JEUDI 30 MAI 2024 à 19 h 30 : Jane par Charlotte, de Charlotte Gainsbourg
Jane par Charlotte
de Charlotte Gainsbourg
France – 2021 – 90’
Charlotte Gainsbourg a commencé à filmer sa mère, Jane Birkin, pour la regarder comme elle ne l’avait jamais fait. La pudeur de l’une face à l’autre n’avait jamais permis un tel rapprochement.
Mais par l’entremise de la caméra, la glace se brise pour faire émerger un échange inédit, sur plusieurs années, qui efface peu à peu les deux artistes et les met à nu dans une conversation intime inédite et universelle pour laisser apparaître une mère face à une fille.
DOSSIER DE PRESSE
Entretien avec Charlotte Gainsbourg
Vous dites avoir voulu faire ce film pour regarder autrement votre mère, Jane Birkin.
Charlotte Gainsbourg : Je m’étais réfugiée à New York assez longtemps, ce qui avait créé une distance entre nous. On avait vécu des moments horribles avec la mort de Kate. J’ai réalisé qu’on s’aimait de manière évidente mais qu’on n’avait jamais su se le dire. Il y avait une pudeur entre nous que je voulais explorer, j’avais besoin d’un prétexte pour me rapprocher d’elle. À vrai dire, au départ de ce film, je ne sais pas ce que je cherchais. C’était « je prends une caméra et je vois ». Ensuite, quand j’ai engagé une équipe et que c’est devenu plus professionnel, je me suis demandée comment procéder : faire une interview ? Et si oui, quelles questions poser ? Là, le film est devenu un exercice plus précis, mais ça me foutait un peu la trouille aussi. Interviewer sa mère, c’est étrange comme situation, non ?
Comment avez-vous enclenché le tournage ?
On a commencé par le Japon et j’ai fait ça de manière très officielle. Elle faisait un concert là-bas, c’était une bonne occasion de la suivre et de la filmer. Le Japon, c’est sublime, et Kate adorait ce pays. Une amie de Kate, Kasumiko Murakami, m’a aidée, elle a cherché des lieux évocateurs… C’est devenu un vrai petit tournage à organiser alors que je partais sur un projet encore indécis.
Vous dites d’ailleurs dans le film que vous l’inventez en le faisant.
Oui. J’avais regardé des documentaires sur la famille, notamment un de Griffin Dunne sur sa tante, très beau, très tendre, où sa tante se livre beaucoup. J’ai donc commencé par filmer le concert de ma mère au Japon, pas mal de balades aussi et puis on a fait une interview assez longue dans l’hôtel Chigasaki-Kan, un endroit très zen, à l’ancienne, où Ozu a écrit ses films.
Ce lieu a du sens par rapport à votre film parce qu’Ozu a fait des films sur la famille.
Oui, il y a eu plein de petits signes non calculés dans ce film. On se dit « je t’aime » à deux reprises sans que l’autre regarde ; à un autre moment, je pose ma caméra dans la cuisine, on met la viande au four, et il y a un énorme artichaut au premier plan qui évoque l’homme à la tête de chou ! J’aime bien ces heureux hasards. Donc Ozu, oui, bienvenue !
Comment a réagi Jane à votre projet ?
Au début, elle était un peu angoissée je crois par ma démarche. J’imagine qu’elle était nerveuse à l’idée que je fouille dans des zones trop intimes. Je voulais entrer direct dans le sujet Charlotte Gainsbourg Entretien mère-fille et ça l’a heurtée. Après le Japon, on s’est retrouvées à Paris et je lui ai demandé comment on procédait pour la suite. J’avais l’intention de la filmer à New York et elle m’a dit : « Non, tu arrêtes ça ! » Elle avait été choquée par la séquence Japon, je ne sais pas pourquoi. Du coup, j’étais un peu choquée aussi mais j’ai accepté son refus. J’ai dit à mon producteur : « Désolée, on arrête tout, Jane ne veut pas continuer. » On a remisé le projet, il s’est passé deux années. Ça n’a pas terni les rapports entre ma mère et moi mais ça m’a coupé les pattes dans la démarche du film. Je n’osais même pas revoir les rushes japonais et je me disais que j’avais dû agir maladroitement. Puis elle est venue me voir à New York et je lui ai proposé que l’on regarde ensemble ces rushes pour voir ce qui clochait. Après visionnage, on s’est rendu compte qu’il n’y avait rien de malaisant, l’interview était très douce, très pudique, joliment filmée, et elle ne comprenait pas pourquoi elle avait réagi si négativement. Elle était d’accord pour continuer le film.
Vous reprenez donc le projet, deux ans après ?
Oui, très poussée par une de mes amies, Nathalie Canguilhem, qui m’a incitée à travailler plus, à mieux préparer. Prévoir plus de questions, plus de lieux, plus d’ambition en fait. Je n’avais aucune idée de comment faire ce film, j’ai avancé de façon empirique, novice, avec un droit à l’erreur. Ma monteuse, Tianès Montasser, m’a beaucoup aidée aussi. Je m’autorisais à voguer, à avancer à l’instinct pendant qu’elle décortiquait le matériel de manière très organisée. Et au bout d’un moment, alors que je cherchais encore le film, elle m’a poussée à filmer moi-même, sans préparatif, sur le vif. J’ai donc acheté une caméra, un pied, et ma fille la plus jeune, Jo, m’a aidée avec ce matériel que je ne maîtrisais pas. Jo m’a aussi permis d’approcher ma mère de façon très familière : dans sa maison en Bretagne, il y avait ma mère, Jo, moi, trois générations de femmes, en famille. La présence de Jo a relaxé l’atmosphère et banalisé la situation de tournage. Ensuite, l’équipe est revenue et on a re-filmé la Bretagne de manière plus pro, avec un son meilleur, des beaux cadres.
Le film met aussi en jeu le regard de Jane sur vous, comme quand elle vous dit que vous étiez la plus mystérieuse de ses filles.
Elle m’avait déjà dit ça et je l’avais pris comme une remarque dure, j’y avais entendu « t’es une étrangère ». Il y avait quelque chose en moi qui l’intimidait. Je ressens la même chose avec ma fille aînée, Alice. Je comprends aujourd’hui grâce à la transmission et à l’expérience qu’entre mère et fille, on ne se prend pas forcément dans les bras, on ne se dit pas forcément « je t’aime », ça dépend des personnalités, de l’éducation, d’un rapport qui se met en place. Plus jeune, je vivais mal ce rapport un peu distant avec ma mère, je voyais que ce n’était pas pareil avec Kate ou Lou, elles pouvaient s’engueuler avec elle, elles avaient une proximité que je n’avais pas. Ma mère est toujours là quand j’ai besoin d’elle, bien sûr, mais il y a beaucoup de tact entre nous.
Le tact, la pudeur, le secret ne signifient pas un manque d’amour. Bon, mon père non plus ne m’a jamais dit « je t’aime » mais il m’a témoigné son amour avec des chansons, des films, donc je sais qu’il existe plein de façons de dire son amour à ses enfants, évidemment. Mais peut-être qu’étant la deuxième d’une tribu de trois filles, j’étais jalouse, je voulais plus de proximité avec ma mère, je voulais le trop plein d’émotions, les engueulades. L’aînée essuie les plâtres, ça crée un rapport plus fusionnel, voire explosif, avec les parents, mais peut-être plus facile aussi parce qu’on met les mains dedans.
Votre mère dit qu’elle assume son âge et à l’image, on voit bien qu’elle se montre sans fard. Cette tranquillité par rapport au « paraître », c’est une chose que vous admirez, une qualité qui vous inspire ?
Oui, pour moi, c’est un exemple. Je voulais qu’elle soit belle dans le film au sens où je voulais y voir ce que je perçois d’elle. Après, je ne peux pas être comme elle, je n’ai pas sa grâce et j’ai longtemps souffert de ne pas avoir sa beauté. Je ne peux pas me dire que je vais vieillir comme elle, on ne part pas du même niveau. Dans le film, je ne voulais pas utiliser d’archives d’elle, je ne voulais pas la mettre en difficulté par rapport à ça. Je lui suis reconnaissante d’avoir accepté d’être filmée sans fard, et aussi dans son rôle de grand-mère, qu’elle assume parfaitement. Mais elle ne se montre pas n’importe comment non plus. Elle est comme mon père, elle a un côté négligé et c’est un négligé très étudié ! Elle confie aussi avoir le trac avant de monter sur scène.
Est-ce un trait d’elle dont vous avez hérité ?
Oui, complètement. J’ai grandi en voyant mes deux parents bouffés par le trac. Mais malgré le trac maladif de ma mère, je voyais la magie de ses spectacles sur scène. Elle m’a transmis la peur de perdre mes mots, d’oublier mon texte. Elle était habitée par les textes de mon père et elle considérait comme sa mission de continuer à les transmettre, du coup, elle était terrifiée à l’idée de mal le faire. C’était très important pour elle de ne pas se tromper de mots avec ces textes quand même assez compliqués. Moi, j’ai peur de me planter avec des textes plus simples. Elle m’a en effet transmis cela. Mais ça nous rapproche, on se comprend très bien en ce qui concerne l’appréhension, la peur de perdre les pédales.
Il y a une très belle séquence, la visite rue de Verneuil. On est étonné d’apprendre que Jane n’y était jamais retournée et attendait votre autorisation.
Ça faisait trente ans qu’elle n’y était pas retournée. Durant tout ce temps, je lui ai souvent parlé de mes hésitations à transformer ce lieu en musée. Cette maison était ma mission à moi, mais j’avais du mal à en faire quelque chose, au fond je crois que je voulais garder cette maison comme la dernière chose secrète à propos de mon père. Durant tout ce temps, je n’ai invité personne à venir dans ce lieu, c’était trop douloureux pour moi, et je pensais que ce serait tout aussi douloureux pour les proches comme ma mère. Aller rue de Verneuil était un plaisir masochiste pour moi, je ne voulais pas le faire subir aux autres.
Dans le film, on a l’impression que vous et votre mère êtes relativement sereines, apaisées, en ce lieu chargé.
C’est drôle, pourtant, je sais que je vais mal pendant cette séquence, qui correspond à une période de dépression. Autant je n’allais pas bien, autant ma mère m’a épaulée et a été très généreuse, disponible, elle m’aidait à avancer. Quand on a filmé cette séquence, j’étais au début de ma démarche de faire de cette maison un musée. Aujourd’hui le projet a concrètement pris forme.
L’endroit est magnifiquement singulier en soi, et il a la magie de ces lieux où le temps semble s’être figé. Votre mère compare la rue de Verneuil à Pompéi, ce qui n’est pas faux.
Oui. Je crois que j’ai du mal aujourd’hui avec ce lieu parce qu’il m’échappe. Pour ma mère, c’est beaucoup plus lointain. Douze ans se sont passés entre le moment où elle a quitté mon père et la rue de Verneuil et le moment où il est mort. Au total, quarante-et-un ans sont passés.
Mais c’est étrange pour moi d’entendre qu’elle aurait aimé y aller, je n’aurais jamais pensé ça. Elle m’a toujours dit que ça avait du sens d’en faire un musée, puis elle ne m’en a plus parlé parce qu’elle voyait bien que c’était complexe pour moi.
Autre séquence très belle, très émouvante, quand votre mère évoque Kate alors que des films de famille montrant Kate enfant sont projetés derrière elle et même sur son visage. Elle ne veut ni ne peut regarder ces images.
Chacun a ses limites par rapport aux tragédies. Moi, pendant trente ans, je ne pouvais pas regarder d’images ni écouter de sons de mon père. J’ai tout refusé en bloc, je ne regardais aucune archive. Etrangement, avec Kate, j’ai cherché des images, j’ai voulu parler d’elle dès que je pouvais. Peut-être parce que dans le cas de mon père, tout le monde en parlait, alors que Kate n’était pas aussi connue et j’avais besoin de parler d’elle de manière plus évidente. Concernant les archives, je ne voulais surtout pas faire de mal à ma mère. Projeter ces images de Kate, c’est la limite de ce que je pouvais faire, d’ailleurs je ne l’assume pas totalement dans le film, à un moment je dis « on arrête ». Je ne voulais pas provoquer d’émotion trop facilement. À un moment, des lignes écrites par moi s’impriment sur le visage de ma mère et par la suite, au montage, je trouvais cela maladroit, mais ça s’est fait dans le direct du tournage où, et c’est cela qui fait la beauté du documentaire, il n’y a pas de 2e prise. Je l’ai dit à ma mère et elle m’a répondu : « Non, au contraire, j’aime bien, ça me cache un peu. ».
Dans le film, on voit Jo, votre benjamine, mais pas vos autres enfants, ni Lou. Vouliez-vous construire un film qui appartienne à votre mère et à vous, comme une forme de réponse inconsciente à votre jalousie d’enfance ?
Au final, oui, on peut le voir comme ça. Mais au départ, je voulais faire une partie Japon consacrée à Kate, une partie New York consacrée à moi, parce que j’y ai vécu, et la Bretagne consacrée à Lou. Je voulais que ce soit un film sur ma mère et ses trois filles. Je pensais que pendant les fêtes de Noël en Bretagne, j’allais filmer toute la famille, mes enfants, Yvan, Lou, mon neveu Marlowe, Roman le fils de Kate… Et puis Lou m’a dit que c’était mon projet, mon truc, elle ne se sentait pas d’y figurer, elle m’a dit : « Ce film, c’est toi et maman. » Sur le moment, je ne l’ai pas bien pris, mais en fait, elle n’avait pas tort. Je voulais aussi que ma fille aînée, Alice, soit dedans, pour le côté transmission entre les femmes de la famille. Finalement, elle existe dans le film parce qu’on parle d’elle. J’ai trouvé le film par un concours de circonstances successives qui a finalement sa logique. Si je résume ce film le plus simplement, c’est une envie d’intimité avec ma mère et c’est tout.
La dernière séquence résume le film et votre désir de ce film. Elle est émouvante par son contenu, une déclaration d’amour à votre mère, et par sa forme, le long plan-séquence sur votre mère au loin qui se rapproche petit à petit, votre voix off murmurée étant en partie couverte par le bruit des vagues et par la musique. Vous montrez à la fois votre envie de rapprochement, votre amour filial et la difficulté à dire cet amour.
Merci, mais tout cela est le fruit de hasards. Au moment de le tourner, je ne savais pas que ce serait le plan final. J’ai fait ce film à l’instinct, avec ma sensibilité et mon inexpérience de réalisatrice. Ma monteuse était beaucoup plus dans l’analyse, la compréhension. Quand on visionnait des bout-à-bouts, je réagissais spontanément mais je n’aurais pas su dire : « Il faut placer tel plan là. »
Si Jane a vu le film, quelle a été sa réaction ?
Elle l’a vu, c’était très important pour moi. J’avais très peur de sa réaction et je crois qu’elle a été très touchée. Elle a vu que ce film signifiait quelque chose, et que c’était un objet bienveillant.
Avec un peu de recul, ce film répond-il à votre quête incertaine au début du projet ? Avez-vous vu votre mère autrement ?
Ce film est une déclaration que je lui fais, elle l’a compris, il n’y a aucun doute. Néanmoins, il y a toujours la même pudeur entre nous. Ça ne nous a pas rendues plus expansives, mais la nature de notre relation est dite. Et ça a été un superbe prétexte pour que ce soit dit. Si l’objet est beau au final, tant mieux, mais c’était secondaire par rapport à l’expérience que j’ai pu avoir à ses côtés. On aurait d’ailleurs aimé continuer le tournage. C’était très dur de se dire que le film était terminé, qu’on avait ce qu’il fallait. On ne voulait pas que s’arrête cette excuse filmique de se voir, de se parler et de se rapprocher.
Entretien avec Jane Birkin
Quelle a été votre réaction quand Charlotte vous a proposé ce projet ?
Jane Birkin : J’ai trouvé cela excitant, j’étais très flattée qu’elle veuille passer du temps avec moi et que le sujet pourrait être intéressant. Mais au tout début du projet, j’imaginais un documentaire classique.
Charlotte dit qu’après votre premier entretien filmé au Japon, vous ne vouliez pas poursuivre le projet. Pour quelles raisons ?
L’entretien au Japon m’a un peu déstabilisée. Je voyais que Charlotte avait un cahier rempli de questions et ça m’a foutu la frousse. Je ne savais pas où allait ce film. J’avais peur que le cahier de Charlotte soit un cahier de doléances. Pendant un an, je n’ai plus voulu continuer. Ensuite, nous étions à New York pour un autre projet et elle a trouvé que ce serait dommage de ne pas faire des images. On a donc recommencé à tourner pour voir où ça irait. Et à New York, l’expérience du tournage a été plaisante, rigolote, charmante, être avec Charlotte a été un vrai plaisir. Alors je me suis habituée à ses questions et j’ai compris que son film serait très personnel, que ça ressemblerait à ce film de Bergman, Sonate d’automne. Ça me semblait bien plus intéressant qu’un documentaire classique. C’était nécessaire pour Charlotte d’entendre certaines choses qui ne sont jamais dites. Il faut savoir que quand nous avons repris ce tournage à New York, cela faisait six ans qu’elle vivait là-bas, je n’avais pas vu vraiment grandir sa petite fille, après que Kate était décédée, ils sont partis. À New York, nous avons éprouvé la joie des retrouvailles. Je pense aussi que les questions de Charlotte sont aussi intéressantes que mes réponses. Ce film est autant sur elle que sur moi.
C’est aussi, surtout, un film sur votre relation.
Bien sûr. Mais c’est très centré sur la demande de Charlotte : savoir où elle se place dans notre histoire familiale, comprendre son rôle très particulier. À partir de 13 ans, avec ses rôles au cinéma, Charlotte a connu une vie un peu à part, elle est devenue un personnage un peu mystérieux pour moi. Pendant le tournage, savoir qu’elle était aussi accessible et aussi tendre était une facette d’elle que je n’avais pas connue depuis longtemps.
Vous dites d’ailleurs dans le film que Charlotte était la plus mystérieuse de vos filles.
On ne connaît jamais totalement autrui, il y a toujours une part de mystère. Mais j’avais l’impression de mieux connaître Kate, parce que quand elle était adolescente, nous avions des bagarres frontales dans le registre classique de rébellion d’une fille contre sa mère. Ensuite, quand Kate a eu son fils Roman, elle était très présente dans ma vie. Quant à Lou, elle est ce qu’est Jo pour Charlotte, ma petite dernière. Lou était ouverte et drôle. Quand son père est parti, j’ai eu Lou pour moi toute seule et c’était une vraie rigolade. Mais en devenant adulte, Lou aussi a acquis sa part de mystère. Il y a toujours chez les autres, y compris les très proches, une part qui échappe à ce qu’on croit connaître d’eux. Comme Charlotte a été assez tôt absente de notre vie familiale, je pense qu’il était nécessaire pour elle de mesurer son importance.
Les psys disent que la place du deuxième enfant est la plus difficile quand il y a trois enfants. Charlotte confie dans le film qu’elle était jalouse de la relation entre vous et ses sœurs.
Avec le premier enfant, on a des rapports très proches, voire conflictuels, avec le troisième aussi parce que c’est le petit dernier. Le deuxième tient une place particulière. Charlotte a été professionnelle à 12 ans. Et elle a eu sa vie autonome à 14, 15 ans. Cette vie ne me concernait pas et se passait en dehors de mon regard. C’était très différent de Kate et de Lou. Charlotte avait sa vie privée et elle était très secrète avec moi. Quand Serge est mort, j’ai compris que Charlotte était sa fille à part. Ensuite, Charlotte a eu sa vie géniale avec Yvan, une vie de voyages, de famille, très riche, sans moi. C’est donc seulement maintenant que nous avons eu des conversations de fond. Charlotte avait besoin d’être rassurée, et moi aussi j’avais ce besoin parce qu’à travers tous les interviews que Charlotte a donnés dans sa vie, j’avais l’impression qu’il n’y avait que son père qui comptait.
La séquence de votre retour rue de Verneuil est très belle. Qu’avez-vous ressenti en retournant là-bas après trente ans ?
Je n’y étais pas retournée parce que la maison est à Charlotte et j’avais compris qu’elle voulait Serge pour elle. Mais dans le fond, en avais-je vraiment envie ? Je crois que j’avais peur de ce retour. Après tout, mes derniers jours dans cette maison étaient liés à l’envie de quitter ce lieu. Pendant une dizaine d’années, la vie là-bas a été une merveille, ensuite beaucoup moins. J’avais l’impression de vivre dans une galerie d’art plutôt que dans une maison de famille, c’était une des raisons de vouloir un endroit pour moi où je pourrais vivre avec mon propre bordel. J’ai adoré et détesté la rue de Verneuil. En y retournant, j’ai d’abord été surprise par le côté maison de poupée : tout était petit, étroit. Ensuite, j’ai été frappée par le charme, la beauté, l’originalité de cet endroit : c’est une œuvre d’art. Chaque objet, chaque meuble, chaque luminaire, chaque peinture sont choisis. Je le savais déjà quand j’y vivais mais, en y revenant, j’ai mesuré l’intérêt que cette maison pouvait avoir pour d’autres. Cet endroit n’a pas bougé depuis trente ans, comme dans La Belle au bois dormant. Charlotte l’a maintenue en l’état sans aucune aide, c’est aussi son œuvre. Ensuite, cette maison est liée aussi à la mort dans mon souvenir. Un dimanche pluvieux, j’y suis retournée accompagnée de Philippe Lerichomme pour découvrir Serge mort, Charlotte et Kate accrochées à son corps, Bambou à côté. C’était une horreur, une tristesse infinie… Tout cela jette un voile sombre sur la beauté de cette maison.
Dans une séquence très émouvante du film, vous parlez de Kate, de dos par rapport à un film de famille où l’on peut voir Kate enfant. Impossible pour vous de regarder ces images ?
Je crois que Charlotte éprouve la même difficulté à regarder des films où l’on voit Serge. Je peux regarder des photos de famille où l’on voit Kate, sa luminosité, je suis émue par son visage et je peux me remémorer comment était la vie à cette époque-là. Quand je la vois dans un film, je commence seulement à m’y habituer en raison des émissions où l’on montre mes films en super 8, mais je ne pourrais pas m’installer pour les visionner longtemps. Je n’ai jamais revu nos films de fêtes de Noël, ce qui est triste parce qu’on y voit aussi Charlotte et Lou. Les vies des proches comptent tellement qu’on ne peut pas les négliger, il faut saisir chaque moment d’être avec elles. Il faut essayer de ne pas rater les moments précieux qu’on passe avec ses proches.
Le film se termine sur un long et superbe plan-séquence où s’entend une déclaration d’amour filial de Charlotte à vous. Qu’avez-vous ressenti en découvrant cette séquence ?
J’étais bouleversée, y compris pendant des journées après. Je ne m’y attendais pas et c’est arrivé comme une vague. Une vague d’émotion pure.
Faire ce film vous a-t-il aidé à vous rapprocher de Charlotte, à la percevoir comme moins mystérieuse ?
Le mystère est une belle chose parce qu’il reste toujours des choses à découvrir chez chacun, on ne fait jamais le tour d’une personne, pas même de sa propre fille. On a envie de tout comprendre, de dire tout son amour, et on n’a jamais eu l’occasion de le faire par pudeur excessive. Charlotte et moi, c’est deux pudeurs ! Il n’empêche qu’elle m’a toujours impressionnée tout au long de sa vie et elle continue. Tourner ce film a été une bouleversante expérience et la beauté de l’affaire est que d’autres mères et d’autres filles pourront comprendre ce film.
Ce film vous a-t-il renvoyé à votre expérience de fille et aux rapports avec votre mère ?
Dans La Fille prodigue de Jacques Doillon, Piccoli qui joue mon père couche avec moi et c’est une manière de prouver que je suis sa fille préférée. J’avais la quarantaine au moment de ce film et après, j’ai pris un avion pour Londres, je suis allée chez mes parents, mon père dormait, j’ai emmené ma mère en haut de la maison, j’ai retiré tous mes vêtements et je lui ai demandé : est-ce que je te plais ? Est-ce que je suis devenue la personne que tu avais espérée ? Est-ce que tu me trouves jolie ? Ma mère a dit oui à tout et à peine avait-elle répondu que je suis repartie à Paris. J’avais obtenu ce que je voulais savoir. Car j’avais l’impression que ma petite sœur était la chouchou de ma mère et qu’elle admirait mon frère, son fils. Je raconte ça pour montrer que ce n’est pas rare qu’une fille recherche la confirmation de l’amour de sa mère.
Finalement, Charlotte a fait la même chose que vous, d’une autre façon, en faisant ce film.
Oui. On ne recherche pas seulement l’amour de notre mère mais aussi son admiration, sa fierté, quelque chose d’exclusif. Après coup, je me suis dit que j’avais été égoïste d’avoir secoué ma mère à ce point et de l’avoir plantée là. Cela montre l’exigence d’amour filial que l’on éprouve avec ses parents. Je pense qu’avec ce film, Charlotte a dit ce qu’elle voulait dire et je crois que cela l’a apaisée.
Ce film vous a-t-il apaisée aussi ?
Le cadeau de ce film, c’est d’avoir découvert à quel point j’étais nécessaire dans la vie de Charlotte adulte. Je l’ignorais totalement. Charlotte a un mari, une vie professionnelle énorme, je ne mesurais pas que j’étais aussi importante pour elle. Pour cela, ce film restera un bijou que je garderai toute ma vie. Surtout venant de la part de cet enfant mystérieux auprès duquel je ne savais pas non plus quelle était exactement ma place.
Les projections en entrée libre – dans la limite des places disponibles – se déroulent à Paris, dans le 2e arrondissement, près de la rue Montorgueil :
Salle Jean Dame, Centre sportif Jean Dame17 rue Léopold BellanMetro : Sentier (L3) ou Les Halles