JEUDI 13 OCTOBRE 2022 à 19 h 30 : Compartiment n°6, de Juho Kuosmanen
Compartiment n°6
de Juho Kuosmanen
Finlande, Allemagne, Estonie, Russie- 2021 – 1h 46’
Avec Seidi Haarla et Yuriy Borisov
Une jeune finlandaise prend un train à Moscou pour se rendre sur un site archéologique en mer arctique. Elle est contrainte de partager son compartiment avec un inconnu. Cette cohabitation et d’improbables rencontres vont peu à peu rapprocher ces deux êtres que tout oppose.
Dossier de presse
Entretien avec Juho Kuosmanen
Comment avez-vous découvert ce roman ? À quel moment avez-vous décidé d’en faire un film, et quel était pour vous l’intérêt principal de cette histoire ? Avez-vous décidé d’apporter des changements importants lors de l’adaptation du scénario ?
Ma femme l’a lu quand il est sorti en 2010. J’ai jeté un coup d’œil à la quatrième de couverture et je lui ai demandé si on pourrait l’adapter au cinéma. Elle a répondu : « Pourquoi pas, c’est une histoire intéressante ».
C’était intéressant, effectivement, mais c’est un roman. L’histoire part donc dans de nombreuses directions différentes, et pour une adaptation cinématographique, cela pose la question : « Quelle direction prendre ? » Lorsque j’ai terminé le livre, j’ai pensé qu’il était trop difficile à adapter. Mais avec le temps, comme j’ai la mémoire courte, j’ai « oublié » une grande partie du livre, et j’ai commencé à ressentir à nouveau l’envie de l’adapter tout en pensant que ce n’était pas possible.
Mais j’ai ensuite rencontré l’auteur du livre, Rosa Liksom, lors d’un événement, et nous avons parlé d’une éventuelle adaptation. Je lui ai fait part de mes réflexions et de mes doutes et elle m’a dit que j’étais libre de faire ce que je voulais avec le livre. Et c’est ce que nous avons fait. Le film est donc plus inspiré du roman de Rosa Liksom que basé sur celui-ci. Après les repérages et le casting, tout a encore changé. Nous nous sommes encore éloignés du texte. Nous avons changé l’itinéraire, la décennie, et par conséquent, le pays est passé de l’Union soviétique à la Russie, nous avons changé l’âge du personnage masculin et nous avons même changé son nom de Vadim à Ljoha. (Ljoha est le nom d’un fou que nous avons rencontré dans le train pendant les repérages. Cela semblait donc approprié !).
Le film commence par l’histoire d’amour. Mais il prend ensuite une direction complètement différente. En quoi ce virage narratif était-il intéressant pour vous en tant que cinéaste ?
D’une certaine manière, le film commence lorsque Laura monte dans le train, mais je voulais montrer la situation complexe à laquelle elle échappe. Pour moi, il ne s’agit pas d’un tournant narratif, mais plutôt d’un contraste. Au début, elle est déconnectée ; à la fin, elle est connectée. En fait, au début, elle aimerait être comme Irina – intellectuelle, moscovite… Et pendant ce voyage, elle se rend compte qu’elle est en fait plus comme Ljoha : un peu sauvage, maladroite et solitaire.
Votre premier film, Olli Mäki, était une histoire d’amour. Qu’est-ce qui vous a plu dans le fait de faire quelque chose de différent ?
Au fond, c’est le même processus : j’essaie de savoir pourquoi cela m’intéresse et de quoi il s’agit vraiment. Olli Mäki était une histoire d’amour, mais mon lien personnel avec l’histoire concernait davantage les difficultés à faire face aux attentes. Olli devait disputer une finale de championnat du monde, et moi, j’avais mon premier film à faire : ce n’est pas la même chose, mais il y avait étonnamment beaucoup de sentiments communs. Il est plus facile de faire face à ses émotions personnelles lorsqu’il y a une certaine distance. Une histoire de boxeur dans les années 60, c’était assez éloigné de moi.
La réalisation d’un film est un processus très ouvert. Vous allez vers quelque chose d’étrange, d’à peine perceptible. Cela reste un mystère pendant assez longtemps, puis peu à peu, vous commencez à trouver quelque chose qui résonne dans votre âme. C’est vraiment un processus inconscient. Une fois que le film est fait, vous comprenez peut-être ce qui vous a poussé à poursuivre. Je déteste le moment où vous devez dire de quel genre de film il s’agit. Il vous faut une bonne réponse pour convaincre les financiers, or vous ne connaissez pas vraiment la réponse.
Les deux films ont également un caractère intemporel. Recherchez-vous délibérément ce « classicisme » ou cela vient-il naturellement dans vos films ?
Michael Cabon a dit que « la nostalgie est l’expérience émotionnelle – toujours momentanée, toujours fragile – d’avoir ce que l’on a perdu ou que l’on n’a jamais eu, de voir les gens que l’on n’a pas vus, de siroter un café dans les cafés historiques qui sont devenus des studios de hot yoga. C’est le sentiment qui vous envahit lorsqu’une beauté mineure du monde disparue est restaurée pendant un moment. » J’ai toujours dit que je n’étais pas nostalgique, mais c’est à peu près le noyau émotionnel de mes films. Alors peut-être que je suis un peu nostalgique et que ce « classicisme » en découle.
Le film établit également un autre type de « couple » à l’écran. Pensez-vous que les spectateurs sont trop conditionnés pour s’attendre à une histoire d’amour à l’écran, ou à une sorte de tension sexuelle ?
Ce qui m’a vraiment intéressé, ce sont les sentiments qui vont au-delà de la tension sexuelle. Les histoires d’amour romantiques sont souvent trop limitées : est-ce qu’ils vont tomber amoureux ? Si oui, quand est-ce qu’ils vont faire l’amour ? Ce genre de récit consiste davantage à abuser du voyeurisme du spectateur, à vendre des billets, mais est-ce vraiment intéressant ? Je ne me soucie pas vraiment de savoir qui couche avec qui, ça ne me regarde pas. Ce qui m’intéresse, ce sont les sentiments complexes qui se cachent derrière les différents types de relations ; j’aime comprendre pourquoi nous ressentons ce que nous ressentons. Si le sexe joue un rôle là-dedans, très bien, mais ce n’est pas ce que j’ai envie de filmer.
Pour moi, cette histoire parle beaucoup de connexion et je pense que Laura et Ljoha partagent quelque chose de plus profond qu’un besoin sexuel. Ils sont plus comme des frères et sœurs qui se seraient perdus de vue depuis longtemps. J’aime à penser qu’ils partagent les mêmes sentiments non exprimés. C’est plus comme s’ils avaient eu la même enfance que les mêmes convictions politiques ou autres. Ils sont connectés à un niveau émotionnel, mais ils n’ont pas les mêmes références culturelles.
Le sujet de la « différence » ou de « l’autre » était-il au premier plan pour vous lorsque vous avez dépeint la relation entre Laura et Ljoha ? Pourquoi pensez-vous que le moment où nous rencontrons « l’autre » est le moment où nous devenons « le plus nous-mêmes » ?
La rencontre avec « l’autre » est bien l’un des principaux sujets au cœur de ce film. Nous avons beaucoup parlé avec Livia et Andris de l’idée de Ljoha – qui ou même qu’est-ce qu’il est ? Il est « l’autre », mais il est aussi le reflet de l’image de Laura, qu’elle essaie d’éviter. Je pense que l’histoire traite aussi bien de la rencontre avec l’Autre que de la plongée en soi-même pour tenter de comprendre et d’accepter qui l’on est. Ce ne sont pas deux thèmes qui s’excluent mutuellement, car lorsque vous rencontrez quelqu’un de nouveau, vous avez la possibilité de recommencer, de prétendre être ce que vous aimeriez être. Ou une chance de s’ouvrir, d’apprendre quelque chose de nouveau sur soi. Il existe une certaine forme de « confort des inconnus ». En fonction du regard et de la présence de l’autre, soit vous commencez à faire semblant, soit vous vous laissez aller et vous êtes enfin vous-même.
Il existe une longue lignée d’histoires finno-russes, qui ont souvent une saveur particulière Pourquoi pensez-vous que cette partie du monde produit un type particulier de ton, de narration, d’humour ?
C’est difficile de répondre à cette question parce que je manque peut-être de recul. Comme je l’ai dit, faire des films est quelque chose d’inconscient pour moi. Je pense que l’humour et le ton de la narration sont des choses que la plupart des gens n’ont pas besoin d’expliquer, et pour la plupart, il n’y a aucune raison d’expliquer. Certains disent que c’est l’obscurité, la froideur de cette partie du monde… Je ne sais pas.
Mais il y a les mêmes « âmes sombres » partout dans le monde, et elles aiment aussi rire. J’éprouve plus de satisfaction lorsque je peux faire rire des gens tristes, c’est peut-être pour cela qu’il y a toujours une certaine forme d’obscurité mélangée au rire. L’humour léger, c’est agréable, mais pas franchement passionnant.
Au final, le film pourrait presque être une histoire d’amour. Mais pas une histoire romantique ou sexuelle. Dans quelle mesure pensez-vous que le voyage de Laura témoigne d’un amour plus universel et global pour les autres êtres humains ? Avez-vous l’impression que notre société, ou certaines parties du monde, perdent la notion de cet amour ?
Nous sommes en train de perdre beaucoup de choses, et cela en fait partie. Cette idée de rencontrer l’Autre et de renoncer aux idées préétablies que nous avons les uns sur les autres est certainement une des clés d’un monde meilleur. Ce n’est pas étonnant que les théories de « l’Autre » aient commencé à intéresser le monde après la catastrophe de la seconde guerre mondiale, lorsque nous étions aussi fortement divisés.
Quelles restrictions le fait de tourner la majeure partie du film dans un train a-t-il imposées au tournage ?
C’était une bien meilleure idée sur le papier qu’en pratique ! Le son était enregistré avec des micros cachés, l’équipe était vraiment réduite, tout était terriblement lent, on manquait d’oxygène dans ces espaces exigus et cela sentait très mauvais ! Mais au bout du compte, je suis reconnaissant à chacun des membres de l’équipe d’avoir pu réaliser ce projet de manière aussi intime. Je pense que nous avons réussi à capter quelque chose de spécial.
Vous avez mentionné votre lien personnel avec Olli Mäki. De quelle manière vous identifiez-vous aussi personnellement aux personnages principaux de ce film ? Pouvez-vous parler en particulier de votre lien avec Laura, et de ce que cela fait de s’identifier à la vie intérieure d’un personnage féminin ?
On ne peut pas mettre en scène quelque chose qu’on ne comprend pas. Je n’ai pas besoin de m’identifier à mes personnages, mais je dois comprendre ce qu’ils ressentent. Les personnages naissent sur le terrain commun de la compréhension entre le réalisateur et les acteurs. Dans ce cas, j’ai placé plus de choses personnelles dans le personnage de Laura, mais je ne pensais pas à son genre, je ne pense pas que cela ait vraiment d’importance dans ce cas. Parce que le film ne parle pas de la condition de la femme, mais de celle d’être humain. Être un homme ou une femme n’est que l’un des rôles possibles que nous pouvons adopter, mais dans ce film, j’essaie de regarder au-delà de ces rôles. Je m’intéresse à ce qui se cache derrière notre personnage public. Au point culminant du film, ces personnages sont libérés de ces rôles d’adultes, ils sont à nouveau enfants, libres.
D’une manière générale, Compartiment n° 6 me rappelle beaucoup le processus de réalisation d’un film, tout comme l’histoire d’Olli Mäki. Comme nos personnages, les cinéastes sont aussi agités et toujours en mouvement, ils viennent de quelque part, vont quelque part et ne pourront probablement jamais arriver à destination. Mais à la fin, il y a un moment fugace pour regarder l’océan et respirer, pour s’appuyer sur l’épaule de quelqu’un et pour s’endormir. Et quand on se réveille, tout le monde est parti. C’était bien, mais maintenant c’est fini, il est temps de passer à autre chose.
Dans quelle mesure pensez-vous que les pétroglyphes, et le concept de ces représentations anciennes, contribuent également à l’essence du film ?
Les pétroglyphes sont des marques durables du passé. Laura pense qu’en les voyant, elle pourrait entrer en contact avec quelque chose de permanent. Dans une vie qui n’est qu’une succession de moments évanescents, elle pense que cela pourrait lui faire du bien. Mais les pétroglyphes ne sont que des pierres froides, on ne peut pas vraiment sentir de lien à travers elles. Tout ce que nous avons, ce sont ces moments fugaces ; tout ce qui est important est temporaire. En courant après quelque chose « d’éternel », nous risquons de perdre ce que nous avons déjà.
Par ailleurs, les pétroglyphes représentent aussi une peur de la mort. Nous ne voulons pas disparaître à jamais, nous voulons qu’on se souvienne de nous. Les gens font des statues et des gravures délirantes pour laisser une trace dans le monde, une preuve de leur existence. Mais ce que Laura et Ljoha vont vivre au cours de ce voyage va aussi laisser une trace profonde en eux. Compartiment n° 6 est mon pétroglyphe. J’espère qu’il restera là longtemps après mon départ. Peut-être seulement pour dire : « Nous étions là, nous avons tourné ces scènes. Nous étions vivants et nous nous sommes bien amusés. »
Les projections en entrée libre – dans la limite des places disponibles – se déroulent à Paris, dans le 2e arrondissement, près de la rue Montorgueil :
Salle Jean Dame, Centre sportif Jean Dame17 rue Léopold BellanMetro : Sentier (L3) ou Les Halles