amis potiers, du geste artisanal. Ça dépasse l’expression artistique. Je suis admirative de tous ces métiers de geste, j’aime énormément la série de portraits qu’avait faite Alain Cavalier sur le sujet. Il y avait la fileuse, la matelassière, la relieuse… Il n’y a pas plus humain que ces gestes de la main, du corps. Le geste, et au-delà le mouvement, c’est l’expression de notre humanité. Dans Le Grand Bal, le corps est évidemment central : c’est un film sur le lâcher-prise, sur le voyage corporel, sur le désir aussi. Un désir d’expérience, de ressenti, de transmission encore. Oui c’est un film sur le désir, l’élan de vie. Un protagoniste du film dit une chose très belle sur ce lien entre la vie et l’envie. Je n’avais jamais écouté que dans « avoir envie », il y a « en vie ». Il y a tout dans la danse. Il y a le geste, le corps, mais il y a l’autre aussi. Comment vivre tous ensemble ? Ce Grand Bal m’apporte une forme de réponse. C’est un condensé de tout ce qui me fait aimer être vivante. Vous êtes-vous posé la question de la place de votre caméra pour filmer ces corps, des corps collectifs qui plus est ? En bal, je peux passer des heures à regarder les gens danser. J’ai délibérément donné aux chefs opérateurs la place que je prends naturellement : en bord de scène, entre les musiciens et les danseurs. Énormément de scènes du film ont été tournées dans cet entre-deux. J’aime observer ce lien invisible mais palpable, qui passe par l’ouïe, par les regards, et sentir l’énergie, la manière dont elle circule. C’est incroyable, cette osmose ! Sans musiciens, il n’y a pas de bal. Leur présence est essentielle. Et leurs singularités, leurs styles impriment complètement chaque bal. Et en font des moments uniques.
Qu’est-ce qui vous séduit dans ces musiques traditionnelles qu’on peut entendre au Grand Bal ?
Je raconte au début du film que c’est dans les années 90 que je suis allée à mon premier bal trad en Auvergne. Et je suis immédiatement tombée amoureuse de cette musique et de ces bals. D’abord parce que c’était un répertoire musical qui avait bercé mon enfance dans le Bourbonnais, où j’ai grandi, elles m’étaient familières, mais aussi parce que j’y ai senti des racines, un lien très fort avec le territoire. Elles étaient porteuses d’une histoire, elles n’arrivaient pas de nulle part. D’ailleurs ma grand-mère dansait ces danses. Pas mes parents. Elles ont sauté une génération grâce à tous ces gens qui ont fait du collectage depuis plus de 40 ans auprès des anciens. J’aime cette épaisseur historique. Et mêmes si les danses évoluent, qu’elles se métamorphosent vraiment, au grand désespoir de certains, cela reste des musiques et des danses vivantes et ancrées. J’aime voir tous ces jeunes danser une bourrée à 3 temps. Ça me touche beaucoup. Je nous sens reliés à nos anciens, à leur histoire. Dans ce bal, on voit 2 000 personnes partager la même passion, mais avec 2 000 personnalités différentes et autant de façons d’aborder la danse et le rapport à l’autre. Leurs confessions apportent une multitude de nuances à ces portraits. C’était très important dès l’écriture. Je ne voulais pas faire un film où l’on suit des personnages. Bien sûr, on peut voir à l’écran certains participants plusieurs fois, les repérer dans d’autres séquences, mais je voulais d’abord filmer un corps collectif, composé d’une multitude de singularités. Il m’importait d’aller écouter ces danseurs qui nous confiaient leurs manières d’être, de concevoir et de ressentir la danse, mais qui fassent avant tout partie d’un collectif. Aller de l’intime vers l’universel et du singulier vers le collectif. On a tenté de construire le film comme ça, avec Rodolphe Molla, le monteur, et ça a été tellement difficile ! C’est dur de jeter des bonnes séquences, même quand on sait qu’elles n’ont pas leur place dans le film. C’est un deuil à chaque fois. On a recueilli des discussions captivantes entre danseurs, mais qui sont passés à la trappe parce qu’il fallait rétablir la balance, veiller à ce que personne ne prenne le dessus au montage. Mais créer un grand tout, un grand corps collectif respirant à l’unisson, c’était l’une de mes convictions premières et on ne l’a pas lâchée. Autour de ce petit microcosme de la piste de danse, de nombreuses questions familières font leur retour. Les « pourquoi ne m’invite-t-il pas à danser ? », « est-ce que je devrais lui proposer ? », « et s’il disait non ? ». Cette piste de danse, finalement, c’est un véritable monde à taille réduite. Comme souvent dans les microcosmes, on retrouve en tout petit les grands enjeux qui traversent notre société. Par exemple, cet été-là, on sentait déjà les prémices du grand mouvement féministe de ces derniers mois. Dans pratiquement toutes les discussions, on arrivait à un moment à ces questions autour du rapport hommes/femmes, de la répartition des rôles à la question du genre. On pourrait faire un film entier sur le sujet rien qu’avec ces rushs. Il y a par exemple cette « causerie », que l’on voit dans le film. Les causeries au Grand Bal sont des temps de discussion et d’échanges sur un thème au moment de l’apéro. Ce jour-là, c’était un atelier sur les limites dans la danse. On y voit une jeune fille qui demande combien de femmes ont été gênées par une danse sans oser le dire. Les mains sont nombreuses à se lever… Et une autre lui répond que c’est difficile de dire non, d’exprimer son désaccord. Ce sont des questionnements qui, dans l’année qui a suivi, ont resurgi dans la presse et sur les réseaux sociaux. J’ai été surprise pendant le tournage devant la somme des discussions et la fréquence à laquelle le sujet revenait, je me suis dit qu’il y avait un truc, et que ça devait figurer au montage. Mais ce n’était pas quelque chose que je cherchais, ni ne m’attendais à trouver avec autant d’importance, dans cet espace, très bienveillant, protégé, contrairement au reste du monde. Au-delà du sexisme et du consentement, le film n’oublie pas de mentionner la part de dureté de la manifestation. Que ce soit celle faite au corps, liée à la fatigue, et aux nerfs, mais aussi celle des participants les uns envers les autres, quand il peut y avoir une forme d’exclusion. Pour beaucoup de gens, le premier bal peut être difficile. On est confronté à ses propres limites corporelles, physiques, mais aussi à ses aptitudes, ou à ce que l’on peut vivre comme des manques. On peut aussi avoir envie de faire passer le plaisir avant tout, celui de la « bonne danse » et dire non à une invitation, et que cela soit mal pris par d’autres danseurs. Une jeune fille le dit très bien dans le film « Ça touche un peu l’ego » ! On arrive tous avec nos bagages, nos valises, notre histoire, et on doit faire avec pendant une semaine, au milieu d’un concentré de vie, et de milliers de personnes 24h sur 24. Les questions qui nous taraudent se manifestent forcément de manière encore plus intense. La vie pour moi c’est comme une médaille. Il y a la face et le revers. Dans toute zone d’ombre il y a de la lumière et inversement. Au Grand Bal, c’est quelque chose qu’on vit de manière très intense. En cinq minutes, on peut vivre un moment de grâce et se prendre une grosse claque, d’une violence inouïe cinq minutes après. C’est un petit monde où on revit plus intensément tout ce qu’on peut vivre à l’extérieur. Mais c’est cette intensité qui me plait.
On sent chez vous un grand cœur de mélomane. Pourquoi, au milieu de ces musiques traditionnelles, avoir intégré cette chanson d’Etienne Daho et Dominique A, et pourquoi lui accorder cette place centrale ?
C’est un texte de Dominique A qui me touche depuis très longtemps, où il parle d’une prise de conscience, du temps que l’on passe à la surface des choses. Au Grand Bal, on vit intensément les rapports aux autres, parce que la danse ouvre des portes sur des inconnus, et parce que le temps nous permet de passer du temps à parler, échanger entre nous en profondeur. Et on prend conscience en comparaison du peu d’intensité qu’on met dans la vie de tous les jours. Cette chanson arrive après une de mes séquences préférées du film entre deux soeurs qui se parlent de leur complicité, de l’amour qu’elles se portent l’une à l’autre. Une séquence qui, même après l’avoir vue 200 fois, me donne toujours la chair de poule. Elle est un peu la quintessence de tout le film. J’aimais aussi beaucoup l’idée d’orchestrer une rupture forte avec une musique de studio très pop au sein de ce film où règne la musique diégétique. J’aime beaucoup ce genre de rupture formelle dans les films. La chanteuse Camille, qui était déjà présente dans J’avancerai vers toi avec les yeux d’un Sourd, signe ici la chanson du générique en compagnie de l’équipe du film.
Chez vous, sa musique devient à son tour une expérience collective.
Camille est une amie et vient souvent au bal avec moi. Elle fait partie de tous ces gens que j’aime qui ont disparu du film au montage. Je lui ai proposé de faire une chanson pour le générique et elle a eu, comme toujours, une idée fantastique : réunir tous les gens qui ont travaillé sur le film pour chanter ensemble le générique. Ça ressemble tellement au film, je ne pouvais imaginer mieux : un grand corps collectif qui chante. C’était une évidence. On a passé une après-midi très douce à chanter tous ensemble, gens de la technique, de l’organisation du bal, de la production, et même de la distribution, c’était beau. Elle aime beaucoup faire chanter les gens. Sa manière de travailler, d’être au monde, de le regarder, est très proche de la mienne. Et son travail me touche depuis toujours.
Scottish, cercle circassien, mazurka, bourrée, pizzica, hanter dro, gavotte de l’Aven, congo des landes… un petit mot sur les danses qui peuplent le film.
Certaines étaient dansées par ma grand-mère, la scottish, la mazurka, la bourrée bien sûr car elle vivait en Auvergne, mais je suis certaine que si elle était toujours là, elle trouverait que je les danse d’une manière bien différente d’elle. Elles sont pour la plupart liées à des musiques dites traditionnelles, transmises oralement de génération en génération. Souvent on n’en connait pas les auteurs et leur style est caractéristique d’un territoire géographique, qu’il est facile de reconnaître pour des oreilles habituées. La pulse, l’énergie et la manière de bouger n’est pas la même en Gascogne ou en Bretagne par exemple. C’était la musique populaire d’avant l’arrivée de la radio, de l’enregistrement, des disques. On l’écoutait dans les bals, les fêtes, elle était jouée par des musiciens. Elle était encore très vivante au début du 20ème siècle, et la génération de ma grand-mère a été témoin de sa quasi-disparition. Dans la mouvance de mai 68, des musiciens s’y sont intéressés, et ont décidé de sauver ce qui pouvait encore l’être de ce patrimoine menacé. Ils étaient jeunes, souvent citadins et formés à la musique dans les conservatoires. Ils ont commencé ce qu’on appelle un collectage : ils se déplaçaient dans les campagnes, à la recherche d’anciens qui se souvenaient encore de chants, de musiques, de danses. Ils les ont filmés, enregistrés, se sont réapproprié ces airs… C’est grâce à eux qu’aujourd’hui ces danses revivent de si belle manière, et peuvent continuer d’évoluer et se transformer comme elles l’ont toujours fait. Ce mouvement trad a créé dans son élan le mouvement folk : on puise dans des racines traditionnelles des mélodies, des paroles en les mélangeant à des influences plus récentes, avec d’autres instruments, des harmonies modernes, d’autres cultures musicales. C’est un grand métissage qui s’est opéré depuis quelques décennies, d’une richesse et d’une diversité foisonnantes. On peut s’amuser à suivre le chemin de chaque danse à travers ces époques … La mazurka, par exemple, une danse de couple, a une histoire fascinante. Elle viendrait de Pologne et serait arrivée autour de 1830 en France avec les migrants. Parmi eux, Frédéric Chopin, qui par ses compositions lui a donné une grande notoriété dans les salons bourgeois. Elle s’est ensuite répandue dans les campagnes, à la fin du 19ème, jusque dans les bals musette, et jusqu’à ma grand-mère, dans son village de l’Allier. Elle la dansait de manière très sautillante, car les musiciens lui impulsaient alors un rythme très énergique en Auvergne. Aujourd’hui, on danse plutôt une forme de mazurka qui a été collectée en Gascogne dans les années 70. Elle s’est imposée sur les parquets en devenant un peu le slow des bals, certains l’appellent même la mazurka chamallow pour en rigoler. Elle est plus coulée, plus glissée, plus langoureuse, avec une infinité de variantes. On peut aussi parler du cercle circassien, une danse collective, en cercle, où l’on change de partenaire à chaque cycle musical. Il est d’origine écossaise, il a été repris par le mouvement de l’Education Nouvelle au début du 20ème siècle, puis il est devenu très populaire dans le milieu folk des années 70. Aujourd’hui c’est un hit des bals folks. Certains disent qu’il permet de repérer ceux ou celles qu’on a envie d’inviter après ! Pour finir, la bourrée d’Auvergne, qui se danse à deux ou à quatre. Son origine n’a jamais pu être précisément déterminée. On en trouve trace dans des écrits pour la première fois en 1665. Elle a traversé les siècles, en évoluant bien sûr, sans grande rupture, même si elle est tombée en désuétude comme les autres danses au 20ème siècle. C’est émouvant de penser à ça quand on regarde tant de jeunes la danser aujourd’hui. Merci à Marc Lemonnier pour son texte qui a inspiré cette dernière page.
Les projections en entrée libre – dans la limite des places disponibles – se déroulent à Paris, dans le 2e arrondissement, près de la rue Montorgueil :
Salle Jean Dame, Centre sportif Jean Dame17 rue Léopold BellanMetro : Sentier (L3) ou Les Halles