MERCREDI 21 SEPTEMBRE 2022 à 20 h : OUISTREHAM, de Emmanuel Carrère
Ouistreham
de Emmanuel Carrère
France – 2021 – 1h 47’
Avec Juliette Binoche, Hélène Lambert, Léa Carne, Évelyne Porée, Patricia Prieur, Émily Madeleine, Didier Pupin
Marianne Winckler, écrivaine reconnue, entreprend un livre sur le travail précaire. Elle s’installe près de Caen et, sans révéler son identité, rejoint une équipe de femmes de ménage. Confrontée à la fragilité économique et à l’invisibilité sociale, elle découvre aussi l’entraide et la solidarité qui unissent ces travailleuses de l’ombre.
Librement adapté de l’œuvre Le Quai de Ouistreham de Florence Aubenas, éditée par Les Editions de l’Olivier
Dossier de presse
Entretien avec Emmanuel Carrère
Avant d’envisager ce film, aviez-vous déjà lu Le Quai de Ouistreham de Florence Aubenas, où elle se fait passer pour une demandeuse d’emploi et devient femme de ménage ?
Oui, à sa sortie. Comme tous ses lecteurs, je l’ai trouvé formidable, comme tous les reportages de Florence Aubenas, qui était et demeure la meilleure chroniqueuse de la France d’aujourd’hui. Mais on m’aurait beaucoup surpris en me disant que je me retrouverais un jour à l’adapter au cinéma.
Comment l’affaire s’est-elle enclenchée ?
Pendant longtemps, elle ne voulait pas que son livre soit adapté. Beaucoup de gens s’y sont intéressés, mais devant sa réticence, ils se sont lassés. Juliette Binoche, qui avait envie de jouer le rôle principal, a fait preuve de sa ténacité habituelle : elle l’invitait à dîner tous les ans en lui demandant : « Quand est-ce qu’on le fait, ce film ? » Et un jour, Florence Aubenas – je n’ai toujours pas bien compris pourquoi – a cité mon nom, en disant qu’il lui paraissait intéressant que je sois associé au projet. Juliette ne me connaissait pas, elle m’a appelé. Nous nous sommes rencontrés d’abord à trois, puis à deux quand Florence Aubenas nous a dit : « C’est votre affaire, je ne veux pas m’en mêler. » Elle m’a pour ainsi dire adoubé, étrangement, alors que je ne suis pas principalement cinéaste. C’est merveilleux, quand quelque chose vous vient de l’extérieur, comme une commande, de s’apercevoir que cela vous touche d’aussi près. En cherchant à faire un scénario original, je n’aurais pas forcément trouvé un projet où je me sente à ce point à ma place.
Cela répondait-il à un désir pour vous de revenir au cinéma ?
C’est plutôt l’occasion qui a créé le larron. J’ai aimé faire les deux films que j’ai réalisés, l’un documentaire (Retour à Kotelnitch), l’autre de fiction (La Moustache), et celui-là, c’est un drôle de mélange des deux : à partir d’un matériau documentaire, au lieu de se superposer au reportage, il y a un éloignement, une façon de se déporter vers la fiction. Le film contient un enjeu fictionnel qui n’est pas du tout dans le livre.
Justement, comment avez-vous abordé l’écriture du scénario, notamment le fait de vous recentrer sur un personnage qu’elle rencontre, alors que le livre se présente comme une chronique « chorale » ?
Il y a eu un premier travail d’adaptation qui a abouti à un scénario écrit avec Hélène Devynck. Après beaucoup de tâtonnements, nous sommes passés d’une adaptation très proche du livre à cet enjeu dramatique : l’idée d’une amitié qui se noue de façon plus étroite et plus intime que les autres – alors que dans le livre il est question de compagnonnage, d’une camaraderie de travail très forte, mais pas d’un lien intime. J’ai donc choisi de traiter ce lien, cette amitié, et leur conséquence : le sentiment de trahison quand la protagoniste révèle qui elle est.
Ce n’est pas dans le livre, ça ?
Non, ça n’y est pas, et à mon avis pour deux raisons. D’abord, Florence Aubenas a pris grand soin que ça n’arrive pas. Elle sait jusqu’où elle a le droit d’approcher les gens qu’elle décrit, elle a des espèces de garde-fous déontologiques que n’a pas l’héroïne du film, d’une certaine façon plus naïve. Et puis, même si elle s’est posé au long de son immersion toutes les questions morales que pose le film, et ça m’étonnerait beaucoup qu’elle ne se les soit pas posées, elle a gardé le silence là-dessus. Clairement, c’était un livre sur les gens qu’elle décrivait, pas sur ses états d’âme à elle.
Alors que vous… vous avez introduit dans cette chronique sociale vos thèmes récurrents depuis L’Adversaire : l’imposture et le mensonge…
Florence pense que ses états d’âme ne sont pas intéressants. Moi, ce n’est pas un mystère, j’ai tendance à en faire des caisses avec les miens. Cela fait de Marianne Winckler une sorte de chimère, un croisement de Florence et de moi. C’est pourquoi j’ai non seulement changé son nom, mais précisé explicitement qu’elle n’est pas journaliste, mais écrivain. Même si, à mon sens, Florence Aubenas est l’un des meilleurs écrivains français, elle refuse le mot et se revendique comme journaliste.
Quelle a été votre méthode de travail, à partir de la première version du scénario ?
Notre méthode a été de commencer le casting très en amont, avec la directrice de casting Elsa Pharaon. J’ai passé énormément de temps à Caen, nous avons rencontré beaucoup de gens. Depuis le début, il était établi que face à Juliette Binoche, nous ne prendrions que des non professionnels. Deux personnages du livre ont joué leur propre rôle : Nadège, la contremaître du ferry, et Justine, qui fête son pot de départ. Elles deux, c’est un peu Ouistreham-Canal historique. Evelyne Porée, qui joue Nadège – la première que j’ai vue – m’avait été adressée par Florence Aubenas, dont elle était restée assez proche. Notre rencontre a eu quelque chose de magique : après avoir fait un petit essai, en trente secondes elle s’est aperçue qu’elle adorait jouer ! Comme une évidence : une autorité et une justesse dont elle ne s’est jamais départie.
Comment se déroulait le casting ?
C’était varié : soit des improvisations sur des thèmes du film, soit des discussions où ils parlaient d’eux. Une fois le casting terminé, pendant les six mois qui ont précédé le tournage, nous avons fait des ateliers à Caen, une fois tous les quinze jours. C’était une façon d’apprendre à se connaître, y compris les acteurs entre eux. Nous avons créé une sorte d’effet de troupe. Tout le monde était content de ces retrouvailles bimensuelles, sans enjeu, filmées avec une petite caméra. C’est ainsi que nous sommes arrivés en douceur au tournage.
Quand s’est opéré le choix d’Hélène Lambert qui joue Christèle ? Étant donné son importance, vous auriez pu prendre une professionnelle…
Si nous avions choisi deux comédiennes pour les rôles principaux, avec les autres qui feraient plus ou moins de la figuration derrière elles, c’aurait été un peu déplaisant. Et l’énorme apport de Juliette Binoche a été d’accepter de jouer à égalité avec les autres. Je m’attendais à ce qu’elle soit une extraordinaire comédienne, mais j’ai été surpris qu’elle soit si humble et généreuse… Au départ, les filles l’attendaient quand même avec des escopettes, la star de Paris ! Elle les a très vite conquises, tout est devenu naturel, amical. Pour revenir à Hélène, il y a en elle une espèce de colère, une âpreté, qui explosent dès la première scène à Pôle Emploi, la première que nous avons tournée. Nous l’avons travaillée en improvisation, et elle y a mis une violence beaucoup plus grande que celle du dialogue original. Le contact avec Juliette a fait le reste. Je dirais honnêtement que Juliette Binoche a dirigé les acteurs au moins autant que moi, pas du tout en leur donnant des instructions, mais dans sa façon de jouer avec eux.
Aviez-vous le sentiment que Juliette Binoche travaillait beaucoup par elle-même ?
Elle travaille tout le temps ! Déjeuner avec elle, c’est travailler. Et puis n’oublions pas qu’elle est à l’origine du film, que son désir a préexisté au mien. C’était son projet. Mais ce qui m’a le plus étonné, c’est qu’elle soit si gentille. C’est vraiment le mot.
Le personnage de Cédric est le plus proche du livre…
Absolument, et Didier Pupin s’est très simplement coulé dans le personnage. Les jours où nous filmions ses tête-à-tête avec Juliette réjouissaient toute l’équipe, par le charme que dégageait leur relation. On savait que ce seraient des journées faciles, détendues. En fait, « diriger des acteurs », je ne sais pas vraiment ce que ça veut dire. Au commencement du tournage, comme j’étais le metteur en scène, je pensais que je devais leur donner des indications, leur dire ce que leurs personnages étaient supposés éprouver. Au bout de trois ou quatre jours, Juliette Binoche m’a pris à part : « Je voudrais te demander un truc : dans les premières prises, ne cherche pas à me diriger. Laisse-moi faire à mon idée, trouver toute seule. Ensuite, si tu n’es pas satisfait, bien sûr, dis-le moi… » Ce jour-là, j’ai pris une bonne leçon de direction d’acteurs : j’ai encore moins qu’avant cherché à diriger – et pas seulement elle.
Comment avez-vous conçu la mise en scène et le découpage du film ?
Mon grand complice était le chef opérateur Patrick Blossier, avec qui j’ai déjà travaillé auparavant et que j’adore. Avec des collaborateurs aussi expérimentés que lui et Jean-Pierre Duret au son, on sait que le navire va arriver à bon port ! Patrick sait tout faire, il a travaillé avec Costa-Gavras comme avec Cavalier. Nous nous sommes accordés sur une mise en scène classique et discrète, en nous disant que c’était le meilleur moyen d’attraper le maximum de l’interprétation. Et Patrick a souvent des idées merveilleuses. Il a insisté, par exemple, pour que je demande aux producteurs ces deux choses assez exceptionnelles : une journée de brouillon au début du tournage, une journée de ratures à la fin. Avant le premier jour de tournage, on a fait une fois, à blanc, d’un bout à l’autre, la scène de Pôle Emploi. Et on avait – prévue à la fin et sanctuarisée – une journée hors plan de travail pour faire ce qu’on voulait, des choses qui nous manquaient et qu’on pensait avoir ratées… Cette double exigence a d’abord intrigué Olivier Delbosc et David Gauquié, les producteurs, et puis comme ce sont des gens ouverts, toujours partants pour tenter des trucs, ils ont dit oui, allons-y. Alors que deux jours vides, non attribués, dans un plan de travail serré, c’est vraiment inhabituel…
Vous contrôlez beaucoup, sur le plateau ?
Pas vraiment. Le crédit que je me fais comme metteur en scène, c’est que j’aime mieux ne pas trop faire. Je préfère laisser faire, laisser advenir, déléguer. Je pense que c’est aussi pour cela que l’ambiance de ce tournage pourtant très fatigant – sept semaines en changeant tout le temps de décor, souvent de nuit, et souvent dans des conditions aussi difficiles que celles du ferry – a été très agréable, chacun sentant qu’on lui faisait confiance, et qu’il pouvait apporter le meilleur de lui-même.
Avez-vous tourné à plusieurs caméras ?
On a eu recours à une configuration un peu particulière. J’ai fait une sorte de mariage de mes deux films précédents, en faisant non seulement appel à Patrick Blossier, mais aussi à Philippe Lagnier, qui était l’opérateur et mon coéquipier principal pour Retour à Kotelnitch. Ce n’est pas un directeur de la photo de cinéma, mais un opérateur et réalisateur de documentaires ; il est habitué à travailler tout seul, avec éventuellement un preneur de son. Je lui ai proposé deux choses. D’une part, tenir la seconde caméra de façon assez classique, pour des scènes à plusieurs personnages ou dans certains décors pour gagner du temps ; d’autre part, quelque chose de plus spécifique. Je lui ai dit : « Pendant le tournage, quand tu n’es pas occupé à la deuxième caméra, va te promener et fais les plans que tu veux. Je ne veux pas les voir, je ne veux pas non plus que la production les voie, je veux les découvrir au montage. » On appelait ces plans les « plans-mystère ». C’était comme les journées brouillons et ratures, une petite particularité un peu bizarre du tournage, un thème de conversation mi-amusée mi-intriguée au sein de l’équipe. Finalement, Philippe est revenu avec une quarantaine de ces plans- mystère, en me disant qu’il serait bien content si j’en gardais un ou deux. Il y en a vingt-quatre dans le film ! Ils sont incroyablement beaux. Je suis heureux d’avoir fait confiance au regard poétique de Philippe Lagnier, en me disant : cela va enrichir le film d’une façon que je ne connais pas, que je ne soupçonne pas. D’une façon générale, j’aime bien que les choses m’échappent, ne pas tout contrôler. Plus on laisse d’initiative à des collaborateurs de talent, très investis dans le projet, et plus il se passe de choses surprenantes.
Comme le film est inspiré du réel, un enjeu essentiel est que le film sonne juste…
J’espère que c’est le cas. Ce que je me suis toujours dit, c’est que, quelle que soit ma courte expérience de metteur en scène, si l’alchimie prend entre Juliette Binoche et les autres acteurs et actrices, le film méritera d’être vu. Et j’ai été assez tôt rassuré là-dessus, je le sentais quand on tournait. Je voyais leur plaisir à jouer ensemble.
Les images des migrants sur le bord de la route étaient-elles prévues avant le tournage ?
C’était délicat. Il y a des migrants à Ouistreham, c’est un fait sur lequel il est difficile de faire l’impasse. D’un autre côté, je me méfiais de la bonne conscience de gauche qui imposait de leur faire un sort, comme on coche une case. Nous avons tourné une scène assez spectaculaire avec de faux migrants. Je l’ai trouvé révoltante, je savais dès qu’on est rentrés à l’hôtel qu’on la couperait au montage. Je n’ai même pas voulu regarder les rushes. En revanche, Philippe a tourné de très beaux plans documentaires, seul, près du port de Ouistreham. On les voit, avec d’autres au bord de la route, la première fois que Marianne va au ferry avec Christèle. Je pense que ces plans, et la phrase de Christèle sur le Soudan, montrent assez bien la place que les migrants ont dans la vie de ces femmes : ils sont là, elles les voient, elles passent, ils s’effacent dans la nuit, c’est tout.
La musique joue un rôle important…
Un ami m’a conseillé Mathieu Lamboley, un jeune compositeur qui, même s’il a déjà de l’expérience, n’est pas encore une star de la musique de film. Il a, en plus de son talent, la souplesse et la disponibilité des gens pas trop installés. Je lui ai montré un premier montage en lui disant que j’avais envie d’une « vrille » un peu lancinante. En un week-end, il m’a proposé ce qui allait devenir le thème principal. Cela m’a tout de suite convaincu, ainsi qu’Olivier Delbosc, qui aime vraiment la musique et s’y intéresse activement. Le plus agréable, c’est que Mathieu a commencé à travailler plus tôt que d’habitude, en cours de montage : cela nous a permis de chercher à trois.
Ce film augure-t-il pour vous une nouvelle voie vers le cinéma de fiction ?
Je n’en ai encore aucune idée. Mais je suis content de l’avoir fait parce que c’était inattendu, parce que je n’y aurais pas pensé spontanément : l’expérience a été passionnante et heureuse. Et j’y ai beaucoup appris sur les acteurs, autant de Juliette que de ses partenaires.
Extraits d’un entretien réalisé par Yann Tobin à paraître dans Positif.
Entretien avec Juliette Binoche
Quand avez-vous rencontré le récit de Florence Aubenas Le Quai de Ouistreham ?
Probablement en 2010 lors de sa publication. C’est Cédric Kahn qui m’a recommandé sa lecture avec le projet d’une adaptation pour le cinéma. J’étais évidemment enthousiaste. Mais peu après Cédric m’a dit de laisser tomber, Florence Aubenas refusant de céder ses droits d’adaptation, ce qu’elle m’a confirmé quand je lui ai posé directement la question. Pour elle, c’était de l’histoire ancienne sur laquelle elle n’avait pas envie de revenir au cinéma.
Dix ans plus tard, le livre est quand même devenu un film…
Je suis assez têtue quand un projet me tient à cœur. J’ai donc une nouvelle fois relancé Florence qui m’a dit alors que la seule façon qu’elle accepte, c’est que ce soit Emmanuel Carrère qui écrive le scénario. Mais Emmanuel n’était pas disponible, il était en train de travailler sur son roman, Le Royaume. Pour ferrer le poisson, j’ai suggéré qu’Emmanuel non seulement signe l’adaptation mais réalise le film. Au terme de plusieurs dîners avec Emmanuel et Florence, elle a donné son accord. J’ai rencontré un producteur qui, par hasard, était sur le même projet d’une adaptation du Quai de Ouistreham. Ça prenait tournure mais je voulais non seulement jouer dans le film mais le produire. Ce qui pour des raisons diverses m’a été refusé. J’ai vécu ce rejet comme une humiliation injuste. Cela dit, comme le grand sujet de Ouistreham, c’est l’humiliation des femmes, ultérieurement cela m’a servi.
Quand on s’appelle Juliette Binoche, une actrice connue et reconnue, comment fait-on pour se faire accepter par des femmes qui, non professionnelles, jouent leur propre rôle de femmes de ménage ?
Mon père était à l’agonie, je suis arrivée sur le tournage cassée et épuisée. C’est dire que j’étais immédiatement au diapason physique et mental que je devais traverser dans le film, et les femmes qui jouaient dans le film l’ont immédiatement senti. J’ai toujours eu envie de jouer une femme de ménage, comme rentrer dans l’univers de l’autre. Lorsque ma grand-mère polonaise est arrivée en France pendant la deuxième guerre mondiale, elle a exercé pour survivre des petits boulots de ce genre. Ma mère aussi a fait des ménages jeune étudiante. Et moi de même quand j’étais étudiante j’ai fait des petits boulots. C’est donc une longue histoire familiale qui m’est toujours très présente, une longue histoire de la démerde.
Est-ce que vous vous êtes documentée sur le cas précis de ces femmes qui triment à bord des ferry-boats ?
Pour la préparation des Amants du Pont-Neuf de Leos Carax, j’ai passé du temps incognito dans la rue et à l’asile de nuit de Nanterre qui accueillait les SDF en perdition. Au terme d’une de ces nuits, je suis rentrée en bus à Paris avec un monsieur d’origine indienne qui ne savait pas que j’étais une actrice en « repérage ». Il a sorti un billet de 500 francs de sa poche et m’a dit, « si tu veux, on peut le dépenser ensemble. » J’étais très touchée mais ça ne remettait pas en question mon désir et mon droit d’incarner une fille qui vit dans la rue. C’est la même chose pour mon rôle dans Ouistreham. Il n’y a pas de culpabilité à avoir, le but c’est de faire comprendre la vie de ces quasi-esclaves domestiques et si possible de changer les consciences sur leur condition misérable. C’est exactement ce qui s’est passé avec le livre de Florence qui heureusement a été un grand succès et qui je pense, j’espère, a fait évoluer la condition des gens de ménage. Rendre visibles les invisibles.
Avez-vous relu le livre avant le tournage ?
Oui, bien sûr mais surtout le scénario d’Emmanuel Carrère et Hélène Devynck, qui est une variation plus qu’une adaptation. Il tenait par lui-même comme un nouveau fruit ayant poussé sur l’arbre planté par Florence, avec son noyau, sa chair, sa peau. Le film doit tout au livre et en même temps, il y a greffé sa singularité.
La plupart des actrices ne le sont pas, elles jouent l’histoire de leur vie quotidienne…
J’ai passé beaucoup de temps à discuter avec ces femmes. Surtout avec Hélène Lambert, sans doute le tempérament le plus rétif de la bande. Elle développait autour d’elle un blindage très puissant pour se protéger avant de décider si oui ou non elle allait aimer jouer ce rôle qui n’en était pas un, et surtout m’accepter. Cela a pris le temps nécessaire et puis d’un seul coup, entre deux prises, elle s’est livrée : sa vie de mère célibataire en charge de trois jeunes enfants, ses galères diverses, ses marches à pied de plusieurs kilomètres au petit matin pour rejoindre son lieu de travail, ses relations familiales. Avant de tenir un rôle, mon rôle c’était de m’occuper de ces quelques femmes pour les rassurer et les convaincre qu’elles étaient tout à fait capables d’endosser la responsabilité heureuse de montrer les arrières-mondes de leurs métiers, un peu comme on apprend à quelqu’un à danser. Hélène Lambert, Léa Carne, Emily Madeleine, Evelyne Porée, etc. Elles sont toutes formidables.
Et vous, qu’avez-vous appris d’elles ?
J’étais là pour elles, elles étaient là pour moi. Je sais ce que c’est le travail. Mais travailler pour ne rien gagner ou presque, littéralement les mains dans la merde, je ne l’avais pas imaginé à ce point. Et puis les kilomètres à parcourir chaque matin aux aurores ou le soir tard, à des horaires où les gens sont encore chez eux. Et puis surtout elles m’ont appris que même au fin fond de la misère, il y a un besoin d’amitié, de déconnades, d’éclates. Ensemble, on a beaucoup ri.
Dans ce film de femmes, il y a quelques hommes, dont un certain dragueur très attachant…
C’est Didier Pupin qui joue ce rôle avec grande tendresse. A l’époque, il travaillait chez Saint-Maclou, il m’a expliqué comment poser la moquette !
Il y a aussi les deux travailleurs noirs, d’une grande beauté et pas seulement physique. Sur le ferry-boat ou à la pause, ils sont tous deux proposés à la joie de vivre, de rire et parfois de chanter, malgré tout.
Ouistreham, c’est aussi une histoire de trahison et de mensonge ?
C’est fondamental. Marianne, mon personnage, n’est plus une journaliste comme dans le livre de Florence Aubenas, mais une écrivaine connue qui décide de séjourner dans un recoin de la dèche en tachant de passer inaperçue. Évidemment elle a quelque chose d’une espionne ou plutôt d’une détective, mais à l’égal d’une actrice qui enquête sur un personnage pour atteindre ce point décisif où les sentiments deviennent vrais. Marianne est au milieu des autres, sincèrement avec eux, et conjointement à distance puisqu’elle prend des notes dans un carnet, qu’elle retranscrit le soir sur ordinateur portable. Où est le curseur entre la vérité et le mensonge ? Jusqu’où a-t-on le droit de mentir pour qu’advienne la vérité ? Lors d’une scène où Marianne est démasquée par Christèle, comment jouer ce mélange de stupeur et de déception ?
Certains spectateurs du film, lecteurs ou pas du livre de Florence Aubenas, seront peut-être déçus sur l’air bien connu du « moi, je n’imaginais pas ça comme ça. »
Fatalement oui, c’est leur liberté, mais ce serait bien que ces déçus réfléchissent alors à la nature de leur déception. L’une des puissances du film c’est justement de ne pas être là où peut-être certains
l’attendaient, comme une sorte d’image à image qui aurait décalqué le mot à mot du livre. Ouistreham le film ne congèle pas l’imaginaire de Ouistreham le livre, mais le fait au contraire rebondir et se ramifier. Je suis franchement heureuse et fière d’avoir contribué à cette amplification.
Entretien réalisé par Gérard Lefort
Les projections en entrée libre – dans la limite des places disponibles – se déroulent à Paris, dans le 2e arrondissement, près de la rue Montorgueil :
Salle Jean Dame, Centre sportif Jean Dame17 rue Léopold BellanMetro : Sentier (L3) ou Les Halles