JEUDI 18 avril 2024 à 19 h 30 : Goutte d’or, de Clément Cogitore
Goutte d’or
de Clément Cogitore
France – 2022 – 1h 38’
Avec Karim Leklou, Malik Zidi, Ahmed Benaïssa, Elsa Wolliaston et Jawad Outouia
Ramsès tient un cabinet de voyance à la Goutte d’or à Paris. Habile et manipulateur, il a mis sur pied un solide commerce de la consolation. L’arrivée d’enfants des rues, aussi dangereux qu’insaisissables, vient perturber l’équilibre de son commerce et de tout le quartier. Jusqu’au jour où Ramsès va avoir une réelle vision.
Entretien avec Clément Cogitore
Quel est le point de départ de Goutte d’or ?
D’abord de l’envie de m’éloigner un peu des grands espaces que j’ai aimé filmer dans Ni le ciel ni la terre ou dans Braguino et de me confronter à l’espace urbain, en bas de chez moi. J’ai longtemps habité dans les quartiers Barbès / la Goutte d’Or. Le film est nourri de ma connaissance et de mon amour pour ce quartier, de la manière dont il fait partie de ma vie. On a tourné de Barbès jusqu’à la plaine St Denis, sur cet axe qui passe par la Porte de la Chapelle et où l’on observe un mouvement assez monstrueux de la ville qui chasse les classes populaires et moyennes comme un rouleau compresseur. Avec en marge, les chantiers et les arrière-cours. Pour moi, un film consiste avant tout à se brancher à un endroit du monde et se demander ce que l’on capte de l’énergie de ce lieu-là, à ce moment-là. En tournant, j’ai eu la sensation assez forte de raconter quelque chose de la ville qui n’appartient qu’au présent.
Et pourquoi avoir choisi de situer Goutte d’or dans le milieu des marabouts ?
Parce qu’ils sont une réalité du quartier qui m’intéresse énormément : qu’est-ce que le récit consolateur de ces médiums, avec ses règles, et ses escroqueries, mais qui en même temps prend en charge une douleur réelle ? Raconter ce milieu était aussi, pour moi, une manière d’interroger ce qui est à l’œuvre dans mon travail, qui lui aussi procède du récit, et interroge cette nécessité de se raconter autant d’histoires. Et en quoi ce besoin a un lien avec la mort et la disparition, en tout cas les énigmes inacceptables et irrésolues ?
Votre regard sur les activités de Ramsès n’est jamais surplombant ni moqueur. La deuxième scène de consultation n’est d’ailleurs pas filmée radicalement différemment de la première malgré ce que l’on vient d’apprendre. L’énergie reste assez semblable, vous n’êtes pas dans un rapport de dénonciation de l’escroquerie de Ramsès.
J’avais envie de montrer un manipulateur, un escroc, mais que ce soit assez difficile de le juger. D’un point de vue moral, on ne peut que condamner Ramsès mais sa fiction est aussi nuisible qu’elle est consolatrice, soignante. Lui-même donne l’impression de ne pas vraiment saisir l’étendue et la complexité de ce qu’il fait. Quand il fait ses consultations, il est une présence à la fois chamanique et presque perverse, il joue sur les deux tableaux de l’empathie et de l’escroquerie. J’essaye de ne jamais juger mes personnages, et d’autant plus dans le cas de cette communauté marginalisée, précarisée. Le monde des médiums de la Goutte d’or, c’est une petite escroquerie de la misère par des gens qui sont eux-mêmes dans la misère. Un ou deux voyants sont prospères mais globalement, c’est une économie de la survie. Je ne voulais pas être en surplomb, juste les prendre comme ils sont et m’interroger sur comment ils procèdent.
Vous êtes-vous documenté sur ce milieu des médiums ?
Je me suis beaucoup documenté sur les médiums mais j’étais souvent déçu car en général, ce sont des escrocs assez mauvais ! Leurs embrouilles sont tellement grosses et visibles que c’est difficile de s’en inspirer, de s’intéresser aux personnages qui les racontent. En fait, le meilleur allié des auteurs et des metteurs en scène, plus que la documentation qui à un moment limite et étouffe, c’est l’imagination et le bon sens. Je me suis donc posé la question : si aujourd’hui je devais embrouiller quelqu’un, comment m’y prendrais-je ? ! Notamment en utilisant Internet, les réseaux sociaux. Ce qui rejoint une réflexion qui m’intéresse beaucoup : la question de l’identité numérique, du personnage qu’on se construit sur les réseaux… Ramsès n’a plus qu’à puiser dans cette fiction-là, la raconter d’un autre point de vue à son client. Et tout d’un coup, elle apparaît à celui-ci comme un roman alors qu’il l’a lui-même écrite sur son mur Ramsès donne l’impression d’improviser alors que derrière cette soi-disant intuition géniale, il utilise un circuit psychologique précis pour atteindre les personnes, des outils techniques qui lui donnent des informations dont il sait à quel moment il faut les délivrer à son client pour ouvrir une brèche de confiance. Et saisir cette ouverture pour encore mieux manipuler, faire passer des généralités pour des informations précieuses, qui ne semblent concerner que la personne. Avec ce film, je me suis rendu compte que j’ai besoin que mes personnages fassent très bien leur travail pour pouvoir les écrire, et ensuite les filmer. Sans doute parce qu’ils mettent une intensité dans ce qu’ils font, ont un engagement fort.
Comment avez-vous pensé les séances collectives que Ramsès organise ?
Sa pratique est assez surprenante mais sans tomber dans le grand guignol… Là encore, j’ai fait de la spéculation à partir de la connaissance que j’ai du milieu et de ce personnage. D’emblée, je ne voulais pas d’un évangéliste qui hurle sur une grande scène et fait une imposition des mains. Un film américain le jouerait ainsi mais la culture européenne, et encore plus française, est dans un autre rapport émotionnel au collectif. Dans ces séances, il y a un côté presque thérapie de groupe mais qui reste dans l’intimité et ajoute une aura à ce que Ramsès avait instauré dans le face à face. Il a un côté prestidigitateur, mais sans que les gens soient impressionnés ou apeurés. D’autant plus que Ramsès organise ces activités dans une salle de proximité. Dans des quartiers comme la Goutte d’or, on est toujours dans un rapport très local aux choses. Le père de Ramsès entretient un rapport à la croyance beaucoup plus affirmé que son fils… On sent que Ramsès a grandi avec un père assez défaillant et borderline dans son rapport excessif à la croyance. Si je me raconte l’enfance de Ramsès, j‘imagine un enfant plutôt rationnel et malin qui s’est dit : comment est-ce que je pourrais tirer profit de ce monde régi par des croyances aussi irrationnelles ? Et il a monté ce petit système qui profite énormément sur ces croyances, mais d’un point de vue pragmatique et capitaliste. D’où cette réunion où les médiums lui reprochent son appât du gain. Le film ne raconte pas un rapport au religieux mais à un désir plus primaire de croyance… Je voulais effectivement échapper au religieux pour être dans la pure croyance, la voix des morts, l’économie de la voix des morts car c’est d’ailleurs pour ça que Ramsès gagne plus d’argent : contrairement à une grande partie des médiums d’Afrique du Nord, il ne s’adresse pas seulement aux Musulmans, il n’est pas seulement sur le marché des superstitions marocaines. Son absence de recours au religieux fait qu’on peut venir de partout pour le voir. Cette manière universelle de considérer les morts sans passer par la porte religieuse ou culturelle lui fait gagner des parts de marché.
Et le désir de raconter la violence de cette bande d’enfants venus de Tanger ?
Ces personnages n’étaient pas là au tout début du scénario. Ils m‘ont été inspirés par la réalité, avec l’arrivée à la Goutte d’or, vers 2016, de bandes d’enfants venus de Tanger. On les voyait zoner dans le quartier, et comme dans le film, certains sont même entrés dans des appartements par des échafaudages. À un moment donné, ils étaient vraiment devenus la terreur du quartier, plus personne ne savait quoi en faire, ils s’étaient même mis à dos les dealers car tellement incontrôlables qu’ils perturbaient le trafic de stupéfiants de la Goutte d’or. En entendant toutes ces histoires vraiment dures sur eux, je me suis dit que je venais de trouver l’antagonisme qui allait faire basculer Ramsès : l’inconsolable face au grand consolateur. Le chantier est un lieu central du film. Au moment où j’ai commencé à écrire, les gros chantiers étaient plutôt Porte de Clichy. Mais au moment de la prépa, le grand chantier était celui de la Porte de la Chapelle – pour construire une université, un nouveau tram, le Grand Paris Express, préparer les jeux olympiques… – exactement là où je l’avais écrit dans le scénario. Ce chantier raconte quelque chose de très fort, avec cette façade d’immeubles flambant neufs qui est comme une muraille protégeant le château fort Paris. Et devant, tous ces gravas, le périphérique, puis le reste du monde.
Le chantier est aussi symboliquement ce qui fait basculer Ramsès dans un autre rapport au monde. Il marche soudain comme un chien qui renifle une piste…
Oui, tout d’un coup arrive l’intuition, et il est aspiré. J’aime qu’il y ait des mystères qui finissent par être résolus, comme la « magie » de Ramsès, et d’autres non, notamment comment et pourquoi il retrouve ce corps sur le chantier. La première partie du film est assez introductive, on va d’un endroit à l’autre, par déduction, on suit le fil du travail de Ramsès, ses interactions commerciales avec ses clients. La violence de la rue constitue son terrain et il a une manière pragmatique d’y réagir, on comprend sa logique. On est face à un personnage qui se pose les bonnes questions et qui a priori trouve les bonnes réponses. Mais quand le corps surgit, ce rapport marchand au monde vrille, Ramsès patauge dans un marais qui n’est pas aussi rationnel et maîtrisable qu’il le pensait et on perd le lien du cause à effet. L’enchaînement des scènes procède alors un peu par ricochets, les raccords sont moins logiques, on entre dans de la pure sensation. J’avais envie que le cœur du film soit cette espèce de noyau où l’intuition et l’inconscient sont à l’œuvre et renversent la vapeur. Le film relève plus du polar urbain et mystique dans le sens où il est le récit d’un mystère. Mais pas un récit éthéré ou contemplatif. Pour moi, la mystique n’est pas une vue de l’esprit, elle a à voir avec la matière. Quand Ramsès dépose le corps, puis le montre aux enfants, il agit avec une attention extrême, le corps pèse, chacun de ses gestes est un moment de vibrations que j’essaie de saisir dans une sorte de naturalisme halluciné. Tout est extrêmement réel, physique mais tout cela pourrait aussi être une grande hallucination.
Goutte d’or dégage à la fois l’urgence d’un film tourné caméra à l’épaule et la sensation d’être très composé, pictural…
Cela vient d’un énorme travail de synergie entre Sylvain Vernet, mon chef opérateur, et moi. Il y en a toujours un de nous deux qui cherche à créer de l’ordre, et l’autre du chaos ! Nous organisons la dramaturgie du plan et dès que c’est fait, nous tenons immédiatement à le dérégler, essentiellement grâce à l’intuition et au talent de cadreur de Sylvain. Dans Goutte d’or, j’étais fasciné par comment Sylvain et Karim Leklou, à partir de la carte des déplacements que je leur donnais, l’échelle de plans que je voulais et ce que l’on se disait du rôle, faisaient que, tout d’un coup, quelque chose de juste se produisait dans le plan. C’est ce qu’il y a de plus beau au cinéma : écrire les règles du jeu et ensuite, laisser les acteurs s’en emparer. Il y a un côté créature merveilleuse dans la manière dont Karim se déplace, la vitesse de ses gestes, comment il entraîne les enfants autour de lui… C’est vraiment lui qui donnait le rythme dans les prises un peu longues. Karim Leklou amène une ambiguïté au personnage qui nous oblige à sans cesse réévaluer notre jugement sur lui. Karim a une manière rare et précieuse d’accéder aux détails de la voix, du geste, du regard… Sa palette de jeu est très large. Il peut être autant violent et gueulard que charmeur et doux l’instant d’après. Les modulations de sa voix et les airs que peut prendre son visage sont d’une très grande variété et intensité.Il peut aussi bien évoquer une petite frappe de Barbès qu’un bon fils de famille ou un Christ de Roublev avec son collier de barbe. Il amène une complexité à Ramsès, une empathie très forte et une circulation singulière de l’émotion.
Le reste du casting est essentiellement constitué d’acteurs peu connus ou non professionnels.
J’adore filmer des visages pas ou rarement filmés. Et confronter professionnels et non professionnels car leurs énergies différentes s’enrichissent énormément. Pour les enfants, il fallait qu’ils parlent un deridja très bon, que l’on puisse croire qu’ils ont traversé l’Europe, qu’ils ont vécu dans la rue à Tanger, pas que ce sont des gamins de banlieue qui zonent en bas. Ce sont pour la plupart des primo arrivants qui ont répondu au casting organisé par Mohamed Belhamar. Il fallait avant tout les prendre pour ce qu’ils sont, sentir où ils étaient à l’aise, là où on pouvait s’appuyer sur eux. Et ensuite orienter leur jeu. On ne leur donnait pas à lire le scénario mais on leur expliquait la situation, avec quelques mots à dire…
Tatiana Vialle, votre directrice de casting, est aussi créditée à la direction d’acteur. Comment se passe votre collaboration ?
Heureusement qu’elle était déjà là sur Ni le ciel, ni la terre, où j’avais à peine le temps de parler aux acteurs tellement le tournage était chaotique ! Pour Goutte d’or, j’étais beaucoup plus en confiance mais je me sens toujours jeune dans la direction d’acteurs et Tatiana m’aide à les écouter, les entendre, prendre soin d’eux. Et elle me permet d’avoir un deuxième avis sur le jeu, jusqu’où on peut les emmener, faire travailler les non professionnels. Avec Goutte d’or, j’avais envie de faire un film plus dialogué avec des personnages plus écrits. J’ai passé beaucoup de temps sur le texte, chaque mot qui arrivait sur le plateau était plus pensé et j’ai eu un plaisir énorme à travailler avec les comédiens, à les faire répéter, réécrire le texte avec eux. J’ai un peu l’impression d’être né à la direction d’acteur sur ce film.
Le titre du film renvoie au quartier de Paris mais a aussi une dimension métaphorique…
Je n’avais pas l’ambition de représenter le quartier de la Goutte d’or en tant que tel mais de le traverser à travers un petit prisme et d’en faire un lieu qui relève aussi du conte initiatique, avec ces derniers mots en forme de baptême : « Goutte d’or, c’est ton nom. » Je voulais jouer le côté très contemporain et urbain mais avec un filtre alchimique…
Les projections en entrée libre – dans la limite des places disponibles – se déroulent à Paris, dans le 2e arrondissement, près de la rue Montorgueil :
Salle Jean Dame, Centre sportif Jean Dame17 rue Léopold BellanMetro : Sentier (L3) ou Les Halles