VENDREDI 31 JANVIER 2020 à 19 h 30 : Voyage à Tokyo, de Yasujiro Ozu
Voyage à Tokyo
de Yasujiro Ozu
Japon – 1953 – 2h 16′
Un couple âgé entreprend un voyage pour rendre visite à ses enfants. D’abord accueillis avec les égards qui leur sont dus, les parents s’avèrent bientôt dérangeants. Seule Noriko, la veuve de leur fils mort à la guerre, semble réellement contente de les voir et trouve du temps à leur consacrer. Les enfants, quant à eux, se cotisent pour leur offrir un séjour dans la station thermale d’Atami, loin de Tokyo…
Critikat – Un voyage avec Ozu, par Romain Lecler
Le voyage à Tokyo, c’est celui de deux parents venus rendre visite à leurs enfants partis depuis longtemps pour la capitale. Ils délaissent leur campagne, leurs habitudes, pour rejoindre, par le chemin de fer, cet espace urbain et tentaculaire qu’est Tokyo: «si on se perdait, on ne pourrait jamais se retrouver», dit la mère. La famille encaisse le choc des retrouvailles, non sans quelques anicroches. À travers ce film et cette famille, Ozu évoque le Japon de l’après-guerre qui vit brutalement l’irruption de la modernité. Un des fils est mort à la guerre; sa veuve, Noriko, incarnée par l’égérie d’Ozu, Setsuko Hara, noue des liens très forts avec ses beaux-parents – un sentiment de solitude et d’abandon les unit. Voyage à Tokyo (1953) développe d’un coup nombre des thématiques chères au cinéaste : l’abandon des parents par les enfants qu’on retrouve dans Le Goût du saké (1963) ou Printemps tardif (1949), l’insolence adolescente de Bonjour (1959), la relation privilégiée mère-fille de Fin d’automne (1960), les difficiles rapports parents-enfants de Dernier caprice (1961). Ozu franchira un nouveau cap en s’attaquant à la couleur et en épurant encore davantage ses récits. Mais Voyage à Tokyo reste un film à découvrir absolument.
On peut dire du Voyage à Tokyo ce qu’on a coutume de souligner dans les derniers films de Ozu, ceux des années 50, qui sont formellement les plus achevés. On peut parler de son esthétique du plan fixe : la caméra ne bouge pas, devient comme une fenêtre plantée sur le monde. Parce qu’on est au Japon et que les conversations s’y déroulent assis sur le tatami, Ozu place petit à petit cette caméra à hauteur du sol. Quelques plans à hauteur d’homme, au début du film, montrent encore une relative hésitation face à ce parti-pris. Ce sont des plans qui disparaîtront par la suite. D’Ozu, on connaît également ces fameux plans vides, simples prises de vue du réel, d’ordre quasi-documentaires. Il peut s’agir de cheminées d’usine, d’un fleuve, d’un quartier, d’une baie, de linge qui sèche devant une route en surplomb, d’un couloir ou d’un quai vide. Le réalisateur les intercale au montage entre chaque séquence, comme pour redire le rôle d’enregistrement de la réalité qu’il assigne à la caméra. En quelque sorte ces plans vides sont plus que pleins. Ils sont aussi l’illustration du travail du maître sur la notion de temps, dont l’image montre le caractère fluctuant et inéluctable. C’est ce qui fait la densité du cinéma d’Ozu : le temps qui passe, c’est celui qui sépare le Japon traditionnel de celui de la modernité, celui qui sépare les parents en kimono des enfants en costumes occidentaux. On est au cœur de son cinéma: ce qui l’intéresse, c’est le passage d’une époque à une autre. C’est pourquoi la famille est son lieu d’expérimentation préféré. Chaque événement, qu’il soit heureux (combien de mariages chez lui ?) ou malheureux (combien de décès aussi ?) marque la fin d’une époque: les enfants quittent les parents, les parents quittent les enfants. Voyage à Tokyo est ainsi non seulement une parenthèse – le dernier voyage des parents à Tokyo. Mais c’est aussi la conclusion d’une période : au retour du voyage, la mère meurt.
Que retenir de ce Voyage à Tokyo? D’abord des idées de cadrages magnifiques. On a ainsi des premiers plans très travaillés, où l’on surprend par exemple un bébé sous cloche, ou une lampe allumée (construction de plan qu’on retrouve systématiquement chez Wong Kar-Wai). Ils expriment le travail de cisèlement effectué par Ozu sur le plan fixe. Il faut aussi admirer ce plan très large où l’on voit le vieux couple silencieux des parents assis sur la jetée, en bord de mer. Après avoir échangé quelques mots en plans serrés, ils repartent, toujours aussi silencieux et toujours en plan large. Visuellement et picturalement, l’émotion est à son comble. Le plan large dit autant la vieillesse solitaire des parents que la tendresse et l’affection qui les unit. Lire la suite
Cinéclub de Caen – Jean-Luc Lacuve
Voyage à Tokyo est la chronique d’une famille dispersée. Ozu articule autour d’une trame narrative centrale très simple, des scènes où ne sont présents qu’un nombre limité des membres de cette famille. Ils ne seront jamais réunis tous ensemble, car lorsque le jeune fils arrive enfin au chevet de sa mère, elle sera déjà morte. Le récit ozuien coule avec sa fluidité habituelle, d’un personnage à un autre, de l’intrigue principale à une intrigue secondaire, à tel point que cette distinction devient caduque. Ce nivellement, cet aplanissement dramaturgique n’engendre pourtant pas de la monotonie, et n’interdit pas certains heurts. La dernière scène du film, remarquable exemple de concision et de lyrisme, se permet, en dépit du contexte plus enclin au recueillement, des effets de rupture qui montrent, une fois encore, que l’on ne peut définir le style d’Ozu comme une esthétique ascétique prônant la réduction des moyens d’expression, mais qu’il est, au contraire, une réserve inépuisable de variations, de résonances, de surprises (ce qui est, reformulée, la thèse centrale de la remarquable monographie que lui a consacré Shiguehiko Hasumi, parue aux éditions des Cahiers du Cinéma).
DVDclassik (extrait)
Voyage à Tokyo est la plus réussie des oeuvres d’Ozu traitant de l’ingratitude, de l’impiété filiale (le même thème avait été traité notamment dans Les Frères et sœurs Toda qui date de 1941). Sensible aux bouleversements culturels du Japon de l’après-guerre, Ozu ne dresse cependant pas un froid constat sociologique de la détérioration des liens familiaux, son cinéma est tout sauf didactique. Son discours n’est ni passéiste ni moralisateur, Ozu est le cinéaste de la résignation face aux réalités douloureuses de la vie, ou plutôt de l’acceptation (terme moins négatif) de ce qu’il appelle le cycle de la vie (dont les différentes étapes constituent la source inépuisable de ses récits). Réalisant l’égoïsme du reste de sa fratrie, la jeune sœur proclame que la vie est décevante, ce que confirme laconiquement sa belle-sœur. Ozu ne condamne jamais ses personnages. Les portraits qu’il dresse des deux enfants vivant à Tokyo ne sont pas très flatteurs, ils sont même d’une cruelle lucidité, pourtant c’est la belle-fille, le personnage le plus vertueux du film qui, loin de les condamner, au contraire, excusera leur comportement égoïste. La description des personnages n’est jamais univoque et si certains traits de caractères sont grossis, parfois jusqu’à la caricature (la pingrerie du frère et de la sœur), Ozu sait adoucir le dessin par une révélation qui éclaire d’un jour nouveau leur personnalité. Nous découvrirons ainsi par la fille ingrate, que le père a changé depuis la naissance de leur petite sœur, qu’il ne boit plus autant ; que le bon vieillard dont nous nous sommes pris d’affection n’était pas pour elle le bon père qu’il est devenu avec sa plus jeune fille. Son manque d’égard trahirait les ressentiments légitimes d’une fille délaissée, témoin désemparé des faiblesses du père.
Comme souvent chez Ozu, l’on se situe avec Le Voyage à Tokyo en plein drame familial. L’éternel sujet du réalisateur, l’évolution de la famille japonaise et sa lente dissolution du fait d’évolutions sociétales, est décliné sur un mode proche de nombreux films qu’il avait tourné depuis le début de sa carrière. Il parvient néanmoins, et peut-être pour la première fois, à évoquer ici l’intégralité des thèmes qui lui étaient chers. Nous assistons donc, au travers du voyage de ce couple de vieillards, non seulement à la rupture entre deux générations et au choc entre tradition et modernité, mais surtout à l’inexorable passage du temps qui finit toujours par abandonner l’Homme face à une solitude totale. Il existe, derrière la paisible façade de ses films, une réelle cruauté dans le cinéma d’Ozu, un regard dénué de tout idéalisme et qui se reflète dans celui, désenchanté, que les parents posent sur le sort de leur progéniture, des enfants qui se seront montrés incapables de concrétiser l’espoir placé en eux. Loin du film tokyoïte auquel l’on pouvait s’attendre, le réalisateur, qui aura souvent filmé cette ville, ses fumantes cheminées d’usine et son linge qui sèche au vent, se borne à décrire ce malaise entre proches devenus étrangers au gré du temps.
L’anonymat du regard
Composé presque uniquement de plans fixes avec cette fameuse caméra « au ras du sol », la très légère contre-plongée et une composition du cadre d’une précision inimitable, Le Voyage à Tokyo exhibe le style d’Ozu porté jusqu’à son paroxysme. Lorsqu’il se permet une rare exception à la règle, par un travelling ou une position de caméra inhabituelle – comme ce plan magnifique au bord du lac d’Atami – l’effet ne s’en trouve que renforcé, la rupture provoquant une attention décuplée de la part du spectateur qui s’investit plus que jamais dans l’histoire. Obéissant à l’infernale logique de sa mise en scène, le réalisateur parvient ainsi à impliquer le spectateur dans le récit d’une manière tout à fait unique. Au plus près des personnages, la caméra nous invitant littéralement à prendre place sur les tatamis au milieu des parois shoji, nous sentons leur souffle mais leur restons irrémédiablement distants, la narration s’interdisant tout effet d’identification manipulateur ; toute forme d’empathie stimulée par l’artifice.
Chez Ozu, nous sommes toujours ainsi : au plus près de l’action mais posant un regard lointain sur l’image devant nos yeux. Cette distance est une forme de pudeur, la retenue narrative permettant à Ozu de nous conter la vie dans ses détails les plus intimes et à se montrer, tout en évitant sensiblerie et sensationnalisme, parfois capable d’une extrême brutalité à l’égard des sentiments du spectateur. Le cinéma d’Ozu est un cinéma des interstices, de ces faits et gestes anodins qui se répètent instinctivement, de façon quasi-mécanique à force d’habitudes, mais dont les infimes décalages en disent bien plus long qu’une trop lourde et évidente dramatisation du récit. En se bornant à la plus stricte obéissance des règles stylistiques qu’il se sera lui-même imposé, Ozu refuse de diriger notre regard – plus précisément notre lecture des images – nous laissant y chercher un sens ou une émotion et nous impliquant, par l’anonymat même de sa narration, le plus étroitement dans la vie de ses personnages.
On aura souvent taxé Ozu de formalisme excessif, que ce soit au Japon ou en Occident, mais Le Voyage à Tokyo est la parfaite démonstration que le minutieux soin apporté à l’esthétique de son œuvre est justement ce qui élève la plus simple des histoires au rang de la parabole révélatrice, c’est à dire l’outil qui permet au cinéma de transcender son statut de simple divertissement. Sa direction d’acteurs rigide attira de violentes critiques, mais rarement aura-t-on été aussi ému que par le subtil désenchantement de Chishû Ryû dans son rôle de père vieillissant ou l’infinie grâce de Setsuko Hara dans celui de la bru devenue veuve. Malgré cette mélancolie ambiante, il y aura de grands moments de vitalité aussi, comme la joyeuse beuverie entre amis qui s’étaient longtemps perdus de vue, et d’intense chaleur humaine, notamment lorsque Noriko hébergera sa belle-mère le temps d’une nuit hantée par la figure de l’absence que constitue ce mari/fils disparu. Mais chaque instant de bonheur nous fait oublier une triste réalité et, si la dérive des deux générations souligne à quel point les Hommes appartiennent à leurs époques respectives, l’éveil des regrets et fantômes refoulés que provoque Le Voyage à Tokyo des Hirayama affirme que nos vies, elles, appartiennent à jamais au temps.
Les projections en entrée libre – dans la limite des places disponibles – se déroulent à Paris, dans le 2e arrondissement, près de la rue Montorgueil :
Salle Jean Dame, Centre sportif Jean Dame17 rue Léopold BellanMetro : Sentier (L3) ou Les Halles