JEUDI 16 MAI 2024 à 19 h 30 : 143 rue du désert, de Hassen Ferhani
143, rue du désert
de Hassen Ferhani
France – Algérie – Qatar – 2020 – 1h 40’
En plein désert algérien, dans son relais, une femme écrit son Histoire. Elle accueille, pour une cigarette, un café ou des œufs, des routiers, des êtres en errances et des rêves… Elle s’appelle Malika.
Entretien avec Hassen Ferhani
143 rue du désert est ton second long-métrage. Ici, tout comme dans votre premier film, Dans ma tête un rond-point, il est question des gens et d’un lieu. Comment fait-on pour rencontrer un personnage aussi singulier que Malika ?
Le choix de Malika a été de l’ordre de l’intuition, quelque chose que je ne questionne pas. Après Dans ma tête un rond-point (2015), j’ai eu envie de prendre le large, autant pour traverser des paysages que pour faire les rencontres qui vont avec. Dans l’idée de faire un road-movie, un genre qui m’a toujours fasciné. J’ai fait plusieurs fois la route en Algérie, notamment vers le Sud, pour trouver des lieux, des personnages, des histoires… Lors de l’un de ces voyages, j’étais accompagné d’un ami, l’écrivain Chawki Amari. Nous sommes partis dans un long périple qui nous a menés d’Alger aux Hauts-plateaux, puis à Aïn Sefra et, de là, dans une bonne partie du sud-ouest algérien. On a tracé vers le centre du Sahara pour rejoindre la Nationale 1 qui relie Alger à Tamanrasset. Nationale 1, c’est aussi le titre d’un livre de Chawki qui épouse la forme romanesque. Mais, à l’époque, je ne savais pas si les personnages de son récit étaient réels ou pas. Pour moi, l’un d’entre eux, Malika, était au bord de la case « fantasme littéraire ». Dès que je suis entré chez elle, j’ai su que mon film était là, que c’était « elle », cette dame de 74 ans qui avait décidé d’ouvrir une buvette au milieu du désert. L’idée m’est venue qu’on pouvait faire, ici, un road-movie inversé. Une idée paradoxale en apparence, car, normalement, c’est quoi un road-movie ? Un film qui se déroule sur une route. Et là, on était dans un endroit qui se trouve sur la route, qui existe par la route, pour la route et pour les routiers. J’ai aimé ce lieu simple qui abrite tant de choses, en plus du charisme et de la force de cette femme, qui se tenait là, dans l’un des plus grands déserts du monde. C’est inouï ce qui peut se dire et se produire dans un espace de 20 m2, comme échoué au milieu de nulle part.
Au milieu de nulle part, comme tu le soulignes…
J’ai utilisé cette expression mais « au milieu de toutes parts » me semblerait plus juste. Car, contrairement à ce qu’on croit, le Sahara n’est pas un endroit désert. Il est très vaste, il paraît très vide mais ce n’est pas le cas. On y vit, on y travaille, on y voyage. Il s’y passe tant de choses. Aussi, j’ai pu me rendre compte que le relais de Malika se situait quasiment au cœur géographique de l’Algérie. C’est ce que je recherche dans mon cinéma. Des lieux qui concentrent des atmosphères qui leur sont propres et qui rassemblent des gens qui viennent de toute l’Algérie. Là il s’agit de ceux qui la traversent pour gagner Tamanrasset à l’extrême sud ou Alger à l’extrême nord.
143 rue du désert peut apparaître aussi comme un huis-clos paradoxal ? On est dans un lieu fixe et précis que l’on découvre à travers son hôtesse et ses visiteurs, qui révèlent toute l’étendue du dehors, comme un immense hors-champ permanent.
On pourrait présenter les choses ainsi, c’est-à-dire un huis-clos ouvert sur l’Algérie et le monde. Un lieu m’intéresse pour ce qu’il raconte au-delà de son propre espace, pour sa capacité de nous suggérer tout ce qu’il y a autour. Cette démarche, je la poursuis dans ma manière de choisir le lieu et d’aborder le sujet, mais aussi dans ma façon de filmer. Quand j’étais plus jeune, une phrase de Robert Bresson m’a marqué : « Je cherche le plan qui va parler de tous les autres plans ». Je l’avais déjà en tête avec Dans ma tête un rond-point et à chaque fois que je pose ma caméra. Et j’ai la même approche pendant les repérages. J’essaie de théoriser ce qui relève de l’expérience car il y a quelque chose qu’on ne peut pas expliquer et c’est la rencontre. Comme ici avec cette femme incroyable qui a décidé d’écrire son histoire dans ce lieu, qui a quitté le Nord pour venir s’installer là où il n’y avait que des pierres, du sable et des scorpions. Elle est seule à plus de soixante-dix kilomètres de la prochaine maison, avec sa chienne et son chat. Elle a créé cet espace et je m’imagine souvent que dans un demi-siècle peut-être, une petite ville poussera ici, une sorte de Malikatown du far-south algérien… Malika est connue à des centaines de kilomètres à la ronde, elle connaît tous les routiers, leurs trajets, leurs histoires… Elle est ce lieu ! Pour les routiers, Malika est comme une balise dans la mer, un repère mental, elle apaise les solitudes, elle écoute comme une mère ses enfants revenus lui rendre visite, elle conseille des âmes qui ont besoin d’écoute. Malika est une sainte « profane » dans son mausolée.
Malika a-t-elle accepté immédiatement d’être filmée et comment l’as-tu dirigée ?
Malika cerne les gens très rapidement, elle est sans concession. C’est cette intelligence qui lui a permis de tenir ces longues années dans le désert. Elle a tout de suite accepté ma proposition de venir faire un film avec elle. Deux mois après je suis revenu avec un ami ingénieur du son. Malika a vite compris ma démarche, elle disait aux routiers qui entraient : « C’est mon film ! » « Ils font un film sur moi et sur la route. » Au fil des jours, elle me proposait de la filmer ici ou là. Par exemple, la séquence où l’on voit Malika se réveiller dans le désert vient d’elle et d’une fois où elle m’a dit : « Tu ne m’as pas encore filmée allongée sur le sable ? Allons-y ! »
La buvette de Malika, point de rencontre des voyageurs qui s’attablent et s’attardent chez elle, condense tout autant le réel que la fiction. Les rencontres sont-elles toutes improvisées ou écrites à l’avance ?
Ce lieu porte en lui une charge cinématographique, une déflagration d’images et de récits prêts à exploser pour en cueillir les débris de la vie.Il faut être concentré et d’une certaine manière en apesanteur pour pouvoir capter le théâtre de la vie qui se déroule autour de nous. Ensuite il y a le travail d’écriture, celui qui est dans le regard, dans notre façon d’être avec l’autre en s’appuyant sur le langage de l’image et du son. Il y a dans le film des écritures différentes : du cinéma direct, de la mise en scène, du réel, un brin de western, mais aussi un film de route. La deuxième moitié du film est plus onirique, nous glissons doucement avec Malika vers le mystique, le rythme du film change et le café de Malika devient un entonnoir où toute forme de fiction est possible.
Avec 143 rue du désert, le récit balaie bien des aspects de la société algérienne. C’était le cas dans ton précédent film dont le titre, Dans ma tête un rond-point est d’ailleurs devenu une expression populaire. Y a-t-il des préfigurations ou des intuitions sur ce qui se passe en Algérie en ce moment ?
Je ne vais pas chercher des archétypes. Je ne suis pas dans une démarche sociologique. J’essaie avant tout de faire du cinéma. Par rapport à ce qui se passe en Algérie, forcément, c’est quelque chose qui animait déjà toute la société et qui était un peu enfoui. Si on rend bien compte d’un lieu ou d’un personnage, il peut devenir un microcosme qui laisse entrevoir l’état d’une société ou d’un pays. C’est donc présent oui, il y avait des signes qu’il est plus facile de repérer après. Mais je n’ai pas cherché à les révéler et chacun est libre d’interpréter le film comme il l’entend. D’autant que ce microcosme finalement s’est déployé pour dire le monde dans toute son amplitude. Pour moi, la buvette de Malika est alors devenue une agora de démocratie.
Peut-on dire qu’au delà de la société, de l’Histoire, et de la poésie aussi, tu poses un regard philosophique sur tes personnages ?
Au lycée, j’étais très mauvais dans cette discipline ! En tout cas, quand les gens regardent mes films, la dimension philosophique peut leur venir à l’esprit. Mais je ne suis pas à la recherche de cela. Je suis davantage porté par quelque chose qui s’apparente à la sagesse populaire et, chez nous, elle est d’une richesse incomparable.Une fois quelqu’un m’a dit « tu filmes la marge de la société ». Je lui ai répondu : « non, je ne filme pas la marge mais le cœur de la société, je filme mes semblables ». Et pour moi, l’important, c’est qu’une forme de poésie les accompagne, les porte. D’une façon directe ou indirecte, consciente ou inconsciente.Mes films montrent la diversité des Algériens. À l’étranger mais aussi en Algérie, on a tendance à les réduire à travers une vision monolithique. Ce que j’aime chez mes personnages, c’est qu’ils portent en eux de multiples couleurs et qu’ils les composent eux-mêmes.
Deux éléments me semblent caractériser ta démarche : une longue préparation pour repérer tes lieux et personnages mais aussi pour t’en imprégner et te faire accepter et, ensuite, une logistique très légère aux plans humain et matériel.
Pour le premier point, c’est à la fois juste et faux. Je fais partie des réalisateurs qui font très peu de repérages. Je passe beaucoup de temps pour trouver un sujet et un lieu, mais quand c‘est décidé, je ne traîne pas. Pour moi, le repérage se poursuit durant le tournage, le tournage est aussi repérage. Une fois obtenu l’accord des personnes que je vais filmer, je m’installe et je commence. Quant à l’équipe réduite, c’est un choix de mise en scène. Quand on n’est que deux, la confiance s’établit naturellement. Je suis aussi chef opérateur de mes films et je ne peux pas imaginer laisser la caméra à quelqu’un d’autre parce que c’est mon outil d’écriture.
Après deux films documentaires, as-tu des envies de fiction ?
À vrai dire, je n’aime pas trop l’appellation de film documentaire. Je suis content quand mes films sont sélectionnés dans des festivals qui n’affirment pas de genre. Ce cloisonnement tend à disparaître et c’est une bonne chose. Finalement, la différence entre un long-métrage de fiction et un documentaire, c’est la base de travail. Dans le premier cas, il y a un scénario écrit à l’avance et, dans le deuxième, le scénario s’écrit en tournant. En tout cas c’est ma façon de travailler, j’écris en tournant. Dans le documentaire, la matière du réel va déterminer le récit. Je travaille sur du vivant, qui véhicule autant sinon plus de fiction.
Malika a-t-elle vu le film, et vit-elle toujours au 143 rue du désert ?
Elle a vu le film en avant-première à Alger, elle a ouvert la séance en lançant cette phrase : « Je suis Malika du désert, et ce soir je suis votre invitée. » Pendant la projection, elle appelait les routiers pour leur dire que son film passait au cinéma et demandait des nouvelles de son chat. Malika est toujours dans son café, l’irruption de la station service à la fin du film l’affecte un peu mais Malika en a vu d’autres…
Propos recueillis par Ameziane Ferhani
Les projections en entrée libre – dans la limite des places disponibles – se déroulent à Paris, dans le 2e arrondissement, près de la rue Montorgueil :
Salle Jean Dame, Centre sportif Jean Dame17 rue Léopold BellanMetro : Sentier (L3) ou Les Halles